Contrôles naturels et anthropiques de la structure et de la dynamique des forêts riveraines des cours d’eau
Comparaison inter-tronçons de la croissance radiale brute
En termes de croissance radiale brute, les valeurs mesurées varient régionalement entre 0,06 et 0,83 cm par an, autour d’une moyenne de 0,284 cm (tab. 2.IX). Au sein de cet ensemble, nous pouvons distinguer : • les tronçons du Rhône situés à l’amont de Lyon et celui de l’Arve pour lesquels la croissance est supérieure à la moyenne (surtout Brégnier-Cordon et Méant dont les valeurs sont plus fortes et la variabilité inter-individus moindre), • les tronçons du Rhône situés à l’aval de Lyon et celui de l’Ain avec des valeurs légèrement inférieures à la moyenne régionale (entre -5% et -%) et • le tronçon de la haute Drôme, avec une croissance moyenne nettement inférieure aux autres tronçons et une très forte variabilité entre les individus (CV = 0,53). Tableau 2.IX – Comparaison inter-tronçons des croissances individuelles du frêne Tronçon Croissance radiale moyenne (cm/an) Min / Max Coefficient de variation Ecart à la moyenne (%) En première analyse, la croissance semble donc répondre à un gradient hydro-climatique de conditions avec : • un accroissement ligneux plus fort sur les sites enregistrant des hautes eaux en période de végétation, • des valeurs intermédiaires dans les contextes de hautes eaux hivernales, et • des croissances encore plus faibles sur le tronçon le plus méridional. Cependant, quatre éléments nous amènent à discuter ce résultat : la variabilité écologique des unités étudiées, la variabilité de l’âge des individus, l’existence de contrôles locaux et l’évolution temporelle de la croissance et des conditions de milieux.
Les conditions écologiques
La composition floristique et les caractéristiques pédologiques des placettes nous permettent de les placer sur un gradient d’hygrophilie avec : • des conditions mésophiles pour l’Ain, Pierre-Bénite et, en partie, la Platière ; • des conditions mésohygrophiles pour Brégnier-Cordon et, en partie, la Platière et l’Arve ; • et des stations sensiblement plus humides (présence importante d’aulnes et de saules blancs, traces d’hydromorphie dans le sol) sur le Méant, la Drôme et l’Arve. La figure 2. montre qu’une part importante des différences régionales peut être imputée à ces disparités écologiques, puisque des croissances significativement plus fortes sont observées dans les stations les plus humides. Cependant, ce déterminisme ne permet pas d’expliquer, par exemple, la croissance moyenne observée sur la Drôme ; dans ce cas, d’autres facteurs interviennent (cf. § 3.3). Figure 2. – Croissance moyenne des frênes en fonction du degré d’hygrophilie du site, les lettres indiquent les groupes homogènes (ANOVA, p < 0,05) Chap 2-B – Evolution de la croissance ligneuse sous contrainte fluviale 99
L’âge des individus
La deuxième difficulté d’interprétation de ces résultats est liée au fait que, pour des conditions de milieu invariantes, la croissance des individus diminue avec l’âge (Cook & Kairiukstis, 90). Nous avons donc construit un modèle « croissance/âge » par ajustement polynomial (sans terme constant) à partir de 374 individus provenant de l’Ain, de l’Arve, du Rhône et de la Drôme (fig. 2.24A). De nombreux individus présentent une croissance soit supérieure soit inférieure à ce modèle ; pour analyser la structuration géographique de ces écarts, les résidus ont été rassemblés par site (fig. 2.24B). Les deux sites du Rhône en amont de Lyon présentent des croissances nettement supérieures au modèle, surtout sur le site de Brégnier-Cordon ; à l’inverse les valeurs observées sur la Drôme sont significativement inférieures au modèle. Le cas de l’Arve est intéressant : en effet, alors qu’il présente une croissance brute supérieure à la moyenne ( %, tab. 2.IX), en termes de rapport rayon/âge les écarts au modèle sont significativement proches de 0. Cela démontre bien un effet « âge » et une surévaluation des croissances pour les jeunes individus (âge moyen de 25 ans contre 35 sur l’ensemble des individus). Cela permet également de relativiser la prépondérance des conditions écologiques, puisqu’il apparaît que les stations humides de l’Arve présentent en réalité la même concordance au modèle de croissance que les sites mésophiles de l’Ain et de Pierre-Bénite. Figure 2.24 – Modèle de croissance, A) relation « rayon/âge », B) écarts au modèle pour les différents tronçons 3.3. Les contrôles locaux Derrière ce modèle régional de croissance, et malgré des différences inter-tronçons sensibles, il existe également une forte variabilité de la croissance au sein d’un même tronçon. La