Construction du modèle d’analyse 

Construction du modèle d’analyse 

Dans cette partie, nous présentons les différentes démarches que nous avons adoptées pour l’analyse de notre corpus. Après avoir défini les conventions de transcription utilisées, nous développerons la présentation de notre modèle d’analyse. 

Transcription 

Discours oral versus discours écrit 

Les différents entretiens que nous avons menés avaient pour objectif d’obtenir des informations concernant le thème de notre étude : la construction identitaire des Pieds-noirs. Une fois ces informations recueillies, nous devions transcoder les données de manière à pouvoir travailler sur un support écrit. Nous avons donc transformé un matériau sonore en un matériau écrit. Le principe même de notre étude exigeait le recours à cette opération. En effet, une analyse linguistique ayant pour objet des énoncés ne peut être envisageable et structurée qu’à partir d’une transcription de données orales. Grâce à cette transcription du matériau linguistique, nous pourrons effectuer deux démarches d’analyse : la délinéarisation des discours et la description de l’organisation de la construction identitaire. La première démarche se produit par l’extraction des unités thématiques pertinentes de l’ensemble du corpus ; la seconde, au contraire, n’est possible qu’en analysant chaque entretien dans sa linéarité. 162 Nous avons choisi de procéder à une transcription brute des productions discursives des enquêtés. Cette démarche suppose le respect – et la présence dans le matériau final – de ce que les analystes nomment les ratés ou scories du discours. Il s’agit des pauses et des reprises énonciatives, des hésitations et des répétitions. Notre position par rapport au principe de transcription utilisé se justifie par l’une de nos hypothèses de travail : l’identité se construit et se reconstruit par la parole. Les discours produits lors des entretiens non préparés témoignent de l’élaboration du sens et de la pensée du locuteur. En effet, celui-ci construit et organise son discours au fur et à mesure que l’échange verbal progresse, ce qui suppose que les énoncés puissent contenir des ratés du discours. Ces erreurs de langage sont particulièrement déterminantes pour notre étude, dans la mesure où ce sont les phénomènes de construction de l’identité et de la parole que nous analysons. Il est évident que tout enquêteur qui doit transcrire des données orales destinées à une analyse se trouve confronté à la tentation de modifier les productions discursives. Les énoncés des locuteurs ne sont pas toujours conformes aux normes linguistiques, leur contenu manque parfois d’intelligibilité, les discours paraissent souvent incohérents : ce sont autant de raisons qui pourraient inciter à opérer une transformation du matériau verbal. Cependant, en effaçant les maladresses, en corrigeant ce qui est perçu comme une erreur de langue, l’analyste bouleverse irrémédiablement les particularités énonciatives du locuteur ainsi que l’élaboration de ses représentations sociales. Plus qu’une intervention normative, il s’agit d’une interprétation potentiellement erronée de la construction identitaire de l’informateur. Le texte ainsi reconstitué ne correspond plus aux intentions du locuteur mais aux attentes du lecteur. En effet, une transcription littérale des discours oraux peut incommoder le lecteur non initié qui tente de comprendre le fil directeur d’un énoncé parfois déroutant à cause de son absence de structure cohérente. Néanmoins, la tâche de l’analyste de corpus consiste précisément à déchiffrer, décrire et commenter les productions discursives – ici concernant la construction identitaire. La transcription brute des énoncés peut avoir pour conséquence une dévalorisation du locuteur confronté au texte écrit de son discours oral. Cependant, notre objectif n’est pas de dénoncer ou de mettre en cause les compétences linguistiques de nos informateurs. Même si leur parole manque de fluidité, de cohérence ou d’intelligibilité, celle-ci doit être conservée 163 telle qu’elle a été produite afin de pouvoir analyser d’authentiques systèmes de représentation. De plus, nous ne considérons pas cette démarche de transcription comme une atteinte portée aux personnes interrogées, car ces dernières ont été assurées de l’anonymat des entretiens. En outre, les discours que nous analyserons sont des productions orales spontanées, ils ne peuvent être soumis aux règles de l’écrit. C’est pourquoi nous avons choisi de ne pas intervenir sur la forme ou la syntaxe des énoncés au moment de la transcription.

