CONSTRUCTION D’UNE DÉMARCHE PROCESSUELLE INDICATEURS ET MODALITÉS D’ANALYSE DES DONNÉES
Rendre compte d’émotions situées s’est avéré complexe. Probablement parce que les émotions sont elles-mêmes complexes au-delà de leur évidente compréhension pour tout à chacun. Despret (2001) parle à ce sujet de « paradoxe d’évidence ». Au carrefour de la corporéité et du mental, les émotions sont multidimensionnelles. Elles peuvent être identifiées chez un sujet mais leur naissance est de nature situationnelle. Nous proposons de préciser quelques éléments relatifs aux conditions de l’observation du caractère occurrentiel d’émotions, en vue d’en élaborer des indicateurs. Pour rappel, nous avons choisi de désigner différemment les affects en fonction de leur variation d’intensité : les émotions (affects phasiques, Cosnier, 1994) et les sentiments (affects toniques). Notre étude se centre tout particulièrement sur les émotions. Globalement, les émotions « se détachent » en quelque sorte des sentiments lorsque ceux-ci connaissent une forte augmentation d’intensité. Un premier questionnement méthodologique se pose à nous. Peut-il se produire une brusque augmentation de l’intensité émotionnelle observable dans le comportement du sujet, sans pour autant qu’il y ait surgissement d’émotions ? Le cas de la « surprise » peut être emblématique à cet égard. Du pont de vue des classifications, il n’y a pas de consensus entre les auteurs à ce sujet, les uns faisant de la surprise une émotion, d’autres non. D’autres encore ont changé d’avis comme Damasio (2010, 153) à propos justement de la « surprise » qu’il range désormais dans la liste des émotions universelles, même s’il a « mis du temps » dit-il.
Pour ce qui nous concerne et de façon certes un peu caricaturale, nous considérons que toutes les émotions sont empreintes d’une forme de surprise, mais que toutes les surprises ne sont pas forcément des émotions. En effet, nous avons retenu que les émotions sont notamment définies par une certaine activité cognitive : appraisal pour Arnold, ou révision pour Livet par exemple, qui en souligne la dynamique : « Une situation qui est source d’émotion impose donc un premier type de révision : nous découvrons que la situation est différente du simple prolongement de nos perceptions et activités en cours. » (2000, 37-38) Pour identifier les émotions, l’indicateur général qui peut être retenu au regard de notre cadre théorique, est la « rupture » des activités en cours du sujet (cf. 3.1.3). Or, toute « rupture » ne correspond pas systématiquement à des émotions, alors que l’inverse semble toujours vérifié. Pour qu’une « rupture » puisse être considérée comme émotions, elle doit donc non seulement pouvoir être mise en lien avec une activité d’évaluation cognitive à partir de critères propres au sujet, mais également être l’objet d’une spécification singulière par et pour le sujet (Dewey, 2010, 130). Les émotions sont ainsi propres au sujet dans une situation donnée.
Par ailleurs, le sujet ne se trouve pas engagé en permanence seulement dans des opérations de comparaisons cognitives (Rimé, 2005, 32). En tant qu’être incarné, il se trouve simultanément et continuellement engagé, également, dans une activité subjectivante de son environnement, dont nous avions souligné la place importante qu’y prennent la corporéité et la perception sensible (Böhle & Milkau, 1998). Une implication pratique s’y dégage : rendre compte de la part cognitive et corporelle d’émotions situées nous amène à prévoir l’utilisation de deux méthodes croisées. Le recueil de verbalisations sur les émotions (avec toutes les limites déjà soulignées) et l’accès aux émotions par l’observation directe. Dans le cadre de l’observation directe des émotions, nous proposons de préciser l’indicateur général de « rupture » dans les activités du sujet. En proie à des émotions (augmentation d’intensité), les activités comportementales du sujet peuvent être, à cette occasion, l’objet de « discontinuités ». Le choix du mot « discontinuités » renvoie en creux à l’existence de processus permanents en cours. Processus qui sont donc l’objet de rupture ce qui implique « une discontinuité » (Livet, 2002b, 58). Les modifications de ces processus continus, touchant notamment au comportement du sujet, sont l’objet de nos observations. Nous nous appuyons sur ce modèle pour réaliser nos observations multimodales comportementales. En revanche, nous n’employons pas systématiquement le mot « geste » car il est associé à une certaine intentionnalité de la part du sujet comme le souligne Merleau- Ponty (1945, 215-216) : « Le sens des gestes n’est pas donné mais compris, c’est-à-dire ressaisi par un acte du spectateur. (…). La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. (…). Le geste est devant moi comme une question. »