Co-transmission glutamatergique dans l’amygdale
basolatérale
LE CERVEAU ÉMOTIONNEL I.A LES MÉMOIRES ÉMOTIONNELLES
Théories sous tendant les émotions
Les expressions émotionnelles telles que la joie, la peur, la colère, le dégoût, la tristesse et la surprise fournissent des informations essentielles pour notre espèce, mais également en dehors de celle-ci à propos d’évènements passés, de réponses présentes, mais aussi de futurs comportements à adopter. Ainsi Paul Ekman (1992) soutient l’idée selon laquelle il y aurait une universalité dans l’expression faciale de nos émotions (Figure 1). Cela a par ailleurs permis d’examiner le traitement des émotions chez des patients sains ou ayant des troubles psychiatriques (Aoki, Cortese, et Tansella 2015; Sabatinelli et al. 2011). Ces états émotionnels primitifs perçus par les expressions du visage nous seraient, selon Darwin, hérités de nos ancêtres. Il écrit dans « L’expression des émotions chez l’Homme et les animaux », en 1872 : « Les mouvements d’expression de la face et du corps, quelle que Figure 1: Les émotions de base de Paul Ekman, ainsi que l’analyse faciale d’Alex Rodriguez (A) La théorie d’Ekman suggère qu’il existe six émotions de base universelles (dans l’ordre des images : colère, peur, dégout, surprise, joie et tristesse). (D’après Ekman, 1989) (B) Paul Ekman, devenu consultant pour la CIA a établi une analyse faciale (Facial Action Coding ou FAC) permettant de reconnaitre les « vraies » émotions des fausses. Ici, ils ont utilisé le FAC sur Alex Rodriguez, star américaine de baseball, pour déterminer s’il mentait quand il affirmait ne pas avoir pris de stéroïdes durant un match. (D’après The New York Times, The voice was lying. The face may have told the truth). soit leur origine, sont très importants pour nous. Ils servent de premier moyen de communication entre la mère et son enfant : elle peut ainsi l’encourager par un sourire ou le dissuader par un froncement. Nous pouvons directement percevoir la sympathie chez les autres par leur expression ; nos souffrances sont ainsi un peu atténuées et nos plaisirs renforcés ; et le sentiment de bonne entente mutuelle est renforcé. Les mouvements expressifs donnent vie et énergie aux mots que nous prononçons. Ils révèlent plus sûrement les pensées que les mots qui sont parfois trompeurs ». Les observations faites reprennent la théorie de la sélection naturelle, ainsi les émotions conduiraient notre organisme à s’adapter et à se défendre, et donc seraient conservées lors de l’évolution des espèces. Plusieurs théories quant à l’expression des émotions se sont confrontées au cours des deux derniers siècles. Du point de vue de Darwin, il est nécessaire d’être conscient du danger, par exemple face à un ours, pour pouvoir exprimer le sentiment de peur, par la fuite, l’immobilité (ou freezing), ou encore l’agressivité (peu recommandé dans ce cas). Au contraire, William James (1890) et Carl Lange soutiennent que nous ressentons le sentiment de peur parce que nous courrons face à la vue d’un ours. Les changements induits par le système nerveux autonome (SNA) provoqueraient la course et engendreraient le sentiment conscient de peur. Ainsi les sentiments conscients ne seraient pas indispensables à nos comportements émotionnels et plusieurs feedbacks, tels que les réponses du SNA, non conscients dans notre corps pourraient jouer un très grand rôle dans l’expression de nos émotions. Cette théorie a été contredite par Philip Bard et Walter B. Cannon qui ont montré, par la séparation de la branche sympathique du système nerveux autonome de chats, que les deux processus de fuite et de ressenti de l’émotion (i.e. la peur) ont lieu en parallèle et de manière indépendante (Cannon 1987). Ces travaux ont permis de confirmer que les feedbacks de notre corps ne sont pas les seules causes de l’expression de nos émotions. Puis en 1962, Schachter et Singer ont démontré que l’activation du SNA par l’injection d’adrénaline provoque un « éveil cognitif », et que renforcé par cet éveil, le contexte émotionnel dans lequel se trouve l’individu va lui permettre de ressentir des émotions (Schachter, Fd, et Singer 1962). Ainsi c’est bien l’association d’une cause externe à un état interne qui est à l’origine de et qui définit l’émotion. En plus de ces nombreuses théories (non exhaustives), de nombreuses questions ont émergé quant aux substrats neuronaux sous-tendant les processus émotionnels. En effet, plusieurs neurobiologistes ont tenté de déterminer le circuit neuronal hérité de nos ancêtres pouvant justifier la conservation et la fonction évolutive associée aux émotions. Ainsi en 1949, Maclean propose, en se basant sur le circuit de Papez, le concept de système limbique et plus tard de cerveau triunique. Le système limbique (appelé à