Conceptualisation du désir de mourir
Le désir de mourir est le thème principal de cet essai. Il se caractérise par le souhait et l’ envie d’ être mort. Chez la personne âgée, le désir de mourir peut s’ exprimer par le souhait que « Dieu vienne la chercher » ou que « la maladie ou la mort l’emporte bientôt ». Il se différencie des pensées de mort qui réfèrent plutôt au fait de songer à sa mort à venir et de l’ envisager. D’ ailleurs, le thème de la mort et son anticipation sont des pensées fréquentes et normales au cours de la vieillesse. Toutefois, ces deux concepts ne doivent pas être confondus avec les idéations suicidaires qui représentent l’ intention de mettre fin à ses jours, et dont le niveau de gravité est plus élevé que le désir de mourir sur le continuum du processus suicidaire.
Rurup et al. (20 Il) proposent un modèle permettant de mieux comprendre les facteurs impliqués dans le désir de mourir des personnes âgées. La Figure 1 présente ce modèle. Selon les auteurs, les évènements impliquant des pertes significatives pour l’ individu (relationnelles ou autres) ou encore l’ accumulation de limitations physiques dues au vieillissement (déclencheurs) peuvent amener l’ individu à percevoir un écart important entre sa situation actuelle (perte) et la situation désirée, ce qui peut susciter une intense frustration de la satisfaction de ses besoins. Si le soutien social, la personnalité ou les stratégies d’adaptation employées ne lui permettent pas de diminuer cet écart, la personne peut avoir le sentiment de perdre le contrôle sur sa propre vie. Cette situation entraine l’ apparition de l’ impuissance et du désespoir.
Selon Rurup et al. (2011), la mort est envisagée comme une solution et une manière de récupérer le contrôle sur sa vie. Il faut noter que l’ambivalence entre la vie et la mort caractérise toute réflexion face à cette solution envisagée et, dans ce contexte, la personne évaluera 1) les aspects négatifs de la vie; 2) les aspects négatifs de la mort; 3) les aspects positifs de la vie; et 4) les aspects positifs de la mort. La comparaison des différentes raisons de vivre et de mourir ne s’ effectue pas de manière rationnelle, bien que cela puisse le sembler en apparence (Kennedy, 2010; Mackenzie & Popkin, 1990; Werth & Cobia, 1995), car la personne se base généralement sur ses émotions et sur de fausses croyances à propos de sa situation (Kennedy 2010; Werth & Cobia, 1995). Le désir de mourir se concrétisera si les aspects négatifs de la vie et les aspects positifs de la mort prédominent sur les aspects négatifs de la mort et les aspects positifs de la vie.
Prévalence du désir de mourir et caractéristiques sociodémographiques
Au Québec, bien que les taux de suicide chez les personnes âgées de 65 ans et plus aient diminué au cours des trois dernières décennies, le nombre absolu de suicides dans ce groupe d’ âge a augmenté de 40 % à cause du vieillissement de la population (Association québécoise de prévention du suicide, 2014). En 2015 , le taux se situait à 12,5 par 100 000 personnes (Levesque, Gagné, Pelletier, & Perron, 2018). Cependant, il est près de quatre fois plus élevé chez les hommes (2 1, 1) que chez les femmes (5,5), et touche particulièrement les hommes âgés de 80 ans et plus, où le taux atteint plus de 30 suicides par 100 000 (Association québécoise de prévention du suicide, 2014; Levesque et al., 2018).
Comparativement aux idéations suicidaires, le désir de mourir est plutôt fréquent chez les personnes âgées, avec une prévalence se situant généralement entre 4 et 7%. Il faut noter que les prévalences varient selon la manière dont ce concept est mesuré, la période temporelle à laquelle réfère la question, ainsi qu’en fonction des caractéristiques de l’ échantillon, telles que l’ âge, la santé mentale, le lieu de résidence ou la nationalité.
Ainsi, dans leur étude épidémiologique, menée en Allemagne, sur la suicidalité des personnes âgées vivant à domicile, Barnow et Linden (2000) ont constaté que 5,4 % des 516 hommes et femmes âgés de 70 ans et plus souhaiteraient être mort et que 1% avait des idées de suicide. De leur côté, Scocco et De Leo (2002) ont observé dans un échantillon de 611 personnes de 65 ans et plus, vivant en Italie ou en Australie dans leur domicile, des prévalences de 4,2 % pour le désir de mourir et 2,1% pour les pensées suicidaires. Par ailleurs, Vip et al. (2003) ont obtenu une prévalence de 6 % chez des personnes âgées de 60 ans et plus vivant en Chine, tandis que Rurup et ses collègues (2011) ont obtenu une prévalence de 3,4 % du désir de mourir, au cours de la semaine précédant les entrevues menées auprès de 1794 Néerlandais âgés de 58 à 98 ans.
Les études ayant mesuré la présence de la dépression ont obtenu des résultats similaires. Par exemple, dans une étude réalisée en Belgique et au Royaume-Uni, 4,1 % des personnes âgées de 62 à 89 ans, hospitalisées en psychiatrie, et présentant des troubles dépressifs et de l’anxiété, exprimaient le désir de mourir (Bonnewyn, Shah, Bruffaerts, & Demyttenaere, 2014). Par ailleurs, avec un échantillon provenant d’études de populations de II villes européennes, Mellqvist Fassberg et ses collègues (2014) ont établi que 6 % des 15 890 participants âgés de 65 à 104 ans, qui rapportaient des difficultés de fonctionnement et de la dépression, exprimaient le désir de mourir. Quant à l’étude de Kim, Bogner, Brown et Gallo (2006), réalisée auprès de patients âgés américains traités par les services de santé primaires, la prévalence du désir de mourir était de 6,1 %. Par contre, une autre étude américaine a comparé le désir de mourir de 1202 personnes âgées de 60 ans et plus en fonction de leur niveau de dépression (Raue et al., 2010). Les auteurs ont trouvé des différences importantes entre chacun des groupes. En effet, ce désir était présent chez 7 % des gens n’ ayant aucun symptôme dépressif, tandis que II % des gens présentant une dépression mineure et 29 % de ceux souffrant de dépression majeure rapportaient un tel désir (Raue et al., 2010).
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