« Construire le mouvement féministe en Namibie » au lendemain de l’indépendance

« Construire le mouvement féministe en Namibie » au lendemain de l’indépendance

La Namibie sur la route de l’indépendance (1915-1989) 

L’indépendance officielle de la Namibie date du 21 mars 1990. Avant de pouvoir acquérir cette souveraineté étatique complète, le pays a dans un premier temps été colonisé par le Reich allemand, de 1884 à 1915, puis par l’Afrique du Sud, de 1915 à 1989. Suite à une longue guerre d’indépendance, Pretoria abandonna finalement toute prétention sur le territoire, en acceptant l’application de la résolution 435 de l’Organisation des Nations unies, le 22 décembre 1988. C’est donc à ce moment-là que la Namibie put s’engager dans un processus de transition démocratique. 

La colonisation allemande au mandat sud-africain (1884 – années 1960)

En 1884, suite à l’arrivée du marchand allemand Franz Lüderitz sur les côtes namibiennes, l’Empire de Guillaume Ier décida de prendre possession des terres allant du fleuve Orange au fleuve Kunene (à l’exception de Walvis Bay, une zone sous domination britannique), jusqu’alors non revendiquées par les autres puissances européennes : elles furent rebaptisées le Sud-Ouest africain allemand. Imprégnés des idéologies darwinistes et racistes de l’époque, les colons allemands exproprièrent les populations locales de leurs terres et les réduisirent à un asservissement économique, ce qui conduisit à un soulèvement armé des Hereros et des Namas en 1904. D’emblée, cette rébellion fut perçue comme une menace pour l’expansion de la nation allemande et, plus généralement, pour la « race blanche » : ce qui était une guerre coloniale se transforma en une guerre raciale, à présent reconnue comme l’un des premiers génocides du vingtième siècle. Faisant l’objet d’ordres d’extermination, les Hereros et les Namas furent traqués et, dès 1905, furent abandonnés à la mort dans des camps de concentration. Aujourd’hui, on estime que près de 80% de la population herero et 50% de la population nama ont péri au cours de ces événements4 . La question du génocide n’a pu ressurgir qu’au moment de l’indépendance, lorsque la colonisation sud-africaine et sa poursuite des 3 Sauf mention contraire, la majorité des dates et des évènements cités dans cette sous-partie sont tirés de l’ouvrage de Christian Bader : Christian Bader, La Namibie, Paris, Karthala, 1997 ; et plus particulièrement de trois de ses chapitres : « L’ère des colons », pp. 83-104 ; « L’émergence du nationalisme namibien », pp. 105-125 ; « La longue marche vers l’indépendance », pp. 127-146. 4 Jürgen Zimmerer, « War, Concentration Camps and Genocide in South-West Africa : the First German Genocide », pp. 41-63, in Jürgen Zimmerer, Joachim Zeller (ed.), Genocide in German South-West Africa : the Colonial War of 1904-1908 and its aftermath, Berlin, Merlin Press, 2008 (réédition). 6 politiques ségrégationnistes allemandes prirent fin à leur tour. Ce n’est qu’à ce moment que les descendants des victimes purent se réapproprier ce fragment de l’histoire namibienne. C’est en effet l’armée sud-africaine qui mit un terme à l’ère coloniale allemande, en envahissant le territoire avec l’aide de l’armée britannique, le 9 juillet 1915. Le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, confirma la fin de l’occupation allemande et, le 17 décembre 1920, l’Afrique du Sud se vit attribuer par la Société des Nations (SDN) un mandat dit « de type C » sur le Sud-Ouest africain. L’article 22 du « Pacte de la Société des Nations », contenu dans le Traité de Versailles, définit ce mandat comme étant réservé à des territoires qui : « par la suite de la faible densité de leur population, de leur superficie restreinte, de leur éloignement des centres de civilisation, de leur contiguïté géographique au territoire du mandataire, ou d’autres circonstances, ne sauraient être mieux administrés que sous les lois du mandataire, comme une partie intégrante de son territoire […]. »  Ainsi chargée d’administrer le Sud-Ouest africain, l’Afrique du Sud commença par mettre en place des lois ségrégationnistes, dans un premier temps promulguées par le gouvernement de Jan Smuts : au sud du territoire, les terres étaient ainsi réservées aux blancs et au développement de leurs entreprises agricoles ; au nord, les populations noires devaient être regroupées au sein de réserves, définies selon les « ethnies » et soumises à l’autorité d’un chef local, désigné par l’administration blanche. C’est à cette époque que les régions du Caprivi Oriental, du Damaraland, du Hereroland, du Kaokoveld, de l’Okavango et de l’Ovamboland furent créées. Au sein même d’une zone et d’une zone à l’autre, les déplacements des populations noires étaient soumis à des contrôles très stricts et étaient conditionnés à l’obtention d’un laissez-passer et/ou d’un contrat de travail. Ces mesures peuvent être considérées comme les prémices de la politique de division et de restructuration « ethnicoraciale » de la société namibienne, poursuivie par Pretoria dans les années 1960. En 1962, le gouvernement de Hendrick Verwoerd confia au gouverneur du Transvaal, Fox H. Odendaal, le soin de préparer une « Commission d’enquête sur les affaires du Sud-ouest africain ». Publié et approuvé par l’Afrique du Sud en 1964, le rapport de la commission Odendaal prévoyait la création de dix homelands (aussi appelés les bantoustans) réservés aux populations noires et aux Basters6 , qui furent établis à partir des réserves et de territoires rachetés aux populations 5 Traité de Versailles : Reproduction intégrale du texte officiel remis à la délégation allemande le 16 mars 1919 et signé le 28 juin 1919, Paris, Berger-Levrault, 1919, p. 20. 6 Christian Bader, La Namibie, 1997, p. 91 : les Basters sont des « populations de métis, issues des unions qui lieu au XVIIIe siècle dans la province du Cap entre des colons néérlandais et des femmes nama. » 7 blanches : le Caprivi Oriental, le Damaraland, le Hereroland, le Kaokoveld, le Kavangoland, le Namaland, l’Okavangoland, l’Ovamboland, Rehoboth, le Tswanaland furent ainsi destinés à connaître un développement économique et social séparé dès 19687 . Lors de son accession à l’indépendance, la Namibie se vit confrontée à son passé colonial, acharné à la « racialiser » et à l’« ethniciser », et fut donc contrainte à tenter de retrouver un semblant d’unité au sein d’une nation divisée. 