l’origine cerveau viscéral) repose sur le lobe temporal médian, notamment sur l’hippocampe qui serait la source d’association des informations viscérales et sensorielles, permettant de créer, chez les mammifères, dans le néocortex une expérience émotionnelle consciente. En plus de l’hippocampe, et du circuit de Papez, il ajoute au système limbique : l’amygdale, le septum et le cortex préfrontal. Malgré son importance à l’époque, ce système a par la suite été vivement critiqué notamment par Joseph LeDoux (J. E. LeDoux 1993; LeDoux 2000; Rogan et LeDoux 1996; J. LeDoux 2012). En effet, de nombreuses études ont montré le rôle de l’hippocampe dans des processus cognitifs complexes tels que la mémoire allant à l’encontre des hypothèses de MacLean (Squire 2001; Squire 2009). De plus, un néocortex, quoi qu’élémentaire, est retrouvé chez des espèces vertébrées non mammifères mettant en difficulté le concept de cerveau triunique (Glenn Northcutt et Kaas 1995). Enfin, il est difficile d’imaginer qu’un système unique est responsable, au sein du Système Nerveux Central (SNC), de l’ensemble des réponses physiologiques et comportementales associées aux diverses émotions existantes (J. E. LeDoux 2000; Rogan et LeDoux 1996). I.A.2 Prémices à l’étude du « circuit émotionnel de la peur » Une exception à la difficulté des neurobiologistes et psychologues à établir un circuit inné dédié aux émotions, est le grand nombre de recherches faites autour du circuit de la peur, grâce au conditionnement de peur (Joseph LeDoux 2012). Dans ces travaux, la peur est étudiée selon les mécanismes qui à la fois détectent et répondent au danger, plutôt qu’un état subjectif émotionnel de peur. On peut ainsi définir la peur comme un état transitoire, adaptatif servant à assurer la survie d’un individu. Selon le DSM V (Diagnostic and Statistical Manual of Mental DIsorders, fifth edition), c’est « une réponse émotionnelle à un danger imminent perçu ou réel » dans l’environnement, contrairement à l’anxiété qui est un état d’anticipation à une menace pouvant ne jamais arriver (J.E LeDoux, Anxious, 2015 ; Adolphs 2013; American Psychiatric Association 2013). Le cerveau limbique de MacLean, malgré ses défauts, comprenait une structure très importante concernant l’émotion de peur : l’amygdale. Parmi les premières expériences lésionnelles du lobe temporal médian, incluant l’amygdale qui ont permis d’indiquer un rôle potentiel joué par cette structure, on retrouve les travaux pionniers de Brown et Schäfer, en 1888. Leurs travaux de recherches ont permis de mettre en évidence des troubles émotionnels suite à des lésions bilatérales du lobe temporal médian, chez le singe. Un demisiècle plus tard, Heinrich Klüver et Paul Bucy mettent également en lumière, après lésions bilatérales du lobe temporal médian, une absence d’expression de peur ou de colère ainsi que des comportements d’approches perturbés chez des singes. Par la suite, des études lésionnelles restreintes au complexe amygdalien ont confirmé le rôle de cette région dans l’expression des émotions de peur (Zola-Morgan et al. 1991; Weiskrantz, 1956). L’étude de Zola-Morgan et al chez les singes distingue notamment au sein du lobe temporal médian, les processus mnésiques liés à l’hippocampe, des processus émotionnels attribués à l’amygdale. De plus, il a également été montré chez la patiente S.M. souffrant de la maladie d’UrbachWiethe, qu’une destruction complète bilatérale de l’amygdale, entraînait des troubles de la reconnaissance de certaines expressions émotionnelles basiques telles que la peur, la colère et la surprise, mais sans perturbation dans la reconnaissance de visages familiers dépendant de la mémoire (R Adolphs, Tranel, et Damasio 1994). L’absence de comportement émotionnel de peur après une lésion de l’amygdale est conservée et retrouvée chez les rongeurs, chiens et chats (Goddard 1964). On retrouve, également, chez des espèces non-mammaliennes comme les reptiles, les oiseaux et les poissons, des structures ressemblantes à l’amygdale avec des fonctions similaires à celles des mammifères (Jarvis 2005; Johnston 1923; Lanuza et al. 1998). Les études lésionnelles chez le rongeur ou chez l’humain ont bien mis en évidence la conservation des fonctions associées à l’amygdale dans la reconnaissance des stimuli aversifs ou encore dans les apprentissages de conditionnement (JE LeDoux et al. 1990; Blanchard et Blanchard 1972; Anderson et Phelps 2001) (Figure 2). En laboratoire, une procédure classique INTRODUCTION 21 de conditionnement est utilisée pour étudier les mécanismes sous-tendant la formation des associations émotionnelles. Ainsi le circuit défensif de survie, lié à la peur, pourra être étudié par un apprentissage associatif, appelé conditionnement pavlovien ou conditionnement de peur.
