Contribution à l’étude du genre dramatique des saṭṭaka, pièces en langue prakrite

Qu’est-ce que le saṭṭaka ? 

Indépendamment du fait qu’à l’époque de Lévi, les saṭṭaka tardifs n’avaient pas encore été découverts, sa remarque concernant les difficultés que présente ce genre n’est pas sans fondement.

Le saṭṭaka est un genre hybride du théâtre classique indien (saṃkīrṇa-rūpaka), apparenté à un autre genre similaire, la nāṭikā. Tous deux sont des comédies amoureuses en quatre actes, se caractérisant par l’emploi de nombreux personnages féminins, ainsi que par l’usage abondant de danses, de chants et de musique. Le dénouement est toujours heureux, comme nous le trouvons dans la Ratnāvalī et la Priyadarśikā de Harṣa (VIIe siècle, Kannauj). En raison de cet aspect musical et de la gaieté que représentent ces genres hybrides, la nāṭikā a été notée parmi les dix grands genres dramatiques (rūpaka) dans les traités sur l’art théâtral indien, et a joui d’une grande popularité au sein des cours royales.

Bien que le saṭṭaka ne se distingue de la nāṭikā que par l’omission de deux procédés (arthopakṣepaka) servant à introduire l’histoire avant chaque acte (le reste étant conforme aux règles du théâtre classique), ce genre n’a été apprécié que grâce à la Karpūramañjarī de Rājaśekhara (IXe -Xe siècles, Kannauj). Ce qui a prioritairement attiré l’attention des savants, c’est le choix de la langue de l’auteur, d’où également le renom de cette pièce. Alors que, dans une nāṭikā, conformément aux règles plurilinguistiques du théâtre classique, le sanskrit et certains dialectes prakrits sont attribués à divers personnages pour indiquer leur statut social, dans la Karpūramañjarī, tous les personnages parlent une seule et même langue sans distinction : le prakrit.

À partir du moment où le prakrit a cessé d’être la langue des inscriptions et de la communication dans la vie quotidienne, vers le début de notre ère, elle s’est développée, parallèlement au sanskrit, en tant que langue littéraire. Le Nāṭyaśāstra (IIe -IVe siècles) indique ces deux langues comme étant aptes à la récitation (pāṭhya) et le Kāmasūtra (VIe -VIIe siècles) les considère comme deux langues cultivées par les gens lettrés (nāgarika).

La langue prakrite, à partir de la Sattasaī de Hāla (Ie siècle) qui est devenue le standard de la poésie amoureuse (śṛṅgāra-kāvya), a été reliée au sentiment de l’amour (śṛṅgāra-rasa). Dans le même temps, cette langue a été considérée comme la plus appropriée au chant (geya) en raison de sa musicalité (śruti-sukha). Néanmoins, les idées sur ces deux aspects du prakrit ont été développées tardivement. Les théoriciens de l’art poétique ont élaboré le concept des qualités phonétiques (vṛtti) applicables au sanskrit. Certains phonèmes de cette langue ont été qualifiés d’« âpres » (paruṣa), d’autres de « doux » (madhura). Il a ensuite été observé que de nombreux phonèmes « âpres » du sanskrit étaient absents dans la langue prakrite. C’est cette langue littéraire (kāvya-bhāṣā), « douce de nature », que Rājaśekhara a choisie pour sa Karpūramañjarī.

Cinq poètes tardifs ont composé des saṭṭaka : Nayacandra Sūri (Gwalior, XIVe -XVe siècles) la Rambhāmañjarī, Rudradāsa (Calicut, XVIIe siècle) la Candralekhā, Viśveśvara Paṇḍita (Kāśī, XVIIe -XVIIIe siècles) la Śṛṅgāramañjarī et Ghanaśyāma (Thanjavur, XVIIIe siècle) l’Ānandasundarī. Selon les ouvrages de Ghanaśyāma, celui-ci est l’auteur de deux autres saṭṭaka additionnels. Nous savons, de par sa propre référence dans son Prākṛtasarvasva, que Mārkaṇḍeya (Triveṇī, XVe -XVIe siècles) a également composé un saṭṭaka intitulé Vilāsavatī.

