Un voyage de coopération internationale en Papouasie-Nouvelle-Guinée m’a amenée à rédiger mes impressions et expériences dans ce pays où j’ai travaillé pendant une année. À partir de mes notes, presque encore à l’état brut, j’ai désiré donner le jour à un récit de voyage. Comment allais-je m’y prendre? Comment allais je façonner les mots, les phrases, et leur donner une facture telle que le lecteur ne s’y méprendrait pas: ce serait un récit de voyage. Une escale théorique me semblait indispensable pour offrir des assises à ma création littéraire.
Tout un chacun qui réalise un parcours initiatique au pays de la littérature de voyage découvre l’éventail lexical qui s’y rapporte: relation de voyage, récit de voyage, carnet de voyage, lettre de voyage, journal de voyage, guide de voyage, grand reportage, etc. . Ce pays est si vaste et exotique que j’on s’aperçoit qu’écrire un récit de voyage appelle rapidement à la question du genre dont il est constitutif. L’écrivain qui aborde ce type de création use-t-il de procédés littéraires sui generis? À quels procédés ferait-il appel pour confirmer à son œuvre littéraire le statut de récit qu’une expérience viatique a engendré? Nombreux sont les théoriciens qui ont tenté l’aventure de l’histoire des récits de voyage et de leur analyse. Leurs recherches ont permis l’établissement des fondements et de définitions de ce qui s’est véritablement confirmé comme genre littéraire, à savoir le récit de voyage. Certes, des écrivains se sont questionnés sur leur écriture voyageuse à propos de faits isolés, comme par exemple Victor Segalen qui s’est consacré à la problématique de l’exotisme avec son essai éponyme . Quelques chercheurs ont avancé des typologies partielles du voyage reposant sur les lieux de destination des voyageurs et sur leur enquête historique et anthropologique, comme le relève Adrien Pasquale. Dans cet ordre d’idée, l’ ambition de cet auteur, mentionnée dans la conclusion de son ouvrage Le tour des horizons, est novatrice. Il s’ agit d’établir une typologie des récits de voyage afin de répondre à la question « comment c’est fait ?, variante descriptive et analytique de la question : comment écrire? dont la réponse serait de type prescriptir». En effet, pour Adrien Pasquali, les récits de voyage ont à répondre, pour leur pratique textuelle, à des critères d’écriture qui sont tels « qu’une histoire des récits de voyage pourrait bien être envisagée comme l’histoire des réponses apportées à la question formelle ». Hélas, la mort a sans doute contrarié son projet typologique. Jusqu’à présent, à part ce critique, peu sont ceux qui se sont penchés sur l’ aspect créateur du récit de voyage. D’une certaine manière, ma recherche s’inscrit dans la lignée de cet auteur. En effet, je souhaite identifier quels seraient les éléments nécessaires pour confinner à un texte de création le statut de récit viatique, pour comprendre à la fois « comment c ‘est f ait ? » et « comment écrire ? ». C’ est pourquoi j ’emprunterai, en premier lieu, avec les théoriciens, les chemins historiques et défini toires pour tenter de résoudre des questions d’ordre créatif. L’écriture de mon voyage m’appelle donc à jalonner, au préalable, un itinéraire des récits de voyage, à accomplir, en quelque sorte, un voyage de l’ écriture.
Cependant, dans ce mémoire, il ne s’ agira pas seulement de balises théoriques. En effet, le processus de création littéraire pose, tôt ou tard, moult questionnements sur les potentialités formelles et structurelles de l’œuvre en devenir. Ainsi, l’ écriture d’un récit de voyage aborde inévitablement la question de la subjectivité de la figure tricéphale auteurnarrateur-voyageur face à la découverte de l’altérité. Qu’advient-il de cette subjectivité lorsque l’auteur navigue entre ses origines belges et sa culture québécoise d’adoption? Comment mettre en scène son « je » métissé de deux espaces francophones au cœur de la relation d’un voyage mélanésien? C’est à cette question que, dans un second temps, je tenterai de répondre par un parcours essayiste sur la création littéraire de mon récit de voyage . L’éclipse de la subjectivité au profit de l’ altérité, l’organisation de la structure du récit, le pèlerinage en génétique du récit et l’évacuation des écrits que l’on chérit font ainsi, entre autres, l’objet de mon essai sur ma pratique d’écrivaine d’un récit viatique. Ces étapes pérégrines sont nécessaires à ma démarche d’écriture pour définir la place et le ton de la narratrice de mon récit de voyage en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Cette recherche en contrées théoriques et cette introspection dans les sphères de la création ont permis l’épanouissement de mon récit de voyage, Papua Niu Guini, être seulement, présenté en dernière partie de ce travail. Je souhaite que le lecteur embrasse ce mémoire de maîtrise selon trois démarches qui ont été à la fois conjointes et parallèles, chacune ayant, sans cesse, nourri les autres.
Périodes antique et moyenâgeuse
Au regard des publications scientifiques des vingt dernières années, l’on comprend que l’ambiguïté générique du récit de voyage a partie liée avec le problème de la diversité des formes narratives d’un corpus impressionnant. L’on peut s’étonner du fait que les premières attestations du « genre» remontent à la période antique, avec des œuvres comme les Histoires d’Hérodote , l’Anabase de Xénophon ou encore celles d’Homère et de Pausanias . Ces textes, bien que construits autour d’un projet viatique, en dévoilent d’autres d’ordre historique, militaire, épique ou géographique, sans compter qu’ils laissent souvent place à des éléments fictionnels. En effet, selon Joëlle Soler, récit de voyage et fiction procèdent [ … ], dans l’Antiquité, à des échanges réciproques: la fiction se nourrit du récit de voyage, et arbore, grâce à lui, une légitime spécificité. En retour, elle permet au voyageur-écrivain, à celui des Métamorphoses [d’Ovide] par exemple; de représenter une expenence personnelle, une «marche» qui l’affecte, une pratique singulière de l’espace .
Âinsi, l’écrivaine que je suis, en quête de repères du récit de voyage, peut constater, dès l’Antiquité, la variété des axes discursifs du récit de voyage et ses éventuelles incursions fictionnelles.
Aü Moyen Âge, l’enjeü dü voyage, souvent religieux, se confilme notamment dans l’éclosion de récits de quête et de livres de pèlerinage ou de rihla du monde musulman.
Parallèlement, Le Livre des merveilles (1298) de Marco Polo reste une des œuvres viatiques emblématiques de cette époque. Avec le récit de son expérience personnelle, l’auteur rompt avec la tradition antique. Il raconte son périple depuis Venise jusqu’en Chine. Il y décrit notamment les contrées fabuleuses de Cathay jusqu’à l’évocation d’un Cipango « aux toits d’or » et enrichit son texte d’éléments mythiques et légendaires. Malgré ces aspects merveilleux, dans tout le livre, le voyageur prétend à l’objectivité. En effet, « [d]eviser le monde, c’est le décrire », comme le souligne Pierre-Yves Badel. Pourtant, «les contemporains de Marco Polo crurent que celui-ci avait fait œuvre d’imagination et ne soupçonnèrent pas que ses récits recouvraient une réalité ». C’est certainement à la fois de la volonté descriptive ainsi que de l’orientation référentielle, voire autobiographique, de l’œuvre de Marco Polo que je puis m’imprégner pour créer mon récit de voyage.
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