ÉTUDE DES MÉMOIRES AVERSIVES PAR LE CONDITIONNEMENT DE PEUR
Mémoires, apprentissages et émotions
Une question fondamentale en neurosciences est de savoir comment une information sensorielle sera transformée par un apprentissage en comportement adaptatif permettant la survie d’une espèce. C’est, en effet, une des fonctions principales du système nerveux : adapter nos comportements aux changements de l’environnement, en stockant en mémoire des expériences passées (Maren 2003). Figure 2: Évolution de l’amygdale chez différentes espèces Les noyaux primaires de l’amygdale, ses connexions de base ainsi que ses fonctions sont conservées entre les espèces. BLA : Amygdale Basolatérale ; CeA : Noyau Central de l’Amygdale. De haut en bas : lézard, souris, rat, chat, singe et humain. (D’après Janak and Tye, 2015) INTRODUCTION 22 Plusieurs types de mémoires permettent d’emmagasiner ces informations émanent de notre environnement. Ainsi on distinguera les mémoires explicites (déclaratives, conscientes) des mémoires implicites (non déclaratives, non conscientes). En 1970, le psychologue Endel Tulving est le premier à établir la distinction, au sein de la catégorie des mémoires explicites, entre la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. La mémoire sémantique implique des connaissances non influencées par notre histoire personnelle et nous permet de rappeler des informations factuelles. La mémoire épisodique, quant à elle, nous permet de rappeler des expériences vécues, personnelles. Cette dernière mémoire dépend d’informations à propos de l’évènement (what), de sa localisation dans l’espace (where) ainsi que du contexte temporel en relation avec d’autres évènements de notre vie (when). Les mémoires déclaratives constituent notre mémoire personnelle et elles sont essentielles pour créer des prédictions sur le futur à partir d’expériences passées (Tulving 2002). Les mémoires explicites nécessitent un certain niveau de conscience en particulier lors du rappel des informations sémantiques (niveau noétique) ou épisodiques (niveau autonoétique) alors que ce n’est pas le cas pour le rappel de mémoires implicites (niveau anoétique). Ces mémoires implicites, non déclaratives sont préférentiellement exprimées en termes de comportement plutôt que par l’accessibilité au contenu conscient. La mémoire non déclarative rassemble la mémoire procédurale, les apprentissages non associatifs (voies réflexes), l’amorçage perceptif et les apprentissages associatifs (Larry R. Squire et Zola 1996; Larry R. Squire et Dede 2015). Les mémoires et les émotions partagent une fonction d’adaptation comportementale à partir d’expériences passées et ont d’ailleurs été à l’origine, dans le système limbique de Maclean, regroupées dans le même circuit (Maclean 1949). Même si cette dernière théorie a été fortement discutée et déconstruite (Zola-Morgan et al. 1991; J. E. LeDoux 2000), il est vrai que l’éveil cognitif ou émotionnel provoque une augmentation de l’attention et de ce fait une augmentation de la rétention des informations. Ainsi le ressenti émotionnel d’un évènement est un excellent prédicteur du rappel de cet évènement. Non seulement les informations nous sont rappelées avec de plus grands détails, mais également avec des détails peu significatifs dans le contexte où on les a expérimentées (Heuer et Reisberg 1990; Buchanan et Lovallo 2001). Les études comportementales chez l’animal et l’humain ont souvent des composantes émotionnelles, qu’elles soient aversives ou appétitives. Ainsi un moyen très pertinent d’étudier la mémoire émotionnelle est le conditionnement pavlovien.