Drôme illustre bien cette variabilité locale et introduit ainsi une autre échelle d’analyse des contrôles de la croissance ligneuse qui sera traitée en détail pour l’Ain dans la partie E de ce chapitre (cf. p. 1). En effet, si globalement les quatre sites de ce tronçon semblent présenter une croissance inférieure à la moyenne à l’échelle de la région, ce résultat masque en réalité une forte variabilité intra-tronçon. Les échantillons proviennent de 4 sites différents, or le site de référence est conforme au modèle régional, alors que les trois autres sites s’en écartent Chap 2-B – Evolution de la croissance ligneuse sous contrainte fluviale 0 fortement (fig. 2.25). Or, ces trois derniers montrent une structuration géographique amont/aval qui s’explique par un contrôle hydrologique local. En effet, les mesures ont été réalisées sur trois transects situés à respectivement 00, et 00 m à l’amont du seuil des Tours, construit en 62 pour casser la pente et piéger les sédiments. Ce seuil crée une stabilisation, voire un exhaussement, du chenal et donc un relèvement de la nappe, qui affecte de façon de moins en moins perceptible les boisements vers l’amont. Sur le transect le plus proche du seuil, la placette est située à seulement 40 cm au-dessus du chenal (contre 1 cm pour les deux autres transects), la nappe est donc assez proche de la surface ; ce site présente l’écart au modèle général le plus important. Cet exemple illustre le caractère limitant du facteur hydrique dans le cas d’un excès d’eau. Figure 2.25 – La haute Drôme, A) localisation du site, B) localisation des transects (Piégay et al., 04), C) écart au modèle de croissance « rayon/âge » pour les placettes de la Drôme, les lettres indiquent les groupes homogènes (ANOVA, p < 0,05) 3.4. La non prise en compte de l’évolution de la croissance L’approche basée sur une comparaison des conditions et des croissances moyennes permet une première analyse intéressante à l’échelle régionale, mais elle masque complètement l’évolution temporelle de cette croissance. Or, sur la plupart des cours d’eau du bassin rhodanien, l’hypothèse d’une stabilité temporelle des conditions hydro-morphologiques d’un tronçon à l’échelle d’un demi-siècle est peu réaliste. Ainsi, tous les tronçons ont enregistré des modifications susceptibles d’affecter le fonctionnement hydrologique local : incision du chenal, pompage dans la nappe d’accompagnement, dérivation du débit pour la production hydroélectrique… Nous allons donc, dans les deux parties suivantes, analyser les facteurs de contrôle, d’une part de l’évolution de la croissance à moyen terme sur les marges de l’Ain et du Rhône et, d’autre part de la croissance ligneuse à court terme à l’échelle intra-tronçon, en prenant l’exemple de la basse vallée de l’Ain. Chap 2-B – Evolution de la croissance ligneuse sous contrainte fluviale 1 D/ Contrôles locaux de l’évolution de la croissance radiale 1. Objectif Afin de caler temporellement les contrôles de la croissance radiale du frêne, quatre tronçons ont fait l’objet d’une étude rétrospective de cette croissance. Le choix des tronçons étudiés a été fait sur des bases hydro-géomorphologiques, l’objectif étant de sélectionner un ensemble de situations contrastées. Le principal critère de sélection implique que le tronçon et les communautés riveraines aient enregistré une modification de la disponibilité en eau. Les facteurs modifiant ces conditions sont, dans notre cas, l’évolution verticale du chenal principal (facteur indirect) et donc de la nappe d’accompagnement, la dérivation du débit (facteur direct) et le pompage dans la nappe d’accompagnement (facteur direct). Nous avons retenu cinq types de tronçons sur le Rhône et l’Ain (tab. 2.X). L’objectif est ainsi de comparer l’évolution conjointe des facteurs abiotiques de contrôle (climat, hydrologie, morphologie) et de la croissance radiale. Tableau 2.X – Caractéristiques des tronçons étudiés Contrôle Caractéristiques Date Localisation Dérivation du débit 66 Aménagement de Pierre-Bénite, île de Ciselande Rabattement du niveau de la nappe par des pompages deuxième moitié du e s. Dérivation du débit 77 Aménagement de Péage-deRoussillon, île de la Platière Direct Dérivation récente du débit 84 Aménagement de Brégnier-Cordon, île des Molottes Incision récente deuxième moitié du e s. Indirect Stabilité, voire exhaussement récent deuxième moitié du e s. Basse vallée de l’Ain
Construction et analyse des chroniques de croissance
Pour analyser l’évolution de la croissance, la première étape consiste à construire la chronique de référence pour les sites d’études à partir des carottes dendrologiques échantillonnées.