Entre Rājaśekhara et Nayacandra Sūri presque cinq siècles se sont écoulés. Nous ne connaissons aucune autre pièce de ce genre dramatique durant cette époque, ni non plus aucune référence. En revanche, la Karpūramañjarī a provoqué des discussions, et cette période a été marquée par une théorisation zélée. Les théoriciens ont ainsi tenté de préciser divers éléments du saṭṭaka qui n’ont cependant pas été définis : quelles peuvent donc être ses langues (bhāṣā) ? Quels sont ses chaînons dramatiques (saṃdhi) ? Ses styles dramatiques (vṛtti) ? Ses sentiments (rasa) ? Le personnage du héros et le type d’héroïne à appliquer dans le saṭṭaka et la nāṭikā ont également fait l’objet de spéculations. Apparenter le saṭṭaka aux genres majeurs ou mineurs a aussi été un sujet ayant suscité les débats.

Le kāvya, forme littéraire comportant des textes en prose (gadya) et en vers (padya), est l’un des plus complexes et des plus sophistiqués, avec de nombreuses règles de l’art poétique (kāvyālaṃkāra) imposées aux poètes. Cette forme littéraire comporte plusieurs variétés (mahākāvya, campū, kathā, etc.), parmi lesquelles figure le texte (itivṛtta) des pièces de théâtre (nāṭaka). Si une pièce est composée en une langue qui, depuis plusieurs siècles, a cessé d’être le moyen naturel de communication dans la vie quotidienne, et qui est peu cultivée parmi les savants bilingues, parlant une langue vernaculaire et instruits en sanskrit, l’exercice poétique demande, effectivement, une connaissance et un effort supplémentaire. Bien que lire un texte en prakrit, surtout s’il est accompagné d’une traduction sanskrite (chāyā), puisse aider le lecteur dans sa compréhension, dans une pièce de théâtre, les spectateurs sont totalement dépourvus de cette facilité. Ainsi, écrire un saṭṭaka, comme assister à sa représentation, ressemble plutôt à une « acrobatie » poétique et linguistique réservée aux intellectuels privilégiés, ou bien, comme l’écrit Lévi, aux plus « audacieux ».

Pourquoi le saṭṭaka ? 

Quoi que les œuvres de Rājaśekhara soient souvent citées dans les recueils de strophes (subhāṣita) et que ses idées sur l’art poétique soient évoquées, voire même textuellement reprises dans les traités des théoriciens tardifs, tels qu’Abhinavagupta, Bhoja, Kṣemendra et Hemacandra, les savants occidentaux des XIXe et XXe siècles ont récusé les compétences poétiques, dramatiques et linguistiques de ce poète. Gray (1875–1955) et Warder (1924-2013) lui ont restitué une certaine appréciation littéraire et les chercheurs, depuis le XXIe siècle attachent un peu plus d’importance aux informations que ses œuvres fournissent. L’influence et le génie de Rājaśekhara se manifestent particulièrement dans la tradition du théâtre en langue prakrite qu’il a créée avec le renouveau d’un genre dramatique, le saṭṭaka.

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Sa Karpūramañjarī est devenue la référence de ce genre, souvent citée et analysée par les théoriciens, puis copiée par les auteurs tardifs. Néanmoins, cette œuvre transcende la limite de son propre genre car certaines de ses scènes sont également devenues des exemples à appliquer dans la satire (prahasana). Toutefois, ce ne sont pas les seules raisons pour lesquelles le saṭṭaka devrait être étudié.

Peu de pièces de théâtre du Moyen Âge indien ont été traitées et examinées. Pourtant, cette période possède un patrimoine théâtral très riche, et constitue, de plus, une transition entre les pièces de l’Inde ancienne et moderne. Le saṭṭaka, genre similaire à la nāṭikā, fait partie intégrante de l’héritage de la tradition du théâtre classique indien. Les cinq pièces de ce genre qui nous sont parvenues embrassent cette époque : la première a vu le jour au Xe siècle et la dernière date du XVIIIe siècle.

Ce genre est unique parmi les dix genres traditionnels du théâtre indien ancien, d’abord en ce que sa langue est le prakrit, et non le sanskrit, une langue littéraro vernaculaire ou vernaculaire. Entre l’apparition du premier saṭṭaka et du dernier, la formation et l’utilisation de la langue prakrite ont beaucoup évolué. Comme les cinq pièces appartiennent au même genre littéraire, une étude linguistique peut permettre de saisir l’évolution de cette langue.

Ces pièces du genre saṭṭaka, œuvres de grands poètes de cette période étendue, sont riches en éléments historiques et culturels. Elles sont également accompagnées d’instructions scéniques, essentielles pour l’histoire des représentations théâtrales en Inde.