La montée en puissance des mouvements nationalistes (1945 – 1966) 

L’année 1945 est aujourd’hui considérée comme une année de rupture pour le SudOuest africain : c’est à ce moment que le mandat précédemment accordé à l’Afrique du Sud par la SDN fut progressivement remis en cause, aussi bien au niveau national qu’international. Créée cette même année, l’Organisation des Nations unies (ONU) insista d’emblée pour préserver le statut international du Sud-Ouest africain. Elle entra ainsi en conflit avec Pretoria, déterminée à l’annexer au reste de son territoire. À l’intérieur du pays, Hosea Kutako et Frederick Maharero créèrent en mai 1945 le Herero Chiefs’ Council (HCC)8 qui, dès 1946, commença à publier des pétitions pour dénoncer l’illégitimité de la présence sud-africaine. Leur combat fut officiellement entendu par l’ONU en 1955, lorsque la Cour internationale de Justice autorisa finalement l’Assemblée générale à auditionner les pétitionnaires hereros. Encouragés par cette reconnaissance internationale et par l’accession à l’indépendance de deux pays d’Afrique subsaharienne (le Soudan et le Ghana), des étudiants et des ouvriers d’origine ovambo fondèrent à leur tour une association, l’Ovamboland People’s Congress (OPC), en 1957. Deux ans plus tard, l’OPC se transforma en un parti politique, l’Ovamboland People’s Organization (OPO), qui se rapprocha du parti de Fanuel Konzonguizi, la South-West Africa National Union (SWANU), essentiellement constitué d’intellectuels hereros, dans un esprit d’unité nationale dépassant les barrières « ethniques ». Le HCC, l’OPO et la SWANU organisèrent leur premier grand acte de résistance à Windhoek, en décembre 1959. Leur objectif était de contester la décision de Pretoria de déplacer les populations noires de la « Old Location » vers le quartier de Katutura9 , à la périphérie de la ville, où les différentes communautés ethniques devaient être amenées à vivre 7 John Dugard, The South West Africa/Namibia Dispute : Documents and scholarly writings on the controversy between South Africa and the United Nations, Berkeley, University of California Press, 1973, pp. 236-238. 8 Victor Tonchi, William A. Lindeke, John. J. Grotpeter, Historical Dictionary of Namibia, Lanham, Scarecrow Press, 2012 (2e édition), p. 166. 9 Peter H. Katjavivi, A History of Resistance in Namibia, Londres, James Currey, 1988, p. 47 : en otjiherero, katutura signifie « we have no dwelling place » soit « l’endroit où nous ne pouvons/voulons pas demeurer ». 8 séparément : « Chaque maison de Katutura portait un numéro précédé d’une lettre : D pour Damara, H pour Herero, N pour Nama, O pour Owambo, G pour « Gemeng » (« mélangé », autrement dit les « inclassables »). » 10 Le 10 décembre, ces différentes organisations politiques appelèrent à manifester et Pretoria répondit à cette insubordination par une violente répression : les tirs de l’armée sud-africaine firent au total 13 morts et 54 blessés. Les représailles continuèrent les semaines et les mois qui suivirent, contraignant alors de nombreux membres des mouvements nationalistes à s’exiler. La plupart d’entre eux partirent pour Dar es Salaam, en Tanzanie. Comme le massacre de Sharpeville en Afrique du Sud, le « Old Location massacre » est aujourd’hui un incident bien ancré dans la mémoire collective namibienne. Il est non seulement, pour tous les Namibiens, un symbole de la résistance face à l’oppression de l’Afrique du Sud mais aussi, pour les féministes, un symbole de la participation active des femmes à celle-ci. En effet, les manifestations du 10 décembre 1959 ont été inspirées par la marche pacifique organisée