Correction de l’effet âge
Lorsque les conditions de milieu sont stables, la croissance des individus diminue avec l’âge. Pour compenser cet effet âge, les longueurs brutes des cernes sont généralement transformées par des modèles (linéaire, quadratique, cubique, exponentiel, exponentiel négatif…), mais cela individuellement (Cook & Kairiukstis, 90 ; Tardif & Bergeron, 93 ; Orwig & Abrams, 97 ; Pan et al., 97 ; Abrams et al., 98 ; Astrade et al., 98 ; Zhang et al., 99). La tendance est donc supprimée au niveau de chaque carotte et les séries obtenues Chap 2-B – Evolution de la croissance ligneuse sous contrainte fluviale 2 sont stationnaires pour chaque individu. Or, c’est justement la tendance qui nous intéresse ici et non l’identification d’années caractéristiques, comme dans le cadre de la plupart des études qui cherchent à maximiser les réponses annuelles. Pour atténuer cet effet âge, nous avons calculé un indice de croissance (Ic) qui, pour chaque individu, prend en compte non seulement la largeur brute de chaque cerne (Rt), mais aussi une fonction de l’âge (Gt) (Cook et al., 90). La fonction « âge » utilisée n’est pas individuelle, mais correspond à une moyenne sur plus de 0 individus. Icn = log Rtn – log Gt avec Icn = indice de croissance pour l’année n Rtn = largeur mesurée du cerne de l’année n Gt = largeur estimée en fonction de l’âge La fonction Gt a été déterminée par ajustement polynomial à partir d’un jeu de 5 carottes issues des différents sites, avec des conditions de milieu contrastées, afin de s’abstraire de la variabilité locale (Cook et al., 90). La fonction Gt donne, pour un âge donné, la largeur moyenne des cernes de tous les individus mesurés à cet âge précis, quel que soit le contexte écologique (fig. 2.26). La valeur de Ic varie autour de zéro ; cet indice enregistre des valeurs positives lorsque la croissance d’un frêne est supérieure à la croissance moyenne des individus du même âge, et des valeurs négatives pour une croissance inférieure à la moyenne. Lorsque Ic est nul, cela signifie que l’individu présente une croissance égale à la croissance moyenne de tous les autres frênes au même âge. Cet indice a été calculé pour chaque individu et pour chaque année. La chronique de référence du site est ensuite construite en calculant, pour chaque année, la valeur moyenne des indices des individus. Pour limiter le bruit lié à un nombre trop faible d’individus, la chronique débute dès que le calcul de la moyenne porte sur plus de individus. Figure 2.26 – Modèle de correction de l’effet âge construit à partir de la largeur brute, moyenne calculée sur 5 individus provenant de tous les sites, intervalle de confiance à 95 % et ajustement polynomial .
Recherche de seuils dans les chroniques
Si, dans le cas des chroniques hydrologiques et climatiques, il est possible de faire l’hypothèse que les observations annuelles sont indépendantes entre elles, cette hypothèse n’est pas valide pour les chroniques de croissance radiale. En effet, la croissance d’une année « n » est liée non seulement aux conditions de l’année « n » mais aussi aux conditions et à la croissance des années précédentes (Tardif & Bergeron, 93 ; Luszczak-Clussmann, 95 ; Tardif & Bergeron, 97). La portée de cette autocorrélation temporelle est variable selon les espèces, les individus et l’âge des arbres. De fait, les seuils dans les chroniques ont été déterminés en utilisant le test non paramétrique de Pettitt basé sur le test de Mann Whitney (Pettitt, 79). Les calculs ont été effectués par une routine programmée par E. Leblois (CEMAGREF). L’hypothèse nulle de ce test est l’absence de rupture dans la série Xi de N données. La métrique de ce test (Ua,N) considère que, pour chaque année « a » variant entre 1 et N, les deux séries Xi (i variant de 1 à a) et Xj (j variant de a+1 à N) sont issues de la même population. La valeur testée correspond au maximum (en valeur absolue) de Ua,N : ∑ ∑= + = = d i N j a Ua N Dij 1 1 , avec D XX ij i j = − sgn( ) sgn( ) X = 1 si X > 0 ; 0 si X = 0 et -1 si X < 0 3. Evolution des conditions climatiques et hydrologiques générales Afin de déceler d’éventuelles influences des conditions hydro-climatiques, nous avons analysé l’évolution de ces conditions sur les sites d’étude au cours des 50 dernières années.
Sélection des variables
Deux indicateurs décrivant les conditions climatologiques des tronçons étudiés ont ainsi été pris en compte : • précipitations : cumuls durant la période de végétation (mars à octobre) ; • températures : moyennes durant la période de végétation. Ces données proviennent des stations météorologiques les plus proches des sites d’étude, à savoir : Ambérieu-en-Bugey pour la basse vallée de l’Ain, Belley pour le haut Rhône, Bron pour Pierre-Bénite et Sablons pour Péage-de-Roussillon. Les indicateurs retenus ont été sélectionnés au sein d’un jeu plus vaste comprenant d’autres variables, ces dernières n’ayant pas été retenues dans la mesure où elles sont significativement redondantes avec les premières : • précipitations : cumuls annuels, nombres de jours par an et en période de végétation, Chap 2-B – Evolution de la croissance ligneuse sous contrainte fluviale 4 • températures : minimales annuelles et durant la période de végétation, maximales annuelles et durant la période de végétation, nombre de jours de gel. Pour les débits de chaque tronçon, les données exploitées sont issues des stations de mesure les plus proches de chaque site, à savoir : Chazey-sur-Ain pour l’Ain (chronique depuis 60), Ternay pour Pierre-Bénite et Péage-de-Roussillon (depuis 49) et Sault-Brenaz pour BrégnierCordon (depuis 49). Nous avons utilisé les débits moyens annuels ainsi que les débits moyens en période de végétation. L’existence d’une rupture dans la chronique a été évaluée par le test de Pettitt (Pettitt, 79).
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