Le manager, l’intelligence collective et les pratiques collaboratives
Nous mobilisons les travaux sur l’intelligence collective présentés et nous introduisons le terme de pratiques collaboratives pour désigner des moyens organisationnels, qui recouvrent sur le terrain un ensemble d’usages, de manières de faire et d’être formant un art de faire émerger l’intelligence collective . Pour initier ces pratiques, nous nous intéressons aux managers de proximité, qui, selon l’enquête APEC (2013), représentent 25% de la population cadre du secteur privé, et plus particulièrement, aux managers de premier niveau qui ont en charge la gestion des situations de travail et l’animation des équipes. Nous analysons le rôle joué par la situation pour la mise en œuvre de pratiques collaboratives auprès des managers de proximité. Ainsi, dans cette thèse, nous considérons que l’intelligence collective et le rôle du manager sont par définition situés. Un ensemble de recherches autour de l’action située, et de la situation de gestion a montré la pertinence du concept de situation pour comprendre les leviers d’action managériale en contexte incertain et complexe. En effet, la situation de gestion permet d’isoler des séquences et de les combiner puis de les analyser en 3 dimensions : temps, lieu, interactions.
Les définitions de l’intelligence collective
Les définitions (nous en avons recensé une trentaine dans la littérature) parlent essentiellement de capacité cognitive, par exemple en définissant l’intelligence collective comme : « L’intelligence collective désigne les capacités cognitives d’une communauté résultant des interactions multiples entre des membres (ou agents) » .
« Ensemble des capacités de compréhension, de réflexion, de décision et d’action d’un collectif de travail restreint issu de l’interaction entre ses membres et mis en œuvre pour faire face à une situation donnée présente ou à venir complexe ».
D’autres définitions insistent sur l’exploitation en synergie de cette capacité cognitive, et décrivent le résultat obtenu comme : « l’alchimie d’un collectif et des singularités qui le composent pour agrandir le pouvoir de réalisation de chacun ». ou encore comme un stade de développement ultime.
«Le stade de développement, appelé également « maturité d’équipe » où cette dernière « accède à un mode de fonctionnement moins clivé caractérisé par un support mutuel plus sincère et au service de tous» .
Enfin, d’autres font appel à un concept connexe d’intelligence émotionnelle collective : «L’intelligence collective émotionnelle se définit par la capacité d’un groupe à développer un ensemble de normes qui promeuvent la conscience et la régulation des émotions de chacun des membres et du groupe» .
Le phénomène est décrit comme un « processus dynamique collaboratif de production de savoir réflexif ». Sa nature est « réflexive : elle est un apprentissage collectif dans la réflexion commune et l’action commune » .
Elle est aussi systémique. Reprenant les principes de base d’auto-organisation et d’émergence, l’intelligence collective des équipes nécessite pour exister un système caractérisé par trois éléments : Une situation de travail complexe, pour qu’il y ait mobilisation de tous, une équipe de travail synergique et diversifiée, dont «les membres sont des sous-systèmes doués d’intelligence; un ensemble de cerveaux, d’expériences, un ensemble de moteurs et d’acteurs» . Une action : l’équipe de travail est tournée vers l’action.
Les leviers managériaux
D’autres travaux recherchent les leviers managériaux permettant de développer l’intelligence collective. Il s’agit d’agir sur ces leviers (composition d’équipe, posture managériale…) pour renforcer l’intelligence collective et ainsi obtenir une meilleure performance ou un meilleur développement humain . Certains travaux montrent que l’intelligence collective améliore certaines formes de performance comme la qualité des décisions. D’autres considèrent que l’intelligence collective est un indicateur d’efficacité d’une équipe de travail. Ainsi, les travaux en Sciences de gestion étudient l’intelligence collective au prisme de la performance, comme le souligne Penalva (2006) : « L’intelligence collective peut être considérée comme une hypothèse relative à la capacité d’un groupe d’acteurs humains et d’agents artificiels à atteindre dans une action commune une performance supérieure à l’addition des performances individuelles » . Voici quelques exemples de leviers que nous avons relevés dans la littérature : Une posture managériale bienveillante, tournée vers plus d’autonomie de collaboration, de responsabilité des acteurs. Certaines pratiques dédiées : des méthodes de créativité comme le design thinking lors de hackathons, ou l’égalité de temps de parole, permettraient de bénéficier de la diversité de points de vue et des interactions associées à l’intelligence collective .
