CONCEPTUALISATION DE LA CONSCIENCE EN NEUROLOGIE ET NEUROPSYCHOLOGIE
Modèles théoriques d’altération de conscience
Le chapitre 1 a mis en avant que l’altération de conscience n’était pas un phénomène ponctuel et circonscrit à une affection pathologique ou à un domaine disciplinaire particulier. À la lumière des études en neurologie, le manque de conscience dans les démences concerne particulièrement les troubles associés à la maladie voire la maladie en elle-même. Ainsi, il faudra lire à partir de ce chapitre que l’anosognosie est considérée comme un symptôme, dans la lignée des syndromes organiques cérébraux, relatif à la perte de perception de changements et donc des troubles. Le manque de conscience a commencé à être décrit pour certains patients atteints de troubles démentiels et particulièrement pour les démences dites corticales, comme la maladie d’Alzheimer ou la maladie de Pick (Benson et al., 1983 ; Gustafson & Nilsson, 1982 ; Neary et al., 1986 ; Reisberg, Gordon, McCarthy, & Ferris, 1985 ; Schneck, Reisberg, & Ferris, 1982). De nombreux syndromes sont concernés ; ce qui a eu pour conséquence de considérer l’altération de conscience comme un symptôme clinique à part entière. Il ne faut toutefois pas penser que la conscience est affectée uniquement dans ce type de démence. Les démences sous-corticales – et notamment sous-cortico-frontales comme la maladie de Huntington (Cummings & Benson, 1984 ; McHugh & Folstein, 1975) – présentent des altérations de la conscience. Cependant, les pathologies à atteinte sous-corticale prédominante, comme la maladie de Parkinson, ne présentent pas de trouble de la conscience ; bien au contraire, les patients ont une perception fine de leurs difficultés (Danielczyk, 1983). Comme nous avons pu le voir dans le chapitre premier, l’engouement des études concernant l’anosognosie dans les démences ne s’est pas démenti depuis une vingtaine d’années. Au milieu des années 80, Frederiks (1985) renvoie le premier à la notion de « anosognosia for dementia » dans son sens original d’altération de conscience de n’importe quel déficit neurologique ou neuropsychologique. De nombreuses études ont vu le jour et particulièrement sur le rapport existant entre la conscience des troubles et d’autres variables en lien avec la démence (sévérité, type de troubles), sur le développement de mesures et sur les mécanismes neurologiques et neuropsychologiques la sous-tendant. Toutefois, les premières approches exploratoires dans ce domaine ont donné lieu à des résultats hétérogènes, peu répliquables et ainsi non comparables ni généralisables, contrairement à ce qui avait été obtenu dans le champ des troubles neurologiques (Kaszniak & Zak, 1996). La variabilité dans les conclusions de ces études provient en partie des particularités liées aux démences elles-mêmes, couplées à la position originale qu’elles tiennent au sein d’un grand nombre de disciplines cliniques. Ainsi, l’inconstance des résultats n’est guère surprenante tout autant que ne le sont leurs contradictions (Marková & Berrios, 2000).
