Comprendre la continuité d’un processus collectif d’innovation avec une théorie du véhicule

Comprendre la continuité d’un processus collectif
d’innovation avec une théorie du véhicule

Le développement temporel de l’innovation : la question de la continuité du processus

 Dans cette thèse, nous avons convergé d’une question simple, managériale, ancrée dans une réalité de praticien, au concept du véhicule de l’innovation. Ce concept a certes été échafaudé en partie sur le terrain, de façon inductive. Mais il s’appuie aussi sur divers champs de la recherche et se réfère explicitement à des travaux existants. Cette première partie est consacrée à faire le compte des apports théoriques que nous avons utilisé ici. Elle nous permet aussi de définir notre objet de recherche et de préciser quelle est la question de recherche traitée. Dans un premier chapitre, nous expliquons comment notre question de départ, « qu’est-ce qui fait marcher un processus collectif d’innovation », nous positionne dans un objet de recherche particulier. En redéfinissant terme à terme les principaux concepts de cette question (marcher, projet, collaboratif, innovation), nous pouvons pointer des question souvent traitées par ailleurs, ce qui nous permet de replacer notre travail dans un objet de recherche mieux balisé : celui du développement temporel d’un processus collectif d’innovation. Nous situons cet objet à la croisée de trois champs théoriques revus un à un dans les trois chapitres suivants : les processus d’innovation, les collectifs innovants et l’analyse processuelle. Dans un deuxième chapitre, nous faisons la revue de trois courants ayant explicitement abordé l’innovation à la fois dans sa dimension collective (l’innovation est le fait d’individus nombreux, agissant collectivement) et dans sa dimension temporelle (l’innovation est un processus qui se déroule dans le temps). Ces courants sont les travaux du MIRP, la Sociologie de l’Acteur Réseau et la théorie CK de la conception. Malgré les nombreuses différences entre ces démarches, une certaine vision du processus semble se dégager, et en particulier sur l’imbrication entre une dimension sociale et une dimension cognitive de ce processus. Dans le chapitre trois, nous faisons une revue des travaux scientifiques portant sur l’analyse des collectifs, vus tantôt comme des réseaux d’individus, et tantôt comme des assemblages de communautés. Le rôle de ces collectifs dans les processus d’innovation est essentiel et a fait l’objet de travaux dont nous devrons tenir compte dans notre analyse : l’innovation est un processus durant lequel des connaissances sont créées, échangées, transformées, et il ne fait plus de doute que la cognition est encastrée dans une structure sociale, en particulier dans des collectifs d’individus. Pour compléter notre cadre conceptuel, nous nous appuyons dans le chapitre quatre sur les travaux récents du LEST portant sur l’analyse des processus en sciences sociales. En effet, bien que la nature « processuelle » de l’innovation soit reconnue depuis longtemps, elle n’a pas été souvent analysée avec les outils conceptuels propres aux analyses de processus. Or, un processus d’innovation est avant tout un processus social : il se déroule dans un contexte riche, qui se déploie sur divers niveaux d’analyse, non linéaire, il est fait de séquences et son cheminement peut être l’objet de réorientations rapides, dites bifurcations. Ce chapitre nous permet de constituer la grammaire des concepts que nous pourrons utiliser pour décrire l’innovation comme un processus social. Finalement, le chapitre cinq nous permet situer notre questionnement de départ à la croisée de ces diverses influences, et de le reformuler en des termes issus de la littérature abordée ci-dessus. La question traitée ici est la suivante : « Comment expliquer la continuité du raisonnement de conception malgré les transformations de l’assemblage des ingrédients mobilisé au cours du processus collectif d’innovation ». Pour traiter de cette question, nous nous appuierons sur trois propositions théoriques issues de la revue de littérature présentée dans cette partie. Nous détaillons ici ces propositions. Graphiquement, la logique de cette première partie peut être présentée comme suit : Schéma 1: Représentation graphique de la première partie CH1 – Objet de recherche : le développement temporel d’un processus collectif d’innovation Projet => Processus Collaboratif => Collectif Marche => Continuité CH2 Les processus collectifs d’innovation Le MIRP La Sociologie de l’Acteur Réseau La théorie CK de la conception CH4 L’analyse processuelle CH3 Les collectifs innovants Contexte et analyse processuelle Du contexte aux ingrédients Les moteurs d’un processus CH5 – Cadre conceptuel et Question de recherche Les réseaux Les communautés Question de recherche Propositions théoriques 19 Chapitre 1. Objet de cette recherche : le développement temporel d’un processus collectif d’innovation CH1 – Objet de recherche : le développement