La possibilité d’agir et prendre en même temps du recul sur sa propre action, c’est-à-dire «apprendre à articuler l’action et la connaissance» .
«les membres de l’équipe apprennent et se souviennent de leur propre expérience notamment au travers des blocages et difficultés rencontrées et les mettent à profit au sein de l’équipe».
La clarté et la co construction de l’organisation du travail : bien identifier les rôles, les complémentarités, les ambitions de chacun dès le début du projet s’appuyer sur la coexistence et la qualité du travail commun comme un bon processus, de bonnes compétences techniques, une vision commune . Selon Zaïbet (2007), un certain nombre de points semblent faire l’objet d’un consensus émergent dans la littérature, permettant de caractériser l’intelligence collective: «L’intelligence collective est un système, on peut dire que c’est la somme des intelligences individuelles des membres d’une équipe plus leurs relations.
L’intelligence collective est propre à un collectif de travail restreint, car les interactions sont plus faciles dans ce contexte. L’intelligence collective est un processus. Elle va donc se transformer et évoluer en différents stades.
La création de l’intelligence collective est liée à la situation, au contexte de travail. ». Néanmoins, les travaux sont fragmentés et tous ces éléments ne constituent pas un cadre conceptuel stabilisé. A notre connaissance, pour synthétiser les travaux existants en Sciences de gestion, le seul modèle opérationnel de l’intelligence collective d’un groupe restreint proposé à ce jour, est celui de Zaïbet – Gréselle .
Les émotions, une dimension clé de l’intelligence collective
Par ailleurs, ces travaux ne considèrent plus les émotions comme un facteur de performance collective mais comme une dimension essentielle de l’intelligence collective. Par exemple, l’expérimentation suivante montre cette dimension. A partir d’études de cas d’individus ayant subi des lésions du lobe préfrontal, Damasio et Sutherland (1994) ont montré que ces personnes pouvaient tout à fait raisonner et prendre des chemins logiques et rationnels pour instruire les situations mais aboutissaient à des décisions irrationnelles au regard de leurs intérêts, comme si l’altération de la zone émotionnelle rendait difficile voire impossible la décision appropriée. A partir de ce constat, ils se sont intéressés à la façon dont la conscience et l’émotion s’articulent. En lien avec le concept d’intelligence collective, nous reprenons ici quelques verbatims de Damasio collectés, dans un documentaire sur l’intelligence collective et le football où il évoque la place de l’émotion dans la conscience, et le mécanisme de prise de décision en situation complexe. Plus la situation est complexe, plus elle appelle une forme de prise de décision qui nécessite d’accroître la capacité de saisir la complexité. Pour Damasio, cela nécessite de plonger dans un espace non conscient parce que :
« Bizarrement cet espace non conscient, du fait même qu’il n’est pas sous le contrôle de l’attention, a en fait une capacité plus grande, offre plus de place pour appréhender la complexité. Une fois dans cet espace et à condition de s’être entrainé, il y a certaines actions qu’on privilégie plus que d’autres qui sont dictées par les précédents entrainements et par la manière dont on associe de l’émotion à certaines actions plutôt qu’à d’autres ; et alors l’émotion opère très facilement dans cet espace non conscient et offre littéralement une solution qu’on n’a plus qu’à appliquer. Donc vous avez un problème, vous plongez dans cet espace non conscient et vous émergez avec une solution qui s’impose d’elle-même.»