Hétérogénéité des termes : variabilité du concept de conscience dans les démences
Dans la droite ligne des premières études sur les atteintes de conscience à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une hétérogénéité importante de termes a été employée pour définir l’altération de conscience dans les démences, reflétant par là même la diversité des disciplines s’y intéressant.Les conceptions de l’altération de conscience s’étendent ainsi du manque de conscience ou d’inconscience (Anderson & Tranel, 1989 ; Clare, 2002a ; Green, Goldstein, Sirockman, & Green, 1993 ; McGlynn & Kaszniak, 1991 ; Vasterling, Seltzer, & Watrous, 1997 ; Wagner, Spangenberg, Bachman, & O’connell, 1997), au déni (Deckel & Morrisson, 1996 ; Sevush & Leve, 1993 ; Weinstein & Kahn, 1994 ;), à la perte d’Insight (Debettignies, Mahurin, & Pirozzolo, 1990 ; Mangone et al., 1991 ; Mc Daniels, Axelrod, & Slovic, 1995), à la perte de conscience de soi (Gil et al., 2001 ; Kaszniak & Zak, 1996 ; Loebel, Dager, Berg, & Hyde, 1990) jusqu’au concept d’anosognosie (Feher et al., 1991 ; Michon, .Deweer, Pillon, Agid, & Dubois, 1994 ; Migliorelli et al., 1995 ; Reed, Jagust, & Coulter, 1993 ; Smith, Henderson, McCleary, Murdock, & Buckwalter, 2000) et de troubles de la métamémoire (Correa, Graves, & Costa, 1996 ; Theml, & Romero, 2001). Ces termes font référence aux mêmes champs disciplinaires définis dans le chapitre premier (cf. Tableau 1, p. 28). Toutefois, si les termes varient concernant le phénomène de conscience, ils restent circonscrits à une pathologie spécifique faisant référence à une entité clinique particulière, comme la notion d’Insight utilisée notamment pour la schizophrénie en psychiatrie. Nous pouvons ainsi y voir la différence majeure avec les autres pathologies liées à un référentiel théorique et clinique fort : les démences recouvrent de manière transversale un nombre important de disciplines et donc de champs théoriques distincts. Ainsi, l’étude de la conscience dans les démences nécessite une prudence importante compte tenu de la multiplicité simultanée de domaines cliniques et de recherche impliqués. L’interchangeabilité des termes en recherche et la superposition de l’usage vulgarisé en pratique a considérablement complexifié la lisibilité des résultats des études, et pendant un certain temps également l’établissement d’une définition claire et spécifique de ce concept. Ainsi, dans de nombreuses études, les concepts se croisent voire se télescopent au point que les distinctions théoriques sont réellement confondues, ne permettant plus de comprendre quel est le phénomène évalué (Feher et al., 1991 ; Starkstein, Sabe, Chemerinski, Jason, & Leiguarda, 1996 ; Verhey, Rozendaal, Ponds, & Jolles, 1993). Dans les démences, un intérêt particulier doit être porté sur le déni. Le phénomène du déni a été abordé dès la conception de la conscience en psychanalyse à propos des personnes exemptes de troubles ou de pathologie. Le déni est le seul terme qui se distingue des autres dans le sens où c’est le seul à ne plus être interchangeable et dont la distinction avec la conscience des troubles a joué un rôle important dans la conceptualisation de la perte de conscience. Il prend tout à fait sa place dans son sens premier à savoir celui de mécanisme de défense. Le déni est alors conçu comme un phénomène dynamique et représentatif d’un certain degré de conscience, alors même que la personne ne reconnaît pas les altérations dues à la maladie (Weinstein & Kahn, 1955). Un problème se pose quant à ce terme par rapport à son usage courant par les proches-aidants notamment. Enfin, comme l’ont mentionné Lechevalier et Lechevalier en 2007, la co-occurrence d’un mécanisme psychodynamique de déni et d’un symptôme d’altération de conscience des troubles n’est pas inconcevable, même si une distinction empirique reste délicate.