temporel d’un processus collectif d’innovation Projet => Processus Collaboratif => Collectif Marche => Continuité CH2 Les processus collectifs d’innovation Le MIRP La Sociologie de l’Acteur Réseau La théorie CK de la conception CH4 L’analyse processuelle CH3 Les collectifs innovants Contexte et analyse processuelle Du contexte aux ingrédients Les moteurs d’un processus CH5 – Cadre conceptuel et Question de recherche Les réseaux Les communautés Question de recherche Propositions théoriques « Qu’est-ce qui fait marcher un projet collaboratif d’innovation ? » 21 Cette question concrète est à l’origine du processus débouchant sur la rédaction de cette thèse. Cette question n’est pas un objet de recherche, mais elle est une clef qui permet d’entrer dans plusieurs champs déjà bien balisés par des chercheurs en sciences sociales. Ce premier chapitre est donc consacré à replacer la problématique exprimée ci-dessus dans un domaine, un champs d’investigation particulier traité de diverses manières dans la littérature. C’est aussi l’occasion de préciser un certain nombre de termes, de dire quelles sont les définitions retenues. Pour définir cet objet, on peut prendre mot à mot les termes de la question posée. : « Qu’est-ce qui fait marcher un projet collaboratif d’innovation ? » L’innovation pour commencer : terme polysémique, traité par de très nombreux champs des sciences sociales, doit être vue autant comme un processus, que comme un résultat de ce processus bien particulier (section 1). Le projet, quant à lui, est un mode de gestion de l’activité très répandu, souvent imposé aux praticiens de l’innovation, mais dont l’adéquation avec le processus d’innovation est de pus en plus souvent remise en cause. C’est donc le rôle et la place de la gestion par projet dans le cours d’un processus d’innovation qui est problématique (section 2). Le collaboratif est un terme dont il faut se méfier : le collaboratif est à la mode, mais le mot est souvent utilisé dans un sens général, et recouvre des réalités très différentes. Or, on peut distinguer la coopération de la collaboration par exemple. Compte tenu de l’importance des activités cognitives dans un processus d’innovation, nous proposons de nous consacrer à la dimension collective et inter-individuelle de l’innovation, sens que nous retenons pour aborder le côté « collaboratif » de l’innovation (section 3). Enfin, un « processus qui marche » est un processus qui dure dans le temps, tout en produisant des changements. C’est donc la question de sa continuité dans le temps, malgré les changements, qui nous intéresse ici. Pour comprendre cette continuité, la description des chaînes de cause à effet n’est pas suffisante : il faut décrire et comprendre le développement temporel de ce processus (section 4). En conclusion on constate qu’un PCI est un moment dans un processus collectif d’innovation, et que le fonctionnement, la « marche » d’un PCI s’inscrit directement dans le cadre du « développement temporel du processus collectif d’innovation », ce qui constitue l’objet de notre recherche. Cet objet est à la croisée des trois champs étudiés dans les trois chapitres suivants. Section 1.1 De quelle innovation parlons nous ? « Mais qu’est-ce qui fait marcher un projet collaboratif d’innovation ? » Le premier terme que nous allons définir est celui d’innovation. L’innovation a été abordée dans de multiples champs des sciences sociales, et il est ainsi très compliqué d’en donner une seule définition. Pour reprendre l’expression de Le Masson, Weil et Hatchuel (2006), on pourrait voir l’innovation au « kaléidoscope des disciplines ». Dans ce kaléidoscope, nous allons insister ici sur un double aspect de l’innovation : une innovation est un artefact (ou plusieurs), mais c’est aussi un processus. Dès les années 1930, Schumpeter a proposé de distinguer 5 types distincts d’innovation : ➢ la fabrication de biens nouveaux (l’iphone de Macintosh ou la voiture à moteur hybride sont des exemples de ce type d’innovation au XXI ème siècle) ➢ l’emploi de nouvelles méthodes de production (le cas de Linux, fabriqué par une communauté de développeurs indépendants pourrait en être un bon exemple contemporain) ➢ l’utilisation de nouvelles matières premières (on pourrait penser par exemple au remplacement du plastique par des matériaux biodégradables dans la fabrication des sacs pour la grande distribution) ➢ l’utilisation d’une nouvelle organisation du travail (la mise en place d’un outil informatisé de gestion de la relation client s’appuie sur une réorganisation de la fonction commerciale de l’entreprise) ➢ la découverte de nouveaux débouchés Dès cette première typologie, on remarque deux choses : l’innovation ne repose pas nécessairement sur des inventions ou des technologies. De plus, l’innovation porte sur des objets très différents (méthodes de production, produits, matières premières, etc.). Depuis Schumpeter, d’autres typologies sont couramment employées pour décrire divers types d’innovations 