Principes et conventions de transcription 

Pour transformer un matériau sonore en un matériau linguistique, deux procédés sont envisageables : une représentation phonétique et une représentation graphique. Par souci de lisibilité, nous avons eu recours à une transcription en morphèmes. Viviane LABRIE énumère six principes de transcription que nous nous sommes efforcée de respecter. 1) Le document transcrit doit rendre justice aux différents interlocuteurs et il doit être établi dans le respect des droits et de la dignité des personnes qu’il implique. 2) Le document transcrit re-présente une expérience orale directe : le document oral prévaut donc toujours sur la transcription. 3) Le document transcrit doit tendre à reproduire la suite orale le plus fidèlement possible. 4) Le transcripteur doit se soucier de rendre le document transcrit le plus accessible au lecteur. 5) Le transcripteur doit s’attacher au sens de ce qu’il transcrit et intervenir pour lever toute ambiguïté créée par le passage à l’écrit. 6) Dans un même document transcrit, des difficultés semblables devraient être résolues de façon identique. (1982 :104) C’est en raison du point n°4 que nous avons décidé de recourir à la transcription graphique de nos entretiens. De même, conformément au point n°6, nous avons appliqué les mêmes modifications graphiques à tous les documents. Nous détaillerons les modifications un peu plus loin. 164 Selon KERBRAT-ORECCHIONI, l’analyse de conversation (que nous pouvons appliquer à l’analyse de nos entretiens) doit prendre en considération les données non verbales produites lors de l’interaction. A partir du moment où elle accorde priorité aux échanges oraux, la description doit prendre en compte non seulement le matériel proprement verbal, mais aussi les données prosodiques et vocales, ainsi que certains éléments transmis par le canal visuel : dans les conversations, les mots n’existent qu’accompagnés d’intonations, de regards, de mimiques et de gestes […] C’est là encore un principe fondamental de l’approche interactionniste : la communication est multicanale et pluricodique. (1998 :47) Toutefois, l’auteur admet qu’il n’est pas toujours possible de traiter le matériau non verbal dans une analyse conversationnelle. Cela dit, la description des unités non verbales pose bien des problèmes, ainsi que leur articulation avec les unités verbales. On ne peut pas actuellement attendre des descriptions de conversations qu’elles soient en mesure de rendre compte de ce que COSNIER appelle le « totexte », c’est-à-dire de la totalité du matériel comportemental impliqué dans l’échange. (1998 :48) Pour la transcription des entretiens, nous n’avons pas pris en considération toutes les données non verbales. Seules les intonations ont été retenues car elles sont représentatives de l’énonciation du locuteur, elles permettent également d’indiquer si le locuteur produit une question ou une affirmation. Nous n’avons pas utilisé les signes de ponctuation conventionnels, c’est pourquoi les questions et les affirmations sont matérialisées par des signes indiquant l’intonation ascendante ou descendante. De même, nous avons conservé et retranscrit les onomatopées, car nous considérons qu’elles appartiennent à la production discursive du locuteur. Dans le discours, ces phénomènes ont une fonction particulière, que nous étudierons dans notre partie consacrée à l’analyse du corpus. Nous avons respecté les normes en vigueur pour l’utilisation des majuscules. Ainsi, les noms propres ainsi que les noms de peuples commencent par une majuscule (Pied-noir / Français / Arabe / Juif / Italien / Espagnol / Maltais). Cependant, nous avons établi une distinction concernant l’emploi du mot juif : lorsqu’il s’agissait du nom du peuple, nous avons 165 utilisé une majuscule, mais lorsque nous évoquions la religion, nous avons transcrit ce nom en le commençant par une minuscule. De plus, les musulmans ont été transcrits sans majuscule, car, dans notre corpus, les informateurs employaient ce terme pour désigner les autochtones de confession musulmane. En ce qui concerne les conventions de transcription, nous nous sommes inspirée de la norme proposée par le GARS. En voici les composantes : : allongement d’une syllabe. / interruption brutale dans la prononciation d’un mot. [ ] segment non transcrit (son inaudible ou interruption de l’interaction) + pause énonciative. Le nombre de + indique la durée de la pause : + pause courte (environ une seconde) ; ++ pause de durée moyenne (environ deux secondes) ; +++ pause longue (trois secondes et plus). ↑ intonation ascendante. ↓ intonation descendante. abc insistance du locuteur sur un mot. (abc) interventions du transcripteur. L’absence de signes de ponctuation s’explique par notre volonté de ne pas opérer un découpage systématique des énoncés en phrases. Notre corpus étant constitué de discours oraux, les normes de l’écrit ne peuvent y être appliquées. De plus, la délimitation des segments énonciatifs en phrases correspond à une pré-analyse syntaxique dans laquelle le transcripteur interprète les discours, ce qui ne peut être effectué à ce stade du traitement des 166 données. Nous n’avons pas matérialisé les discours rapportés par l’usage conventionnel des guillemets ; cependant, la lecture de l’énoncé concerné permet d’en comprendre le contenu. La transcription des entretiens étant graphique et non phonétique, nous avons dû reconstituer l’orthographe de certains morphèmes : ils (prononcé [i]), ils ont (prononcé [izõ]. De même, nous avons noté les morphèmes dans leur intégralité, alors qu’ils étaient tronqués à l’oral : peut-être (p’être), mais enfin (m’enfin) etc. Même si nous n’avons pas rendu compte du matériau non verbal, nous avons toutefois signalé les rires et les pleurs des locuteurs, car ils représentent une information déterminante pour l’interprétation des énoncés qui les précèdent et qui les suivent immédiatement. Ces indications seront essentielles dans la partie qui porte sur l’analyse des données.

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Analyse thématique et analyse séquentielle 

Notre corpus est constitué de sept entretiens. Nous proposons de les analyser en deux temps : la première partie concerne l’analyse thématique et séquentielle transversale qui permet de dégager la structure générale du corpus ainsi que la thématique commune à tous les entretiens ; la seconde partie procède à une étude détaillé pour laquelle chaque entretien est découpé en unités significatives afin d’en étudier les phénomènes caractéristiques. Dans les sous-chapitres suivants, nous présentons les méthodes que nous avons sélectionnées pour chacune de ces analyses.

