Concept et sens
Parmi les caractéristiques qui séparent l’homme de l’animal, le langage hu- main est sans doute le plus marqué. L’existence d’une part d’environ six mille langues différentes sur la terre et le fait d’autre part que les gens réussissent à communiquer en utilisant leur langue malgré les ambiguïtés qui y sont présentes posent la question de savoir s’il existe une entité plus fondamentale que le langage humain.En tant qu’élément de construction de la cognition, le concept est étroitementlié à cette question. En effet le concept est un élément fondamental pour plusieurs disciplines de recherche et, à partir du concept, de nombreux phénomènes peuvent s’expliquer et de nombreuses connaissances peuvent être construites. De ce fait, la notion de concept se positionne fréquemment au centre des débats dans nombre de disciplines comme les sciences cognitives, la philosophie, la psychologie et la linguistique ; le concept est aussi un élément central pour le traitement automa- tique des langues (TAL) et, plus généralement, en intelligence artificielle (IA). Le fait que, d’une part, il existe depuis toujours des controverses sur ce thème dans les domaines concernés et que, d’autre part, aucune machine intelligente n’ait ja- mais vu le jour malgré des démarches courageuses initialisées par Turing, exigeune révision fondamentale de la discussion portant sur le concept, non seulement en ce qui concerne la notion en elle-même, mais aussi en faveur de son application pratique.
Quant à la relation entre le concept et le langage humain, il existe des débats très vifs autour de ce sujet. D’un côté, il existe des théories selon lesquelles le con- cept est influencé par la langue que l’on utilise (Whorf 1956, Sapir 1929, Dennett 1996). D’un autre côté, d’autres théories réclament que le concept existe avant le langage humain et que le concept ne soit pas influencé par le langage géné- ral (Fodor 1975) ou bien une langue spécifique (Vygotsky 1930/1978, Vygotsky 1934/1986). De nombreux résultats expérimentaux sur ce sujet préconisent tantôt la première vue tantôt la seconde. Par exemple, les différentes représentations du concept chez les sujets qui utilisent différentes langues valident la première posi- tion tandis que la constatation de l’existence du concept chez les jeunes enfants n’ayant pas encore acquis le langage appuie la deuxième hypothèse.D’autre part, l’étendue du concept varie très significativement selon les au- teurs : alors que le concept de Putnam (1975b) exclut l’extension, celui de Fo- dor (1998) l’inclut. Par exemple, pour Putnam, le concept EAU n’inclut pas l’ex- tension H2O tandis que pour Fodor il le fait. En outre, certains auteurs comme Jackendoff supposent qu’il existe deux types de concepts — concept I et concept E (Jackendoff 1990).
Ainsi, comme le dit Frege (1892/1997), le sens du mot concept est tantôt psy- chologique, tantôt logique et parfois même un mélange des deux notions. De ce fait, avant de discuter du concept et de sa théorie, il est primordial de bien cerner la notion de concept puisqu’elle varie selon les auteurs et les disciplines concernées. Dans cette étude, nous nous concentrerons sur le concept lexical. Pour faciliter la lecture nous utiliserons le terme concept à la place du terme concept lexical.L’étendue du concept varie de façon significative selon les points de vue des auteurs. Par exemple, alors que Descartes ne distingue pas explicitement le con- cept et l’idée, Frege (1891/1997, 1892/1997, 1892/1952) distingue explicitement ces deux notions. Chez Frege, tandis que l’idée est « subjective », le concept est « une fonction d’un argument, dont la valeur est toujours une valeur de vé- rité » (Frege 1891/1997). Ainsi, Frege rend le concept plus « objectif », laissant l’idée comme subjective séparant ainsi les deux notions. En effet, chez Frege, ainsi que chez Carnap, cette séparation est fondée sur la préconisation de l’entité abstraite contre l’entité mentale : en effet, pour eux le soutien à cette dernière est qualifié de « psychologisme ». C’est pour cela que Frege affirme que l’usage du concept est « purement logique » (Frege 1892/1997).Cette distinction est moins explicite chez Putnam puisqu’il qualifie le concept de « notion vague » ainsi que l’intension et préfère utiliser le terme d’extension qui est essentiellement la même notion que le concept frégéen. Putnam propose une modification de la définition traditionnelle de l’extension comme « l’ensemble des choses pour lesquelles le terme est valide (the set of things the term is true of) » : il propose d’utiliser terme et un sens qui ont une extension au lieu de terme tout court et sous-ensemble flou au lieu d’ensemble (Putnam 1975b). De ce fait, lorsque Putnam utilise le terme concept, ce terme signifie au fond l’idée de la terminologie de Frege et le terme concept chez Frege peut être interprété dans un sens plus large que celui de Putnam. Afin d’éviter la confusion, appelons l’idée chez Frege Cfr, le concept chez Putnam Cp et l’extension chez Putnam l’extension.