Introduction
La méthode Delphi, de plus en plus connue des spécialistes en élaboration de stratégies à moyen et à long terme, vise à recueillir, par l’entremise d’un questionnaire ouvert, l’avis justifié d’un panel d’experts dans différents domaines. La procédure, basée sur la rétroaction, évite la confrontation des experts et préserve leur anonymat. Les résultats d’un premier questionnaire sont communiqués à chaque expert et sont accompagnés d’une synthèse des tendances générales et particulières, des avis et des justifications. Dès lors chacun est invité à réagir et à répondre à un deuxième questionnaire élaboré en fonction des premiers avis recueillis, et ainsi de suite jusqu’à l’obtention d’une convergence aussi forte que possible des réponses. La méthode Delphi se distingue des techniques usuelles de communication de groupe sur les plans suivants : 1) elle aide à consigner les opinions d’experts dans un domaine précis; 2) elle permet de recueillir les opinions à distance, via Internet ou par la télécopie, sans que les experts soient tenus de se rencontrer; 3) elle limite le nombre de participants à l’étude (entre 7 et 18 experts) (Paliwoda, 1983, cité par Okoli & Pawlowski, 2004), facilitant du même coup le travail d’identification et de sélection d’experts; 4) elle est flexible dans sa conception et dans son administration du questionnaire; 5) elle aide à obtenir avec certitude un consensus à l’issue des questionnaires successifs; 6) elle facilite la rétroaction contrôlée, qui consiste en une série d’étapes au cours desquelles un sommaire de l’étape précédente est communiqué aux participants, permettant à ces derniers, s’ils le désirent, de réviser leurs jugements antérieurs. Finalement, l’analyse d’opinions d’experts anonymes préalablement identifiés confère à la méthode Delphi l’avantage sur d’autres méthodes de prise de décisions en groupe, par exemple le groupe nominal et l’analyse par jugement social (Rohrbaugh, 1979, cité par Okoli & Pawlowski, 2004, p. 4). Cette méthode peut s’utiliser tant dans le domaine de la gestion, de l’économie, de la technologie que dans celui des sciences sociales. Par contre, plusieurs contraintes limitent la portée de la méthode Delphi, qui se révèle longue, coûteuse, fastidieuse et intuitive (plutôt que rationnelle). De plus, la procédure contraignante (plusieurs tours d’enquête) est questionnable car seuls les experts qui s’écartent de la norme doivent justifier leur position. On peut toutefois considérer que les opinions déviantes sont, en termes prospectifs, plus intéressantes que celles qui entrent dans les conventions. Enfin, les interactions possibles entre les hypothèses considérées ne sont pas prises en compte et sont même, par construction, évitées, ce qui a conduit les promoteurs de la méthode Delphi à développer des méthodes d’impacts croisés probabilistes. Aussi, il est évident qu’une étude Delphi ne repose pas sur un échantillon statistique représentatif de l’ensemble de la population. Il s’agit plutôt d’un mécanisme de prise de décision de groupe qui requiert la participation d’experts qualifiés qui ont une compréhension claire du phénomène à l’étude.
C’est pour cette raison que l’un des facteurs critiques est la sélection d’experts qualifiés. Ainsi, la méthode Delphi est résolument et exclusivement qualitative puisqu’elle ne prétend pas à l’analyse statistique. Aussi, l’utilisation des pourcentages dans la présente enquête n’est que l’expression du consensus d’un petit nombre d’experts présélectionnés, et ce consensus n’a aucune prétention de « représentativité » car les résultats de l’enquête Delphi reposent uniquement sur « l’expertise » des participants. L’objectif de notre enquête est de chercher à comprendre le phénomène de développement des capacités organisationnelles spécifiques de la gestion des connaissances (COSGC) à l’aide d’une enquête Delphi en vue d’obtenir un consensus d’experts sur les concepts clés. Et dans ce cas-ci, l’utilisation d’une enquête Delphi apportera l’éclairage des experts en gestion des connaissances. Afin de mieux cerner l’ossature de cette étude, les parties suivantes ont été retenues comme sections du présent article : 1) l’historique de la méthode Delphi et quelques-unes de ses applications en gestion, en technologies/systèmes d’information et en gestion des connaissances; 2) le déroulement de l’enquête Delphi dans le cadre de cette étude; 3) la conclusion.
