Cohomologies p-adiques et espaces de Rapoport-Zink
Un survol très rapide
Le but de cette thèse est d’étudier quelques aspects de la géométrie p-adique d’une famille d’espaces analytiques (appelés espaces de Lubin-Tate et de Drinfeld) et de certains de leurs revêtements, qui jouent un rôle particulièrement important dans le programme de Langlands. Plus précisément, nous voulons relier la cohomologie de de Rham de ces espaces et la théorie des représentations des groupes GLd+1(K) et D∗ , où K est une extension finie de Qp et D est l’algèbre centrale sur K, à division et d’invariant 1/(d + 1). Nous allons fixer pour toute la suite une extension finie K de Qp, dont on note OK l’anneau des entiers, F = Fq le corps résiduel et $ une uniformisante. Soit C = cK le complété d’une clôture algébrique de K et K˘ = Kdnr le complété de l’extension maximale non ramifiée de K. Soit d ≥ 1 un entier et soit Hd K l’espace de Drinfeld de dimension d sur K. C’est un espace analytique rigide tel que H d K(C) = P d K(C)\ [ H∈H H, où H est l’ensemble des hyperplans K-rationnels de P d K. Le groupe G = GLd+1(K) agit naturellement sur Hd K. Dans un article monumental [Dri76], Drinfeld a construit une tour de revêtements finis étales G-équivariants (Mn Dr)n≥0 de l’espace M0 Dr := Hd K˘ ×Z (avec Hd K˘ = Hd K ⊗K K˘ ), de groupe de Galois O∗ D. La cohomologie étale l-adique pour l 6= p de cette tour fournit une réalisation géométrique de la correspondance de Langlands et de Jacquet-Langlands locales, cf. [Har97], [Boy99], [HT01]. Pour l = p, d = 1 et K = Qp, il est montré dans [CDN20] que la cohomologie étale p-adique de ces espaces encode aussi la correspondance de Langlands locale p-adique pour GL2(Qp). Dans ce travail, nous nous intéressons à la cohomologie de De Rham de la tour de Drinfeld, guidés par le principe informel suivant : les résultats l-adiques établis dans [Har97], [Boy99], [HT01] doivent avoir des analogues en cohomologie de de Rham, obtenus en oubliant simplement l’action du groupe de Weil WK de K et en changeant les coefficients. L’action de WK sur les groupes de cohomologie l-adique est très intéressante, mais elle devient invisible sur les groupes de cohomologie de de Rham, qui encodent uniquement les liens entre les représentations de G et de D∗ . Ce genre de résultat a été démontré pour d = 1 dans [DLB17] (pour K = Qp) et dans [CDN20] (pour K quelconque), pour toute la tour de Drinfeld. Nous renvoyons aussi à [SS91], [IS01] et [DS01] pour illustrer ce principe en niveau 0. Notre résultat principal est une preuve (purement locale) de ce principe pour la « partie supercuspidale » de la cohomologie quand n = 1 et d est quelconque. Il s’agit d’un analogue en cohomologie de de Rham du résultat l-adique démontré par voie locale par Wang [Wan14a]. Nous utilisons de manière cruciale les résultats géométriques concernant M1 Dr obtenus dans loc.cit (la situation est nettement plus compliquée pour Mn Dr quand n > 1, et il est peu probable qu’une approche purement locale puisse résoudre ce problème).
