CLÉOPÂTRE COMÉDIENNE UNE TRAGÉDIE DE LA
PAROLE TROMPEUSE
La feinte est un procédé extrêmement efficace pour le genre théâtral parce qu’il repose sur la double énonciation et favorise grandement l’ironie tragique : le savoir du spectateur est ainsi supérieur à celui des personnages. Sur la scène comique, cela amplifie la cocasserie ; sur la scène tragique, c’est surtout le sentiment de pitié qui s’en trouve accru. De prime abord, le mensonge, en ce qu’il souligne la noirceur de tout être humain capable de construire verbalement une tromperie ou de mettre en place une dissimulation calculée, serait réservé à la comédie. Les valets, de Ménandre à Molière, en témoignent. Mais il apparaît que nombre de tragédies mettent en scène un discours faussé. Ainsi Médée amadoue-t-elle Jason, ainsi Œnone calomnie-t-elle Hippolyte, ainsi Andromaque tente-elle de tromper Pyrrhus. L’extrême finesse de ce procédé tient surtout à la comparaison implicite que l’on peut dresser entre le personnage trompeur et le jeu des comédiens. Les héros viennent en quelque sorte dépasser leur rôle pour devenir acteurs. Le mensonge au théâtre se justifierait-il par l’essence même de la représentation, par l’attrait du théâtre dans le théâtre1 ? Le personnage qui joue la comédie se place ainsi en position d’acteur : le texte théâtral initie une réflexion sur lui-même. Quand Cléopâtre ment, notamment à Octave, à qui elle tente de faire croire qu’elle restera en vie, elle démontre que le spectacle a lieu quand la comédie s’efface, quand l’artifice n’est pas perçu. Simultanément, pour le public de cette tragédie dont l’héroïne se fait parfois comédienne, c’est le plaisir de la représentation qui est amplifié. Force est de constater en tout cas que la tromperie demeure un des ressorts fondamentaux des tragédies de Cléopâtre. La reine égyptienne se voit ainsi coupable d’une faute morale supplémentaire, celle de l’artifice, qui est néanmoins une preuve solide de son intelligence. La feinte est d’abord liée au registre pathétique, mais elle concerne aussi bien les relations amoureuses que politiques ; enfin, le motif de la fausse mort est un procédé dramaturgique spectaculaire.
Fausse douleur ou douleur masquée : le discours pathétique
Il existe deux cas distincts dans lesquels la feinte est liée à la parole pathétique : il peut s’agir d’un faux désespoir, destiné à susciter la pitié d’un adversaire, ou au contraire d’une fausse contenance, qui tente de dissimuler un grand tourment. Cependant, seules les pièces de Jodelle et de Montreux sont significatives à ce sujet. La reine dans Cléopâtre captive utilise en effet la feinte pour susciter la pitié d’Octave : Sçavez-vous pas que depuis ce jour mesme Elle est tombee en maladie extreme, Et qu’elle a feint de ne pouvoir manger, Pour par la faim à la fin se renger ?1 L’emploi du verbe « feindre » n’est pas vraiment équivoque : l’hypothèse selon laquelle Cléopâtre a engagé une « grève de la faim » pour faire ployer son bourreau est vite abandonnée au profit de celle qui fait d’elle une comédienne, qui fait mine seulement de ne pas s’alimenter1 . Cette réplique de Proculée est toutefois précisée plus tard par Octavien lui-même, qui reproche à Cléopâtre de s’être mise en scène en se rendant malade par un artifice : Tantost au lict exprés emmaigrissiez, Tantost par feinte exprés vous pallissiez, Tantost votre œil vostre face baignoit Dés qu’un ject d’arc de luy vous esloignoit, Entretenant la feinte et sorcelage, Ou par coustume, ou par quelque breuvage2 La réprobation se précise : la reine est accusée de détériorer volontairement son apparence physique, par stratégie ; mais Octavien semble convaincu qu’elle ne porte pas de réelle atteinte à sa santé et se contente de jouer la comédie, de simuler la maladie grâce à la sorcellerie. Cette accusation de magie résume nombre d’allusions faites par les auteurs antiques, inquiets des pratiques orientales3 . Mais jamais Cléopâtre n’avoue ces pratiques alors qu’elle reconnaît avoir tenté de tromper le futur princeps pour préserver ses enfants : Et si j’ay ce jourdhuy usé de quelque feinte, A fin que ma portee en son sang ne fust teinte. Quoy ? Cesar pensoit-il que ce que dit j’avois Peust bien aller ensemble et de cœur et de voix ?4 Il est intéressant de constater la finesse et l’habileté de Cléopâtre, qui avoue avoir déguisé ses sentiments mais rejette la faute sur Octavien, bien trop crédule.Dans la tragédie de Montreux, Carmion condamne catégoriquement la douleur feinte, qu’elle estime justement peu crédible : » Le pleur ne sert de rien que tesmoigner un cœur » Amolly du courage et despoüillé d’honneur : » Car l’homme courageux au lieu de larmes feintes » Respandra tout son sang pour en noyer ses plaintes.1 L’héroïsme serait donc étranger à la comédie des sentiments, jugée trop basse. Une fois de plus, la misogynie du prêtre se devine : cela explique en partie que le dramaturge développe le motif de l’amour factice.