six jours auparavant, dans le centre-ville, par une centaine de femmes de la Old Location11 . En 1960, l’OPO devint la South-West Africa People’s Organization (SWAPO), présidée par Sam Nujoma. Cependant à l’ONU, des rivalités entre Fanuel Konzonguizi, pétitionnaire de la SWANU, et Mburumba Kerina, pétitionnaire de la SWAPO, provoquèrent une scission radicale entre deux partis qui avaient initialement tenté un rapprochement. À la différence de la SWANU, proche du socialisme de la République populaire de Chine, la SWAPO choisit de s’inspirer de l’idéologie marxiste-léniniste de l’URSS, dont elle reçut le soutien financier. Rapidement, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et l’ONU pesèrent aussi en sa faveur et firent de ce parti politique le représentant légitime du peuple namibien, au détriment de la SWANU. En 1965, l’OUA fit en sorte que la SWAPO soit finalement la seule organisation politique du Sud-Ouest africain inscrite sur la liste de son comité de libération et, en 1973, l’Assemblée générale de l’ONU adopta la résolution 3111, proclamant que cette organisation était le « seul et authentique représentant du peuple namibien » . À l’intérieur du pays, la SWAPO parvint à accroître sa popularité se métamorphosant en un mouvement de libération. Dès 1961, lors d’un congrès du parti ayant eu lieu à Rehoboth, l’idée d’une guerre d’indépendance fut émise pour la toute première fois et, dès 1962, des accords avec les 10 Ingolf Diener, La Namibie : Une histoire, un devenir, Paris, Editions Karthala, 2000, p. 178. 11 Peter H. Katjavivi, A History of Resistance in Namibia, 1988, p. 48. 12 Peter H. Katjavivi, A History of Resistanc in Namibia, 1988, p. 50. 13 Lauren Dobell, Swapo’s Struggle for Namibia 1960-1991 : War by Other Means, Bâle, P. Schlettwein Publishing, 1998, p. 20 : « SWAPO was recognized by the United Nations General Assembly as ‘the authentic representative of the Namibian people’ in Resolution 3111 adopted on 12 December 1973. Three years later, on December 20, 1976, UNGA Resolution 31/146 amended the title to ‘sole and authentic’. » 9 mouvements de libération angolais furent signés. En 1963, la SWAPO était alors la seule organisation politique capable de s’engager auprès du Comité de Libération de l’OUA. C’est ainsi que, comme le fait justement remarquer Richard Dale, contrairement au cas de la Zambie ou à celui de l’Angola, une seule armée a mené les combats pour la libération de la Namibie, à savoir la People’s Liberation Army of Namibia (PLAN), la branche armée de la SWAPO, : « Cela signifie qu’une seule armée insurgée a mené les opérations de combat, plutôt que deux, comme c’était le cas au Zimbabwe, avec la ZANLA (Zimbabwe Africa National Liberation Army) et la ZIPRA (Zimbabwe People’s Revolutionary Army), qui servaient respectivement les organisations de la ZANU (Zimbabwe African National Union) et de la ZAPU (Zimbabwe African People’s Union). » 14 En s’engageant seul dans cette lutte, le parti de Sam Nujoma a pu acquérir progressivement une certaine popularité auprès des Namibiens, en plus d’une légitimité accordée par l’OUA et l’ONU. Les premières unités de combat de la PLAN furent envoyées en Ovamboland, en septembre 1965, puis en mars 196615 . Suite à un affrontement à Ongulumbashe, la guerre de libération commença le 26 août 1966, pour ne finir qu’en 1989. Elle est assurément une période clé de l’histoire namibienne : d’une part parce qu’elle a contribué à remodeler le paysage politique du pays et à imposer l’hégémonie de la SWAPO ; d’autre part parce qu’elle a obligé la société namibienne à redéfinir la place des femmes. 