Théorie du corps de classe local
Avant d’introduire les espaces de Lubin-Tate, il convient de rappeler un certain nombre de résultats classiques concernant la théorie du corps de classe local. Considérons le groupe de Weil WK des K-automorphismes de K qui agissent via une puissance entière du Frobenius d’ordre q sur le corps résiduel F de C. C’est un sous-groupe dense du groupe de Galois absolu GK = Gal(K/K). L’étude des représentations de dimension 1 de 6 WK revient à l’étude de l’abélianisé Wab K de WK. Le résultat principal de la théorie du corps de classe établit l’existence d’un isomorphisme Art : K∗ ∼→ Wab K En particulier, les représentations de dimension 1 du groupe de Weil sont en bijection avec celles de GL1(K) = K∗ . Une description explicite et particulièrement élégante de l’isomorphisme ci-dessus a été donnée par Lubin et Tate dans l’article monumental [LT65]. Rappelons brièvement leur construction. Pour cela, nous avons besoin de la notion de OK–module formel sur OK. Cela revient à la donnée de séries formelles F(X, Y ) ∈ OK JX, Y K et [a]F (X) ∈ OK JXK pour a ∈ OK telles que F(X, Y ) ≡ X + Y (mod (X, Y ) 2 ) [a]F (X) ≡ aX (mod X2 ) et en posant x + y = F(x, y) et a.x = [a]F (x) pour x, y ∈ mC, on obtient une structure de OKmodule sur mC. Nous dirons que le module formel est de type Lubin-Tate si l’on a la congruence supplémentaire [$]F (X) ≡ Xq (mod $). Les points de $n -torsion de ce module forment un sous-groupe cyclique d’ordre q n que l’on notera F[$n ]. En rajoutant ces points de torsion à K, on obtient la construction fondamentale : K$,F = [ n K(F[$ n ]). Cette construction est bien sûr un analogue local d’une construction classique sur les courbes elliptiques. Par exemple, si l’on prend K = Qp et $ = p, alors [p]F (X) = (1 + X) p − 1 et on obtient l’extension cyclotomique Qp(p 1/p∞ ). L’intérêt de cette construction et que l’on peut aisément donner un morphisme : K∗ → Gal(K$,F · Knr/K) = Gal(K$,F /K) × Gal(Knr/K). Ce morphisme envoie l’uniformisante $ sur le Frobenius Frobq ∈ Gal(Knr/K), et sa restriction à O∗ K ⊂ K∗ est décrite comme suit : l’action de Gal(K$,F /K) sur les points de torsion induit une action sur le module de Tate TpF := lim←−n F[$n ] ∼= OK, et cela induit un isomorphisme Gal(K$,F /K) ∼= O∗ K, dont l’inverse est le morphisme que l’on cherchait. Par construction, le morphisme ci-dessus induit une injection K∗ → Wab K qui est l’application d’Artin recherchée. Pour établir la surjectivité, il suffit de prouver que K$,F ·Knr est l’extension maximale abelienne Kab. Il s’agit d’un analogue local du théorème de Kronecker–Weber.
Tour de Lubin-Tate en dimension plus grande
Nous avons vu comment on pouvait étudier le représentations de dimension 1 de WK, en étudiant son action sur les points de torsion d’une loi de groupe formel. Pour généraliser cette approche aux représentations de dimension plus grande, il faut étudier la tour de Lubin-Tate, que nous allons décrire succinctement dans ce paragraphe. La notion de OK-module formel garde un sens sur toute OK-algèbre A : il s’agit de la donnée de séries formelles F(X, Y ) ∈ AJX, Y K et [a]F (X) ∈ AJXK pour a ∈ OK, vérifiant des congruences et des conditions similaires à celles décrites dans le paragraphe précédent. Si A est de caractéristique p, nous appelons hauteur (relativement à OK) d’un OK-module formel F sur A le plus grand entier h pour lequel la série [$]F (X) se factorise par Frobh q . Les OK-modules formels sur un corps algébriquement clos de caractéristique p sont classifiés par leur hauteur. 7 Partons maintenant d’un entier d ≥ 1 et d’un OK-module formel Φ sur F de hauteur d + 1. Lubin et Tate ont montré [LT66] que l’espace des déformations de Φ sur des OK-algèbres locales, noethériennes et complètes est isomorphe (non canoniquement) au schéma formel LTd0 = Spf(OKJT1, · · · , TdK), un modèle entier de la boule unité ouverte rigide ˚B d K. Si à la place des déformations de Φ, on étudie le problème des « déformations par quasi-isogénies » (notion que l’on ne détaillera pas ici), l’espace associé est une réunion disjointe dénombrable de copies de LTd0. Ce dernier espace a l’avantage d’avoir une action du groupe des quasi-isogénies de Φ, qui s’identifie à D∗ , où D est l’algèbre à division sur K d’invariant 1/(d + 1), i.e. l’algèbre non–commutative D = Kd+1[ΠD], où Kd+1 est l’extension maximale non ramifiée de degré d+ 1 sur K et Π d+1 D = $, ΠDa = σaΠD pour a ∈ Kd+1, σ étant le Frobenius sur Kd+1. On peut aussi chercher à classifier des déformations de Φ munies d’une structure de niveau Γ ⊂ GLd+1(OK). Ce problème est encore représentable et donne lieu à un système projectif de schémas formels (LTdΓ )Γ⊂GLd+1(OK) où les morphismes de transition sont finis et plats, et même des revêtements étales en fibre générique. On appellera LTdn l’espace LTd1+$n Md+1(OK) . On a ainsi des actions de GLd+1(K) et de D∗ sur le système projectif (LTdΓ )Γ⊂GLd+1(OK) . De plus, tous ces espaces sont définis sur K˘ et sont munis d’une donnée de descente naturelle (mais pas effective), d’où une action du groupe de Weil WK. Toutes ces actions commutent entre elles. Nous chercherons à comprendre le lien entre ces actions sur la cohomologie de ces espaces.