Présentation de la méthode Delphi
Conçue en 1950 par Olaf Helmer à la Rand Corporation (Okoli & Pawlowski, 2004), la méthode Delphi a pour but de mettre en évidence des convergences d’opinions et de dégager certains consensus sur des sujets précis, souvent avec un caractère prospectif important, grâce à la consultation d’experts à travers un ensemble de questionnaires (Dalkey & Helmer, 1963). Le choix de ces experts doit tenir compte de leur connaissance du sujet visé, de leur légitimité par rapport au panel d’experts qu’ils pourraient représenter, de leur disponibilité durant le processus de l’enquête Delphi et de leur indépendance par rapport à des pressions commerciales, politiques ou autres. Dans la Figure 1, nous présentons les différentes étapes nécessaires afin de mener à bien une enquête Delphi comme la nôtre. Ainsi, à la lecture de cette figure, on comprend qu’il y a deux parties importantes : les étapes relatives à la procédure de sélection d’experts et le processus d’administration du questionnaire. La procédure de sélection d’experts comprend quatre étapes, soit l’élaboration des critères de sélection d’experts, l’élaboration de la liste d’experts potentiels et l’attribution d’un numéro anonyme pour assurer l’anonymat lors de l’administration du questionnaire, le contact avec les experts sélectionnés et, finalement, l’invitation des experts à participer à l’étude en utilisant le courriel (e-mail) ou la télécopie (fax).
Ensuite, le processus d’administration du questionnaire aux experts sélectionnés se fait en trois étapes. Ainsi, la cinquième étape de l’enquête Delphi est celle de l’administration des questions où chaque expert reçoit une série de questions sur le sujet de l’étude. La sixième étape consiste en la consolidation des réponses en vue de l’élaboration du rapport de chaque tour (round) jusqu’à ce que l’on obtienne le consensus. La septième et dernière étape comprend la classification des sous-sujets (si nécessaire) qui aide à produire le rapport final de l’enquête Delphi, et sa validation auprès des experts participants. Durant les deux processus, et à l’exception du chercheur, les répondants demeurent anonymes pour neutraliser les influences mutuelles. Aujourd’hui, la méthode Delphi est de plus en plus utilisée par plusieurs chercheurs. Le Tableau 1 présente les différentes applications de la méthode Delphi en développement des modèles (Okoli & Pawlowski, 2004, p. 3) dans les domaines des systèmes d’information, de la gestion des connaissances et des technologies de l’information (TI), spécifiquement en développement des capacités organisationnelles en TI et en gestion de projets en TI.
Déroulement de notre enquête Delphi
Le déroulement de la présente enquête Delphi a respecté les sept étapes évoquées à la section précédente. Ainsi, après avoir élaboré le questionnaire, nous avons sélectionné un nombre d’experts répondant aux critères précédemment nommés. Ensuite, nous avons administré le questionnaire une première fois. Puis, après avoir fait une première analyse des réponses fournies, nous avons de nouveau administré le questionnaire en demandant cette fois-ci aux experts de revoir leurs réponses (opinions) originales ou de répondre à certaines questions précises en fonction de la rétroaction (feedback) venue des autres participants à l’étude. Nous avons réitéré ce processus jusqu’à ce que les répondants atteignent un degré de consensus satisfaisant, ce qui a nécessité trois tours. Au premier tour ont été présentés aux experts les liens supposés exister entre le concept de « capacités organisationnelles spécifiques » et la « gestion des connaissances », sous trois dimensions distinctes : infrastructures de gestion des connaissances, processus de gestion des connaissances et compétences en gestion des connaissances. Au deuxième tour, un rapport du premier tour du questionnaire Delphi a été fourni aux experts participants. Ainsi, conformément à ce rapport, il a été demandé aux experts de se prononcer sur des questions spécifiques autour des points de consensus et de divergences d’opinions. Enfin, au troisième tour a été produit le rapport du deuxième tour du questionnaire et, partant de ce rapport, nous avons proposé aux experts de se prononcer sur les points de consensus et de divergences.