Analyse thématique transversale et analyse thématique par entretien

Analyse thématique transversale

 Pour notre analyse thématique, nous nous sommes inspirée de la méthodologie proposée par Laurence BARDIN L’analyse de contenu. Selon cet auteur, une analyse de contenu s’organise en trois parties : 1) la pré-analyse ; 2) l’exploitation du matériel ; 3) le traitement des résultats et interprétations. 167 La première partie, nommée pré-analyse, consiste à préparer l’analyse. Il s’agit de déterminer l’objet d’étude à l’aide d’une lecture flottante et de recherches documentaires. C’est à partir de ce travail que sont formulées les hypothèses de départ ainsi que les objectifs. A ce stade de l’analyse, le corpus se constitue peu à peu, en fonction des informations retenues dans la documentation ainsi que des indicateurs mis au point en vue du traitement des données. Au terme de la phase de pré-analyse, le matériel est prêt à être exploité, les règles de découpage et de catégorisation sont élaborées afin de procéder à une analyse détaillée et pertinente du corpus. La technique de pré-analyse proposée par BARDIN correspond à peu près à celle que nous avons adoptée. Nous nous sommes tout d’abord documentée sur le thème de notre étude : l’identité des Pieds-noirs. Cependant, notre démarche initiale consistait à rechercher les trois problématiques correspondant à notre objet d’étude : l’identité, le langage et les Pieds-noirs. Nous avons procédé à cette triple recherche pour des raisons techniques et méthodologiques. En effet, malgré nos investigations, nous n’avons trouvé aucun document regroupant les trois problématiques et répondant à nos questions de départ : 1) Comment les Pieds-noirs expriment-ils et reconstruisent-ils leur identité ? 2) Quel est le rôle du langage dans cette reconstruction ? C’est pourquoi nous avons choisi de considérer notre étude selon trois axes, l’identité, les Pieds-noirs et le langage, afin d’analyser la problématique de l’identité pied-noir. La technique de BARDIN concernant l’analyse thématique constitue la base de notre étude statistique de corpus. Dans un entretien, deux locuteurs au moins sont en interaction : l’enquêteur et l’enquêté. Nous sommes partie de ce postulat pour procéder à notre analyse thématique. En effet, nous avons recherché les thèmes principaux et les sous-thèmes évoqués par les informateurs, puis ceux que nous avions proposés. Cette analyse thématique transversale permet de percevoir les thèmes qui constituent l’ensemble de notre corpus. C’est ainsi que peuvent être associés les trois thèmes que nous avons considérés (l’identité, les Pieds-noirs et le langage) afin d’observer comment émerge un nouveau thème : l’identité pied-noir reconstruite par le langage. Ce thème constitue la problématique de notre analyse. 

Analyse thématique par entretien

 Après avoir procédé à une analyse thématique transversale prenant en compte le corpus dans son ensemble, nous avons procédé à une analyse thématique spécifique pour chaque entretien. Nous avons délimité les différents thèmes abordés par les enquêtés ainsi que ceux que nous leur avons soumis. Cette démarche analytique a permis de mettre en évidence les sujets qui importaient le plus à chaque informateur. De plus, cette phase était indispensable pour pouvoir procéder à une analyse comparative entre les différents entretiens et, par conséquent, entre les différents sujets interrogés. Même si BARDIN évoque la nécessité de relever les thèmes principaux et les sousthèmes, nous avons eu recours à notre propre méthode pour opérer la classification thématique. Pour cela, nous avons lu attentivement les entretiens en ne considérant, dans un premier temps, que les productions discursives des locuteurs. Nous avons relevé de façon linéaire tous les thèmes présents dans chaque entretien, en établissant une fiche thématique par entretien. Pour identifier un thème, nous avons recherché chaque morphème porteur d’un concept. Par exemple, dans l’entretien n°1, le locuteur parle de la colonisation, puis introduit le thème de la guerre d’Algérie en évoquant brusquement le Général de GAULLE, sans qu’il y ait un lien logique entre les deux thèmes. Dans l’ensemble des entretiens, certains thèmes étaient abordés à un moment de l’interaction, puis le locuteur changeait de sujet, pour revenir au thème précédemment évoqué. Nous avons décidé de prendre en compte ce phénomène que nous avons étudié en relevant les occurrences thématiques. Ainsi, nous avons choisi d’indiquer non seulement le nombre de thèmes évoqués dans chaque entretien, mais également le nombre d’occurrences thématiques. Comme nous l’étudierons lors de l’analyse, ce phénomène constitue un indicateur essentiel pour notre interprétation des productions langagières ainsi que pour l’élaboration de l’identité. Nous avons utilisé le même processus pour nos interventions, ce qui a permis de retrouver les thèmes présents sur le guide de l’entretien ainsi que l’enchaînement des séquences thématiques.

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