Espace symétrique de Drinfeld
En quelque sorte, le « jumeau » de l’espace de Lubin-Tate est l’espace de Drinfeld, i.e. l’espace rigide Hd K dont les C-points sont donnés par H d K(C) = P d K(C)\ [ H∈H H, où H est l’ensemble des hyperplans K-rationnels de P d K. Il s’agit d’un espace Stein qui admet un modèle entier semistable Hd OK , construit par Deligne. Dans un article fondamental de Drinfeld [Dri76] il a été montré que Hd OK classifie aussi des déformations par quasi-isogénies d’un groupe formel sur F (qui n’est plus de dimension 1, comme pour les espaces de Lubin-Tate) muni d’une action de OD, l’ordre maximal de D. On dispose donc d’un OD-module formel universel X sur Hd OK˘ et on peut construire comme du côté Lubin-Tate une tour des revêtements en fibre générique Σ n := (X[Πn D]\X[Πn−1 D ])rig avec ΠD une uniformisante de D et X[Πn D] les points de Πn D-torsion de X. Le groupe O∗ D permute les points de Πn D-torsion et GLd+1(K) s’identifie au groupe de quasi-isogénies de X 1 . On a ainsi une action de trois groupes O∗ D, GLd+1(K) et WK sur la tour des revêtements. Là encore, si on remplace Hd K par une réunion disjointe dénombrable de copies de Hd K, on obtient une action de D∗ × GLd+1(K) × WK. 1. Il s’agit aussi de l’action naturelle sur Hd K ⊂ P d K 8 1.5 Cohomologie étale l-adique Il a été conjecturé par Carayol dans [Car90] que la cohomologie l–adique des tours de Drinfeld et de Lubin–Tate réalise la correspondance de Langlands locale ainsi que la correspondance de Jacquet–Langlands, au moins pour les représentations supercuspidales. Cette conjecture a été démontrée dans les travaux de [Har97], [Boy99], [HT01]. Les formules des traces de Lefschetz et d’Arthur-Selberg jouent un rôle crucial dans les preuves de ces résultats, qui sont de nature globale. En effet, les objets étudiés, qui sont de nature purement locale, sont reliés à des espaces géométriques globaux. Ainsi, les espaces de la tour de Lubin-Tate peuvent s’interpréter comme des complétions formelles de certaines variétés de Shimura en des points supersinguliers. Par exemple, pour le cas des courbes modulaires, se donner une déformation d’une courbe elliptique supersingulière revient à se donner une déformation du groupe de Barsotti–Tate associé et donc un objet du problème modulaire représenté par LT0 . Du côté Drinfeld, certaines variétés de Shimura peuvent être uniformisés par les espaces Σ n d’après le théorème de Cerednick–Drinfeld. Ensuite, les cycles proches, outils propres à la cohomologie étale, permettent d’étudier la cohomologie de la tour de Lubin-Tate via celle de la variété de Shimura associé. Nous pouvons alors nous demander quelles correspondances peuvent être réalisées par d’autres théories cohomologiques et si nous pouvons les établir par des arguments purement locaux. Pour la cohomologie p-adique, nous pourrons alors espérer établir une correspondance de Langlands locale p-adique. La cohomologie p-adique la plus simple et la plus naturelle est celle de de Rham. Son défaut est qu’elle ne possède pas d’action naturelle du groupe de Weil, mais elle reste parfaitement intéressante pour l’étude de la correspondance de Jacquet-Langlands. Malheureusement, les méthodes l–adiques ne semblent pas d’adapter pour son étude et seuls quelques cas particuliers sont connus suivant la dimension d de l’espace et le niveau n.
Dimension 1
Dans ce paragraphe, nous nous plaçons en niveau n quelconque et nous nous intéressons aux petites dimensions. Seul le cas des courbes est bien compris [DLB17], [CDN20]. La cohomologie de de Rham de la tour de Drinfeld pour GL2(Qp) est calculée dans [DLB17] en utilisant des méthodes globales et la correspondance de Langlands locale p-adique pour GL2(Qp). Avec une méthode différente, ce résultat est étendu à GL2(K) (où l’on ne dispose plus d’une correspondance de Langlands p-adique) et l’on obtient aussi une description de la cohomologie de de Rham de la tour de Lubin-Tate (via un théorème de comparaison avec la tour de Drinfeld). Il est montré dans [CDN20] que la cohomologie étale p-adique de Σ n encode aussi la correspondance de Langlands locale p-adique pour GL2(Qp), d’une manière parfaitement similaire à ce qui passe en l-adique.
1 Introduction |