L’ouverture du paysage forestier boréal
En milieu forestier boréal, la dynamique inhérente à l’ouverture naturelle des peuplements et des paysages est régie par les feux, les épidémies d’insectes et les chablis (Attiwill, 1994). En modifiant la nature de la canopée, la hauteur et la composition des différentes strates végétales ainsi que la densité de tiges et la surface terri ère associée, ces perturbations génèrent l’ouverture du couvert forestier (Attiwill, 1994). Leurs effets sur les caractéristiques structurales des peuplements dépendent de la sévérité, de l’intensité et de la superficie touchée par la perturbation, mais également de la nature de celle-ci. Par ailleurs, quelque soit le type de perturbation, celle-ci confère à la superficie touchée de nouveaux attributs forestiers auxquels s’associe une communauté faunique particulière qui évolue au fil de la succession végétale (Crête et al. , 1995; Gentry et Vierling, 2007).
Il semble qu ‘aujourd’hui, l’équilibre de cette dynamique naturelle soit modifié par l’aménagement forestier, et ce, autant du point de vue végétal que du point de vue faunique (Burton et al., 1999). Plusieurs travaux ont montré d’importants changements de qualité (Sendak et al. , 2003; Kenefic et al., 2005), de composition ( De Grandpre et al. , 2000; Archambault et al., 2006; Boucher et al., 2006) et de structure (Belle-Isle et Kneeshaw, 2007) chez les peuplements touchés par la coupe forestière. À grande échelle, plusieurs auteurs se sont penchés sur l’ouverture des paysages forestiers aménagés due au système d’agglomération des coupes et aux types de coupe usuels sans rétention (CT; CPRS) (Franklin et Forman, 1987). D’un point de vue faunique, l’ensemble des mesures préconisées par ce type d’aménagement forestier tend à modifier le ratio d’habitat fermé et/ou mature disponible par rapport à l’habitat ouvert et/ou jeune. Au Québec, notamment, les conséquences de ces modifications à petite et moyenne échelle sur les communautés fauniques ont fait l’objet de diverses études (Potvin et Bertrand, 2004; St-Laurent et al. , 2007; St-Laurent et al., 2009).
Impact de l’ouverture du couvert forestier sur la dynamique de la grande faune boréale
Dépendamment de sa sélection de l’habitat (espèce d’intérieur, espèce de bordure), de son mode d’utilisation des ressources (généraliste, spécialiste) ou encore de sa position dans la chaîne trophique (proie, prédateur), une espèce peut répondre différemment aux modifications de son habitat (Andren, 1994). De toutes les espèces de grands mammifères en forêt boréale, le caribou forestier (Rangifer tarandus caribou) serait le plus affecté par l’ouverture anthropique du paysage forestier. Cela est notamment dû au fait que son habitat préférentiel correspond au type de milieu principalement recherché par l’industrie forestière, i.e. les peuplements résineux matures. De nombreux auteurs ont étudié l’effet des activités forestières sur l’utilisation de l’espace et la dynamique des populations de caribou ( Courtois et al., 2007; Brown et al., 2007; Schaefer et Mahoney, 2007). Il a notamment été démontré que le caribou évitait généralement les milieux perturbés et qu’il avait tendance à y occuper des domaines vitaux plus grands auxquels il était moins fidèle (Courtois et al., 2007; Faille et al., 2010). Il semble également qu’ en milieux fragmentés par l’ ouverture du paysage, la survie des adultes et la densité des populations soient diminuées (Courtois, 2003a; Wittmer et al., 2007) . Or, qu’elles soient d’ordre numérique (abondance), démographique (reproduction, survie) ou comportementale (déplacements, sélection d’habitat), les réponses d’une espèce aux perturbations dans son habitat sont susceptibles de modifier ses interactions avec d’autres espèces. Ainsi, il peut arriver qu’une modification telle l’ouverture de l’habitat forestier puisse affecter certains processus écologiques à grande échelle comme, par exemple, les relations prédateurs-proies. En forêt boréale, par exemple, l’ouverture du paysage serait responsable d’une modification des relations entre le caribou et ses prédateurs. Le rajeunissement de la forêt crée une cascade d’événements impliquant l’orignal (Alces alces), le loup gris (Canis lupus) et le caribou (Seip, 1992; Cumming et al., 1996; Rettie et Messier, 1998). Qu’ elle soit due à l’ aménagement forestier ou à la construction de structures linéaires (routes, lignes de transport d’ énergie et pipelines), l’ouverture anthropique du milieu forestier implique le rajeunissement de la forêt et l’augmentation des habitats de bordure au détriment des habitats d’intérieur. À moyen terme, il a été démontré que ces paysages perturbés favorisaient l’orignal (Schwartz et Franzmann, 1991 ; Rempel et al., 1997). Celui-ci supporterait alors de plus grandes populations de loup qui induiraient ainsi une plus grande pression de prédation sur le caribou (Cumming, 1992; Seip, 1992). De plus, il est reconnu que l’ours noir (Ursus americanus), un prédateur potentiel des faons de cervidés, prospère dans les milieux ouverts (Brodeur et al. , 2008). L’ouverture du paysage forestier boréal pourrait ainsi défavoriser le caribou forestier dont la situation est précaire à l’échelle de son aire de répartition (espèce menacée au Canada: COSEPAC, 2002; espèce vulnérable au Québec : MRNF, 2008).