Définitions de la conscience des troubles ou anosognosie dans la démence
Conceptualisation de l’anosognosie : Hétérogénéité des notions
La conceptualisation de l’anosognosie dans les démences renvoie initialement à une altération de la conscience de la maladie de manière globale. Depuis, les résultats des recherches ont modifié cette représentation au profit d’un concept plus nuancé, incorporant une réelle dissociation et spécialisation de l’anosognosie dans les démences. En effet, une personne peut être à la fois consciente d’un déficit et ne pas se rendre compte d’un autre (McGlynn & Schacter, 1989). 61 En 1995, Kotler et Camp établissent une des premières définitions dans laquelle l’anosognosie renvoie à l’ « altération de la capacité à reconnaître la présence ou à apprécier la sévérité d’un déficit dans le fonctionnement sensoriel, perceptif, moteur, affectif ou cognitif ». Plus récemment, Starkstein, Jorge, Mizrahi, & Robinson (2006b) la définissent comme « une perte ou une diminution de conscience des déficits dans les activités de vie quotidienne, les changements comportementaux et les troubles de l’humeur ». Enfin, plus récemment encore, Spalletta, Girardi, Caltagirone, & Orfei (2012) la caractérisent par « une sous-estimation des limitations dans les activités de vie quotidienne, une incapacité à utiliser des stratégies de compensation et une tendance à adopter des comportements dangereux ». Les trois définitions présentées soulèvent des interrogations autour de la conceptualisation de l’anosognosie, tantôt exclusivement liée au fonctionnement de processus, tantôt comprise dans les conséquences qu’elle peut provoquer. D’emblée, il est intéressant de remarquer que quelle que soit la définition, l’anosognosie concerne souvent plusieurs domaines –sensorialité, vie quotidienne, cognition, comportement. Ce symptôme peut être envisagé à deux niveaux : comme une altération à prendre conscience d’un trouble spécifique mais également comme une difficulté à appréhender le retentissement réel de ce trouble en question. Les différentes notions de conscience dans la démence sont toutefois plus polarisées que dans n’importe quel autre champ d’étude. Premièrement, une partie des auteurs postule qu’il s’agit d’un symptôme inhérent au processus démentiel en lui-même. Plusieurs hypothèses se détachent de cette conception, sans toutefois être contradictoires. (1) La progression de la démence serait responsable de l’apparition et de l’aggravation des troubles de la conscience (Auchus, Goldstein, Green, & Green, 1994).
Les « objets » de conscience : effet du nombre dans les démences
En réponse à la profusion de signes et de symptômes, les études sur la conscience dans la démence sont obligées de se focaliser sur un nombre réduit d’éléments, une étude exhaustive étant cliniquement difficile à réaliser. Il est par ailleurs nécessaire de prendre en compte l’influence des concepts sous-jacents liés aux disciplines concernées. Marková et Berrios (2001) explicitent cette focalisation au travers du fait que l’Insight (essentiellement attaché au référentiel psychiatrique pour le diagnostic et la prise en soin) est un concept relationnel qui ne peut être compris qu’en fonction de sa relation à quelque chose, que ce soit un état pathologique ou un état non morbide. Les auteurs parlent alors d’objet de conscience pour caractériser la manifestation clinique particulière de l’Insight. 64 Il ne peut pas exister de conscience sans objet, comme l’a souligné la phénoménologie d’Husserl : c’est cet objet qui détermine le phénomène jusqu’à un degré significatif. Il existe une variation importante entre la considération globale de la maladie d’une part, et les caractéristiques et altérations individuelles d’autre part. Comparativement à la psychiatrie, les domaines et les objets d’exploration sont plus nombreux et cela est probablement le reflet des caractéristiques spécifiques de la démence. Dans les différentes études, on recense un nombre d’objets variable : d’une absence d’objet spécifié où la conscience est symbolisée à un niveau très global, sans spécification particulière, à plusieurs objets plus ou moins précis tels que la conscience de la maladie ou la mémoire… Ces objets sont généralement focalisés soit sur la maladie dans son ensemble soit sur une fonction particulière telle que la mémoire, mais là encore par exemple, au sein même de la fonction mnésique se distinguent les types (mémoire à court terme, mémoire épisodique) ou les aspects (encodage, stockage…). La multiplicité des objets de conscience sont ainsi un reflet direct de la diversité des domaines impactés par la démence. Les études vont avoir pour but de déterminer si l’atteinte de la conscience des troubles est globale et touche ainsi de manière indifférenciée tous les niveaux associés au fonctionnement général à savoir les domaines (cognition, affect, comportement), les sous-domaines (mémoire, langage, apathie), les fonctions (mémoire à court terme, compréhension) ou les processus (prise de décision, flexibilité, initiative). De la même façon, si l’anosognosie n’atteint pas le fonctionnement dans son intégralité et de façon homogène, l’étude des différents objets à chaque niveau va devenir tout à fait déterminante pour comprendre et conceptualiser ce symptôme.