Le conditionnement de peur
Le conditionnement pavlovien ou conditionnement classique a été introduit en 1927 par Ivan Pavlov. Une forme de conditionnement adaptée à l’étude des processus d’apprentissage aversif est le conditionnement de peur (ou Fear Conditioning – FC). C’est un apprentissage associatif dans lequel certains stimuli de l’environnement vont être associés à un évènement aversif. Le FC est étudié en laboratoire, chez le rongeur, en couplant un stimulus neutre (SN), un son, une lumière ou une odeur, à un stimulus inconditionnel (SI) aversif, tel qu’un choc électrique, un souffle d’air dans l’œil (Pine et al. 2001) ou bien une odeur de prédateur (M. E. Wang et al. 2013). La présentation seule du SI, provoque une réponse de peur inconditionnelle s’exprimant sous la forme d’une immobilisation totale de l’animal ou freezing (seuls sont présents les mouvements respiratoires), d’échappement ou de fuite si c’est possible, ou d’une agressivité si un congénère est présent (Fanselow 1994). Le SI déclenche également des changements physiologiques demandeurs en énergie pour promouvoir ces comportements (augmentation de la pression sanguine, du rythme cardiaque et respiratoire et libération de cortisol et d’adrénaline). Après une ou plusieurs présentations SN-SI, le SN à lui seul sera capable de prédire la survenue du choc. Ainsi le SN devient un stimulus conditionné (SC) capable de déclencher, par simple présentation, une réponse de peur conditionnée (Joseph LeDoux 2003). En modulant le nombre de présentations SN-SI, on peut renforcer l’association et par la suite le conditionnement. Deux composantes sont essentielles dans ce conditionnement : le stimulus neutre, saillant, dépendant d’une modalité sensorielle et le contexte dans lequel l’animal sera conditionné. Ainsi, deux types de mémoires se formeront : 1) La mémoire contextuelle dépend de l’environnement dans lequel l’animal a vécu son conditionnement. Elle prend en compte le contexte, les indices visuels, olfactifs entourant le moment où l’animal a ressenti le choc électrique, mais également INTRODUCTION 24 l’expérimentateur et ce qui entoure le conditionnement. Elle va être mise en évidence en replaçant l’animal dans le même contexte de conditionnement. 2) La mémoire élémentaire dépendante de l’association SC-SI pourra quant à elle être évaluée lorsque l’animal sera placé dans un nouvel environnement en présence du stimulus discret utilisé lors du conditionnement (son, lumière, odeur…). Ainsi, l’acquisition d’une réponse comportementale de peur suite à un processus de conditionnement permet d’étudier divers troubles liés à des traumatismes ou des facteurs de stress tels que les troubles de stress post traumatiques (TSPT). Une des thérapies comportementales existantes pour réduire ces troubles est la thérapie de réexposition. Cette approche thérapeutique peut être modélisée chez l’animal par un protocole d’extinction de peur. Il s’agit ici de diminuer les réponses conditionnées de peur par présentation successive non renforçante du SC, précédemment associé au SI, dans un nouveau contexte. Cet apprentissage d’extinction correspond à une nouvelle mémoire, une nouvelle forme d’apprentissage inhibitrice et non pas à un effacement d’une mémoire de peur acquise (Zhang, Kim, et Tonegawa 2020; Myers et Davis 2007). Plusieurs limites à l’extinction ont été répertoriées : ● La restitution spontanée de peur ou spontaneous fear recovery : les effets de l’extinction diminuent avec le temps, ainsi le stimulus conditionné peut, après passage du temps, redevenir aversif (Myers et Davis 2007). ● La réactivation de la peur ou renewal : l’exposition au contexte de conditionnement peut aussi annuler les effets de l’extinction et provoquer des réponses conditionnelles de peur (Brooks et Bouton 1993; Bouton 2004). ● Le rétablissement de peur ou reinstatement : la réexposition au stimulus inconditionnel tel que le choc électrique peut aussi affecter l’apprentissage d’extinction (Myers et Davis 2007). ● Le retour induit par un stress ou stress-induced reversal : une expérience stressante indépendante de l’apprentissage va également pouvoir restaurer les réponses de peur (Baker et al. 2014; Knox et al. 2012). ● La dépendance au contexte : l’extinction dans un contexte peut, dans certains cas, empêcher la généralisation dans un autre contexte (Bouton 1988; M.E. Bouton et King 1983 ; M.E. Bouton 2000)
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