Parmi ces œuvres, le texte de la Karpūramañjarī a été publié maintes fois. Il s’agit du saṭṭaka qui possède le plus grand nombre de traductions (trois en anglais, une en italien, une en hindi et en d’autres langues indiennes) et d’études. Les autres pièces de ce genre, bien que leur texte ait été publié, ont attiré une moindre attention ; seule la Rambhāmañjarī a été traduite en anglais et la Śṛṅgāramañjarī en hindi. Aucune traduction française n’en a été réalisée jusqu’à nos jours.

Pendant longtemps  , le Nāṭyaśāstra, le Daśarūpaka et le Sāhityadarpaṇa ont été considérés comme des traités sur l’art dramatique indien par excellence. Pour Viśvanātha, le saṭṭaka est un genre « mineur » (uparūpaka) ; de ce fait, les savants occidentaux ont suivi cet avis comme une évidence absolue. La langue de la Karpūramañjarī a cependant été mal comprise. Ce malentendu provient du fait que seuls les critiques de Mārkaṇḍeya, les règles plurilinguistiques du théâtre classique et les commentaires des exégètes sanskritistes ont été pris en compte.

Les travaux plus récents  ont contribué à une meilleure connaissance de ce genre. Cependant, la majorité de ces études vise uniquement la Karpūramañjarī, et si quelques-unes portent sur les saṭṭaka tardifs, elles ne sont pas approfondies. La majorité de ces recherches se concentre uniquement sur l’œuvre en question, sans prendre en compte d’autres éléments importants : le style de l’auteur, l’influence de son époque, chaque auteur devant être évalué dans son propre contexte stylistique, historique et culturel, mis en relation avec la théorie dans laquelle il s’inscrit. Personne n’a tenté de comprendre la Karpūramañjarī en s’appuyant sur la Kāvyamīmāṃsā de Rājaśekhara. C’est pour cette raison que nous avons choisi de mener une étude approfondie, basée en priorité sur les sources primaires.

Table des matières

INTRODUCTION
1 AUTEURS, ŒUVRES ET CONTEXTE HISTORIQUE
1.1 Rājaśekhara (IXe-Xe siècles, Kânnauj, Uttar Pradesh) : novation et licence poétique
1.1.1 Généalogie familiale
1.1.2 Tradition poétique
1.1.3 Patronages royaux : les rois hindous Gurjara-Pratīhāra et Kalacuri
1.1.4 Éléments culturels et historiques dans la Karpūramañjarī
1.2 Nayacandra Sūri (XIVe-XVe siècles, Gwalior, Madhya Pradesh) : audace et ironie
1.2.1 Appartenance religieuse
1.2.2 Lignage poétique
1.2.3 Le héros de la Rambhāmañjarī : Jayacandra, dernier roi hindou Gāhaḍavāla de Kânnauj
1.2.4 Patronage royal : le clan Tomara
1.3 Mārkaṇḍeya (XVe-XVIe siècles, Triveṇī, Orissa) : expertise grammaticale et littéraire
1.3.1 Œuvres et patronages
1.3.2 Lignage familial et style poétique
1.3.3 Contexte historique et culturel
1.4 Rudradāsa (XVIIe siècle, Calicut, Kérala) : humilité et diligence
1.4.1 Sa caste et son engagement pour la poésie
1.4.2 Le héros de la Candralekhā : Mānaveda II, roi Zamorin de Calicut
1.4.3 La fête de l’équinoxe vernal à la gloire de Mānaveda
1.5 Viśveśvara Pāṇḍeya (XVIIe-XVIIIe siècles, Bénarès, Uttar Pradesh) : logique et élégance
1.5.1 Lignage familial et éducation poétique
1.5.2 Un savant polyvalent : poète, théoricien, logicien et exégète
1.5.3 Bénarès, carrefour culturel et religieux
1.6 Ghanaśyāma (XVIIIe siècle, Thanjavur, Tamil Nadu) : vantardise et sarcasme
1.6.1 Liens familiaux
1.6.2 Le poète : sa personalité, son style et ses œuvres
1.6.3 Le ministre Marathe à Thanjavur
2 LE RENOUVEAU D’UN GENRE DRAMATIQUE
2.1 Rājaśekhara : le saṭṭaka et la nāṭikā sont « frère et sœur »
2.2 Pourquoi abandonner le sanskrit en faveur du prakrit ?
2.2.1 La singularité de l’expression fait la poésie
2.2.2 La langue prakrite est naturellement douce
2.3 Deux stances, une réponse
CONCLUSION

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