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 Différentes natures d’innovation ?

 Classiquement, on distingue trois idéaux types d’innovation : ➢ l’innovation produit, qui consiste à commercialiser un objet nouveau (c’est le cas de la voiture à moteur hybride); 23 ➢ l’innovation de procédé, qui consiste à fabriquer un produit existant selon de nouvelles techniques (ce sera la cas à chaque fois, par exemple, que l’on automatise en partie une chaîne de fabrication); ➢ l’innovation organisationnelle, qui consiste à modifier l’organisation du travail, sans impliquer des technologies nouvelles (c’est en partie le cas de Linux, qui n’est plus fabriqué par une entreprise, mais par une communauté de développeurs indépendants). Mais cette distinction classique est aujourd’hui remise en cause (Mothe, 1997). Prenons le cas emblématique de l’iPhone de Macintosh. Cet objet est un nouveau produit, intégrant une interface graphique et tactile, des fonctions de téléphonie, de lecteur de médias, de navigateur internet et d’ordinateur portatif qui le distinguent des autres objets existant (ce n’est ni un téléphone, ni un ordinateur, ni un lecteur de médias). C’est donc une innovation produit. Mais son succès est aussi lié à une innovation organisationnelle, puisqu’il repose sur un accord inédit entre un fabriquant de terminaux électroniques et des compagnies de télécommunication qui distribuent cet objet, ainsi que la mise en place d’un site Internet de distribution de contenus multimédias (Apple Store). C’est ainsi que Boer et During (Boer and During, 2001) considèrent que toute innovation est en fait une nouvelle combinaison Produit/Marché – Technologie – Organisation, soit une combinaison des trois types d’innovation décrits plus haut. La typologie de base est donc abandonnée peu à peu, chaque catégorie (produit, technologie, processus) devenant une qualité, une dimension de toute innovation. 

 Différentes intensités d’innovation ? 

Qu’y-a-t-il de commun entre un nouveau rasoir à quatre lames (qui se distingue donc des rasoirs à trois ou deux lames) et l’iPhone dont nous venons de parler plus haut, et qui réunit en un seul objet un téléphone, un navigateur Web, un lecteur multimédia et un ordinateur portable ? Il existe une distinction classique entre l’innovation incrémentale, qui ne fait qu’ajouter une ou quelques caractéristiques à un objet classique (le rasoir), et l’innovation radicale, qui crée un couple produit/marché nouveau, modifie les usages, les équilibres dans un secteur (le iPhone). Il existe d’autres classifications des innovations selon leur degré de nouveauté, l’impact qu’elle peuvent avoir sur les marchés, l’effort organisationnel qu’elles nécessitent. On pourrait par exemple citer la typologie de Abernathy et Clark (Abernathy and Clark, 1988), qui distingue deux axes de discrimination de l’innovation : son influence sur les marchés existants, et son lien aux technologies et compétences existantes. En croisant ces deux dimensions, on obtient alors la matrice suivante : Tableau 1: Quatre types d’innovation d’après Abernathy et Clark (1988) L’innovation repose sur des technologies et des compétences habituelles L’innovation nécessite des compétences et des technologies nouvelles L’innovation crée un marché nouveau Innovation de Niche Innovation Architecturale L’innovation exploite un marché existant Innovation régulière Innovation Révolutionnaire L’intérêt de distinguer l’intensité des innovations est de suggérer que, selon le cas, les implications pour la ou les organisations porteuses de ces innovations vont être différentes. Des innovations incrémentales, ou régulières, ne remettent pas en cause la base de connaissances, de compétences, de technologies maîtrisées par l’entreprise. Tandis que des innovations plus radicales, révolutionnaires, et plus encore architecturales, imposent de remettre en cause de nombreuses habitudes, connaissances, voies d’accès aux marché, etc. Derrière ces typologies, se dégage l’idée que l’innovation nécessite souvent la remise en cause des modèles organisationnels, la transformation des connaissances, des métiers, etc. Bref, que l’innovation implique des changements. L’innovation n’est pas seulement un résultat classable dans une typologie : c’est aussi un « processus », un phénomène qui se déroule dans le temps