Les tensions vécues par les managers de proximité
Payre et Scouarnec (2015) montrent à travers une analyse prospective de ce métier que la répartition de ces activités est en pleine évolution : bien que les managers de proximité n’y soient pas préparés, ils seraient dans les années qui viennent de plus en plus au cœur non seulement de l’atteinte, non pas des objectifs « business » mais du développement des hommes et des femmes de l’organisation, en jouant un rôle de pilotage et d’animation des équipes, de construction de la stratégie et de traduction du changement dans un contexte complexe, turbulent et digitalisé. Par ailleurs, dans les approches de qualité de vie au travail promues par l’Union Européenne et en France par le Ministère du travail et les organismes tels que l’ANAC , ils sont perçus comme le niveau d’encadrement proche des individus et des équipes, sur qui reposerait les leviers du bien-être au travail. Il est aujourd’hui clairement fait mention du rôle clé des managers d’équipes pour ré-humaniser le management.
Dans la pratique, un certain nombre de travaux montre cependant que les évolutions actuelles peuvent être à l’origine de tensions, de conflits et de difficultés au quotidien pour les managers. D’abord, parce qu’ils sont impliqués dans des situations de gestion quotidienne, où la routine et les relations interpersonnelles peuvent ne pas fonctionner, ils sont exposés à une surcharge informationnelle, décisionnelle et même émotionnelle, avec un temps limité pour prendre du recul par rapport à leurs différentes activités. Les cadres de première ligne sont alors en relation directe avec le « vrai travail » et subissent les effets de la complexité en termes de vitesse, risques psycho-sociaux, sens du travail dans leur activité quotidienne. Confrontés au changement continu, ils doivent souvent faire face à des paradoxes et sont en véritable risque d’épuisement . Leur vécu est donc plutôt celui d’un intermédiaire, régulateur de multiples tensions : fait d’adrénaline, de passion pour cet équilibre à trouver en permanence entre ressources, besoins, priorités et aussi de stress, de fatigue mentale, émotionnelle et physique aussi, qui malheureusement se traduit par un accroissement des burn out dans cette catégorie de salariés.
Table des matières
Introduction générale
Première partie. Le cadre théorique, épistémologique et méthodologique
Chapitre 1. Comprendre l’intelligence collective, de l’état de l’art à un cadre théorique alternatif
Introduction
1. L’intelligence collective, le manager de proximité et le changement
2. La théorie U, un cadre alternatif pour comprendre l’intelligence collective
3. La situation, un concept adapté pour scruter les pratiques managériales
Conclusion. Le cadre opérationnel d’analyse de notre recherche
Chapitre 2 De la démarche scientifique aux choix méthodologiques
Introduction
1. La démarche scientifique
2.Une méthode de recherche empirique
3.Validité et fiabilité
Conclusion du chapitre 2
Deuxième Partie. L’étude empirique. Résultats, analyses de données et discussion
Chapitre 3. Vivre des situations d’intelligence collective, une expérience de la présence
Introduction
1.Présentation des sites d’immersion et des managers
2.Que vivent les managers de proximité en situation d’intelligence collective?
3.Qu’est-ce qu’une situation d’intelligence collective?
Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4. Gérer des situations en intelligence collective: un enjeu de qualité d’attention
Introduction du chapitre 4
1.Quels enjeux d’une gestion de la qualité d’attention ?
2.Des interstices de temps suspendu pour régénérer la qualité d’attention
3. L’influence des aménagements spatio-temporels sur la qualité des relations
4.Limites des aménagements spatio-temporels, rôle des gestes et postures du manager
Conclusion du chapitre 4
Chapitre 5. Développer une capacité d’agir consciente et située
Introduction
1.Les gestes du manager en situation
2. Une infrastructure humaine, soutien de l’apprentissage
3.Un processus d’apprentissage transformationnel : l’action apprenante
Conclusion du chapitre 5
Chapitre 6 Discussion des résultats
Introduction
1.Synthèse et modélisation de nos résultats
2. Discussion : de l’enjeu de gestion de la complexité à l’enjeu d’humanisation du management
Conclusion du chapitre 6
Conclusion générale
1. Contribution conceptuelle et méthodologique
2. Limites de notre recherche
3. Implications et recommandations managériales
4. Perspectives de recherche
Bibliographie
Annexes