CRÉATION D’INFORMATION ET INSTITUTIONS
Tolérer les arrangements provisoires ou informels est un mensonge nécessaire: il y a une demande démocratique générale pour que l’État gère les services ; mais là où le bât blesse, c’est la loi, parce qu’on ne peut pas promettre cela légalement. Ou alors, ça devient obligatoire de fournir ; donc on n’a pas de loi qui dise : ‘vous devez fournir l’eau’. Comme cela n’est pas reconnu par la loi, on le reconnaît en pratique, et ils font cela en créant des exceptions et en adaptant les normes. C’est comme ça que ça marche : c’est une question de règles et de gestion de la demande. Il y a toutefois une moindre tolérance pour ces solutions illégales aujourd’hui, les choses sont de plus en plus institutionnalisées. (chercheur, think-tank delhiite, 01/08/2011) Les quartiers irréguliers se situent par définition hors du cadre de la planification urbaine. Être hors-plan, cela signifie être hors-droit, mais aussi prosaïquement hors-carte : certes, les règles urbaines ne s’appliquent pas dans les quartiers irréguliers, mais encore faudrait-il que ceux-ci soient représentés et connus. Les acteurs qui doivent y intervenir se trouvent en situation de vide institutionnel où les points de référence habituels – normes et cartes – sont inexistants. Comment faire pour signer un contrat et distribuer une facture quand il n’y pas d’adresse ? Comment estimer la quantité de câbles nécessaire sans connaître la longueur des rues ? Là encore, cette irrégularité n’empêche pas les entreprises de services d’intervenir : en l’absence de points de repères, de cadre réglementaire et de connaissance formalisée elles trouvent d’autres mécanismes d’ordre institutionnel pour s’orienter juridiquement et spatialement.
On entend ici ‘informalité’ non pas de manière négative, mais tout simplement comme un état dérégulé, ambigu et dérogatoire sur le plan juridico-légal (Roy 2009b) : les quartiers sont informels parce qu’ils se trouvent dans une situation de vide réglementaire, une zone grise. Sans institutions, les acteurs ne peuvent pas situer leur action dans un cadre stabilisé. Les tenants du nouvel institutionnalisme défendent qu’il faut alors créer de nouvelles institutions (Guha-Khasnobis et al. 2006; Ostrom 1996) ; dans le champ de la planification urbaine, le ‘design institutionnel’ est envisagé comme une solution pour améliorer la gouvernance et la coordination (Alexander 2005). Sur le terrain cependant, il apparaît qu’il existe déjà des institutions à l’œuvre qui structurent de fait les comportements et les actions, bien qu’elles soient hors du cadre officiel de la planification urbaine (Baharoğlu & Leitmann 1998; Leitmann & Baharoğlu 1998). Les qualifier d’‘informelles’ est cependant trop réducteur : ces institutions constituent des pratiques intermédiaires où formel et informel s’interpénètrent (Roy 2005; Roy 2011a). Différents travaux identifient une variété d’outils institutionnels stabilisateurs à l’œuvre : sur le plan formel, afin de combler le manque de réglementation adaptée, la création de droit ad hoc pour les quartiers irréguliers vient compenser les règles planificatrices déficientes (McAuslan 1993; 1994) ; par ailleurs, la création de connaissance par des exercices de cartographie (Archer et al. 2012; Farouk & Owusu 2012; Patel & Baptist 2012) ou d’adressage (Farvacque-Vitkovic et al. 2005) sert à la fois de mode de reconnaissance des quartiers irréguliers et d’outil de gestion ; enfin, pour dépasser l’idée d’ingénierie institutionnelle ex nihilo, la notion de bricolage permet de rendre compte de l’existence d’institutions qui, ni neuves ni anciennes, ni formelles ni informelles, sont le résultat d’une transformation d’institutions existantes en outils opérationnels adaptés (Cleaver 2001; 2002a; Merrey & Cook 2012). Toute cette littérature montre que loin d’être sans règles, il existe une variété d’institutions supports pour intervenir dans les quartiers irréguliers (Rakodi 2001). La question qui se pose alors est de savoir lesquelles promouvoir, en fonction de leurs effets en situation. Pourquoi et comment certaines institutions prennent-elles racine et acquièrent-elles une légitimité, tandis que d’autres échouent à servir d’outil efficace à l’action publique et de cadre de référence aux acteurs ?