Table des matières

Chapitre 0. Chapitre Introductif
PREMIÈRE PARTIE
Le développement temporel de l’innovation : la question de la continuité du processus
Chapitre 1. Objet de cette recherche : le développement temporel d’un processus collectif d’innovation
(1.1) De quelle innovation parlons nous ?
(1.2) De la question du projet à celle du processus
(1.3) De la collaboration aux collectifs
(1.4) De la marche d’un projet au développement temporel d’un processus
(1.5) Conclusion
Chapitre 2. Les Processus Collectifs d’Innovation
(2.1) Le MIRP : le voyage de l’innovation
(2.2) La Sociologie de l’Acteur-Réseau (SAR)
(2.3) La conception innovante
(2.4) Conclusion
Chapitre 3. Les collectifs innovants
(3.1) Réseaux d’individus et innovation
(3.2) Communautés et innovation
(3.3) Conclusion
Chapitre 4. L’analyse processuelle
(4.1) L’activité et son contexte
(4.2) Contextualisme et approches processuelles
(4.3) Du contexte aux ingrédients
(4.4) Les moteurs d’un processus
(4.5) Conclusion
Chapitre 5. Cadre conceptuel et question de recherche
(5.1) Question de recherche
(5.2) Les propositions théoriques
(5.3) Conclusion
DEUXIÈME PARTIE
Une recherche exploratoire hybride
Chapitre 6. Méthode et posture de recherche
(6.1) Une démarche de connaissance pragmatique
(6.2) L’ancrage terrain de notre projet de recherche
(6.3) Construction d’une extériorité
(6.4) Un raisonnement en forme d’enquête
(6.5) Le dispositif d’observation de MEMORY
(6.6) Conclusion
Chapitre 7. Opérationnaliser notre question de recherche
(7.1) Les ingrédients du processus MEMORY
(7.2) Description du déroulement temporel du processus collectif d’innovation MEMORY
(7.3) Un jeu à trois moteurs et la métaphore de l’exploration
(7.4) Conclusion
TROISIÈME PARTIE
Le cas du processus MEMORY
Chapitre 8. Fondations de MEMORY
(8.1) Le début du processus MEMORY
(8.2) La Séquence Fondations
(8.3) La bifurcation PCRD
Chapitre 9. Du Consortium au Projet MEMORY
(9.1) La Séquence Consortium
(9.2) La Séquence de Latence
(9.3) La bifurcation Projet MEMORY
Chapitre 10. Le projet MEMORY de sa préparation aux premiers résultats
(10.1) Sur le plan cognitif : conjonctions et nouvelles partitions
(10.2) Le fil des événements
(10.3) Les ingrédients dans cette Séquence
(10.4) Le véhicule dans cette séquence
Chapitre 11. Vers le projet MEMORY V2
(11.1) La bifurcation suite au départ d’Hector
(11.2) La séquence MEMORY V2
(11.3) Le véhicule au départ de cette séquence
Chapitre 12. Les moteurs du processus MEMORY
(12.1) Des moteurs téléologiques
(12.2) Les effets contradictoires des moteurs évolutionnistes
(12.3) Moteurs dialectiques : les couplages multiples des ingrédients
(12.4) Un jeu à trois moteurs et la métaphore du voyage de Christophe Colomb
Chapitre 13. Discussion des résultats
(13.1) Retour sur les propositions théoriques
(13.2) La théorie du véhicule
(13.3) Apports théoriques
Chapitre 14. Conclusions
(14.1) Enseignements théoriques
(14.2) Enseignements Managériaux
Bibliographie

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