La prédation est généralement reconnue comme le facteur limitant le plus important pour le caribou forestier. Il a par conséquent été proposé que le caribou utiliserait l’habitat de façon à minimiser le risque de prédation (Bergerud et Ballard, 1988; Seip, 1992; StuartSmith et al., 1997). Plusieurs comportements comme la dispersion printanière et l’isolement intraspécifique en période de mise bas correspondraient à des stratégies d’atténuation du risque de prédation (Ouellet et al., 1996; Rettie et Messier, 1998). En considérant le phénomène de « compétition apparente» entre les deux ongulés, l’hypothèse de la ségrégation spatiale du caribou par rapport à l’orignal pour minimiser les probabilités de rencontre avec leur prédateur commun apparaît comme un élément clé de la compréhension de la sélection de l’habitat et de l’utilisation de l’espace chez le caribou (Rettie et Messier, 1998, 2000; James et al., 2004).
Le caribou forestier et les milieux ouverts
Dans le contexte forestier actuel et considérant le statut précaire du caribou forestier, il est essentiel de s’intéresser à l’utilisation de l’espace par le caribou en forêt aménagée. L’importance des peuplements forestiers résineux matures et surannés pour le caribou est, à ce jour, bien documentée en période hivernale (Fuller et Keith, 1981; Terry et al., 2000; Johnson et al., 2004). Par contre, les connaissances sur l’importance des milieux ouverts sont relativement limitées, ce qui est particulièrement problématique considérant la croissance rapide de l’importance relative de ces milieux dans l’ aire de répartition du caribou forestier. Dans les études antérieures, ces milieux ont souvent été inclus dans une catégorie plus générale où il devenait impossible d’en évaluer l’importance réelle. Par ailleurs, en territoires aménagés, les travaux qui font état de la relation entre le caribou et les milieux ouverts suggèrent une utilisation variable selon les populations (Debellefeuille, 2001).
L’ouverture de l’habitat s’observe à deux échelles spatiales, soit celle du peuplement et celle du paysage. À l’échelle du peuplement, on distingue les milieux ouverts correspondant à des associations végétales ou types forestiers particuliers (e.g. les tourbières); et les peuplements perturbés d’origine naturelle (e.g. les chablis) ou anthropique (e.g. les coupes forestières). À l’ échelle du paysage, l’ouverture du couvert forestier se traduit plutôt par la proportion et la distribution des différentes parcelles d’habitat ouvert sur un territoire donné créant ainsi des patrons plus ou moins hétérogènes à grande échelle. Dans le cas du caribou, cette échelle apparaît particulièrement importante puisque son domaine vital chevauche une multitude de types forestiers et que ses patrons de déplacements et d’utilisation de l’espace sont directement associés à l’hétérogénéité du paysage comme c’est le cas pour d’autres grands ongulés (Morales et al., 2005; Courtois et al.,2007).
Les milieux ouverts: terrains forestiers improductifs
En milieu forestier aménagé, les « terrains forestiers improductifs» sont caractérisés par un rendement inférieur à 30 mètres cubes par hectare (OIFQ, 2008). Ils sont catégorisés selon le drainage de leur sol. Les « dénudés secs» sont des milieux très bien drainés. Il s’agit en fait d’une sous-catégorie de pessières noires matures dont la densité du couvert arborescent est inférieur à 25% (OIFQ, 2008). Leur importance en termes d’habitat d’hiver du caribou est maintenant bien documentée à l’échelle canadienne, en raison des biomasses élevées de lichens terricoles et arboricoles (ressource alimentaire) qui y sont associées (Rettie et aL, 1997; Gustine et al., 2006a).
À l’opposé, l’appellation « dénudés humides» comprend tous les milieux forestiers mal drainés, qu’il s’agisse d’aulnaies, de tourbières ou de marécages. L’utilisation de ces milieux par le caribou est généralement limitée aux différents types de tourbières, les minérothrophes (fens) et les ombrothrophes (bogs), plus ou moins boisées. Il s’agirait d’un type d’habitat fréquenté notamment en période de rut puisqu’il constitue de grandes étendues dégagées recherchées par les individus en quête d’un partenaire sexuel (Rettie et Messier, 1998). Dans l’ouest canadien, diverses études ont également interprété l’utilisation des dénudés humides boisés par le caribou comme un moyen d’augmenter le temps de recherche des prédateurs durant le printemps et l’été, périodes incluant la mise bas et l’élevage des jeunes (Stuart-Smith et al., 1997; Rettie et Messier, 1998). Dans le nord de l’Alberta, le caribou forestier vit en très faible densité presqu’exclusivement dans de grands complexes de tourbières. Plusieurs études ont montré une forte sélection pour les tourbières et un évitement des peuplements mieux drainés, préférés par l’orignal (Bradshaw et al. , 1995; Rettie et Messier, 2000; James et al., 2004). Ce comportement pourrait pennettre l’évitement des prédateurs puisqu’il se traduit en un taux de survie supérieur (Mcloughlin et a1.,2005).
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