 La lutte armée et l’ascension de la SWAPO (1966-1989)

 C’est au niveau de la bande de Caprivi que la SWAPO pu finalement établir un véritable front de combat. Les combattants furent donc envoyés dans cette région dont le climat semblait propice au développement d’attaques inspirées par les guérillas : « Alors que ses interventions dans l’Ovamboland se [limitèrent] à quelques coups de main contre les chefs tribaux ou des fermes blanches dans la région de Grootfontein, des actions plus audacieuses [furent] dans les zones boisées et marécageuses du Caprivi, où les guerilleros infiltrés [posèrent] des mines et [tendirent] des embuscades aux patrouilles sud-africaines. » 16 14 Richard Dale, The Namibian war of independence : 1966-1989 : Diplomatic, economic and military campaigns, Jefferson, McFarland & Company, 2014, p. 76 : « It means that one insurgent army conducted combat operations, rather than two, as was the case in Zimbabwe, with ZANLA (Zimbabwe Africa National Liberation Army) and ZIPRA (Zimbabwe People’s Revolutionary Army), which served the ZANU (Zimbabwe African National Union) and ZAPU (Zimbabwe African People’s Union) organizations, respectively. » 15 Richard Dale, The Namibian war of independence : 1966-1989 : Diplomatic, economic and military campaigns, 2014, pp. 75-76. 16 Christian Bader, La Namibie, 1997, p. 118. 10 De plus, installer les zones de combats au niveau de la frontière avec la Zambie s’imposa comme une nécessité, étant donné que ce pays voisin accueillait les bases arrière de la SWAPO. Après des entrainements en Algérie, en Égypte, au Ghana ou en Tanzanie, les combattants étaient donc envoyés sur le terrain pour mener des embuscades et des sabotages visant les forces sud-africaines et leurs infrastructures, comme les lignes téléphoniques et les stations de police. Depuis son association avec la Caprivi African National Union (CANU) en 1964, la SWAPO pouvait jouir sur place d’une certaine estime et, par la même occasion, de l’aide des Capriviens : ils fournirent à la fois des informations, des vivres et des abris aux soldats de la libération. Jusqu’au milieu des années 1970, la SWAPO s’appropria donc les tactiques de la guérilla traditionnelle et se concentra sur l’accomplissement d’actions isolées17 . En 1974, la révolution portugaise des Œillets entraina une redéfinition de la situation politique en Angola, où les mouvements nationalistes furent de nouveau les bienvenus. De plus, bien que surveillée par Pretoria, la frontière angolaise fut plus aisément franchissable, ce qui permit à la SWAPO d’installer sur le territoire voisin de nouvelles bases. En 1975, l’intervention de l’Afrique du Sud en Angola, aux côtés de l’UNITA et de la FNLA, entraina une intensification des combats. La guérilla se transforma en une guerre opposant directement les différents belligérants. Les combats s’enlisèrent et cette « capacité de la SWAPO à maintenir et à étendre sa lutte armée contre l’Afrique du Sud renforça sa position aux yeux des Namibiens, dans tout le pays. » La popularité de la SWAPO, acquise grâce à sa capacité à mener des combats armés sur le long terme, fut renforcée par son refus catégorique de collaborer avec les autorités sudafricaines, par opposition à des partis ou à des autorités locales alors surnommés les « pantins » . Dès le début des années 1970, face aux pressions de la communauté internationale, le gouvernement sud-africain de John Vorster dut accorder davantage d’autonomie à la Namibie : il abandonna la politique des bantoustans et promit de mettre en place des élections, au cours desquelles les populations noires allaient pouvoir élire leurs représentants. Des élections législatives furent organisées en 1973 et la SWAPO répondit en appelant au boycott général. Ces consignes furent suivies à la lettre par l’Ovamboland où seuls 3% des électeurs allèrent voter

Table des matières

Abréviations
Présentation du sujet
1. Contextualisation
2. Présentation de Sister Namibia
3. Présentation des sources
4. Historiographie
5. Problématiques et plan prospectifs
6. Sister Namibia à la tête du Namibian Women’s Manifesto Network : l’émergence d’un féminisme protéiforme
7. Sources
8. Bibliographie thématique
9. Bibliographie alphabétique
10. Annexes
11. Table des matières

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