L’artifice amoureux : aimer ou ne pas aimer
Montreux accuse Cléopâtre de séduire les hommes sans rien éprouver à leur égard et de feindre l’amour, grâce à son intelligence et à la parole : Son langage pipeur Sceut du Grand Cesar mollir le brave cœur.2 La parole trompeuse vient donc manipuler les hommes mais le nouveau « César », Octave, n’est pas dupe, il est en cela supérieur à son oncle et père adoptif : DOLABELLE Qui croira maintenant en son triste langage ? CESAR Quelqu’un que la beauté aura mis en servage.3 La sensibilité de Jules César a mené à l’horreur des guerres civiles. Montreux, contemporain de graves troubles politiques, ne peut qu’encenser le nouveau dirigeant de Rome, qui privilégie la militia au détriment de l’amor alors qu’en France c’est Henri IV, le « vert galant » qui est au pouvoir et qui a mis fin aux guerres de religion. Ce conflit entre la mission épique et la tentation sentimentale est d’ailleurs d’une actualité brûlante puisque Henri IV s’est livré à corps perdu dans les « blandices » de l’amour. La leçon sera apprise par Titus qui renoncera à la reine orientale Bérénice pour conserver le pouvoir. L’histoire romaine ne fournit guère de contre-exemple heureux : jamais un héros ne fait le choix de l’amour sans être lourdement puni. Certains personnages accusent Cléopâtre de ne pas avoir sincèrement aimé Marc Antoine : c’est ainsi que Garnier ouvre sa pièce : J’ay mis pour l’amour d’elle, en ses blandices pris, Ma vie à l’abandon, mon honneur à mespris, Mes amis dedaignez, l’Empire venerable De ma grande Cité devestu miserable : Dédaigné le pouvoir qui me rendoit si craint, Esclave devenu de son visage feint1 La reine serait une femme fausse et dévorée d’ambition. Dans la tragédie de Mairet, la question est posée, sans qu’aucune réponse ne soit explicitement donnée : LUCILE Qui ne voit qu’elle emprunte en ce dessein trompeur, Les habits de l’Amour pour déguiser sa peur ; Elle espère sur mer, à l’extrême réduite, De tenter avec vous une seconde fuite.2 […] ANTOINE Il faut de son courage éprouver la vertu, Feignant adroitement d’avoir été battu.3 Les soupçons de Lucile se fondent sur l’argument d’Actium. Mairet invente une étape supplémentaire à la déroute des amants : il imagine qu’un nouveau combat naval est suggéré par Cléopâtre. Selon Lucile, la reine chercherait un moyen ultime de se préserver et de se donner une occasion de fuir son destin, c’est-à-dire de salir l’honneur romain par une dernière lâcheté plutôt que de tomber aux mains d’Octave. Ce doute s’appuie sur l’analogie avec l’épisode d’Actium, quand la défaite d’Antoine marque le début de la captivité de Cléopâtre : à l’issue de la bataille, elle aurait tenté de se sauver, imitée par son amant. Quant à ce dernier, victorieux quoique temporairement, il est coupable à son tour de feinte et veut éprouver les sentiments de la reine en lui faisant croire qu’il a été défait une fois de plus. La mise en regard de ces deux extraits souligne le peu de moralité que le dramaturge accorde à Antoine, qui n’hésite pas à commettre le même écart que celui qu’il reproche à sa « dame ». Le mensonge galant, qui entend mettre en lumière les véritables sentiments des amants, est aussi un motif fondamental du genre comique. Mais sur la scène tragique, la feinte amoureuse est fatale. Ces extraits mettent l’accent sur la tragédie amoureuse de Marc Antoine et de Cléopâtre1 . Mais la tromperie peut également se révéler une arme politique redoutable.
Manipulation et déroute : l’affrontement politique
La feinte permet à Cléopâtre de préserver sa liberté : c’est parce qu’elle fait mine de se résigner à vivre qu’Octave baisse la garde et que la reine peut mettre fin à ses jours. Toutefois, nous trouvons également plusieurs tentatives d’amadouer le vainqueur par le jeu des faux-semblants : Mais puis qu’il faut que j’allonge ma vie, Et que de vivre en moy revient l’envie, Au moins Cesar voy la pauvre foiblette, Qui à tes pieds, et de rechef se jette : Au moins Cesar des gouttes de mes yeux Amolli toy, pour me pardonner mieux2 Pour circonvenir l’inflexibilité de l’adversaire politique, l’héroïne recourt à la feinte à même de l’émouvoir. Dans la tragédie de Benserade, la reine d’Égypte affecte de quitter l’affliction en attribuant ce changement aux paroles de son interlocuteur : Ton esprit, je l’avoue, ô sage Epaphrodite, Change par ses raisons ce que le mien medite. […] Mon ame se remet, que son dueil diminue, De tes sages discours mon cœur se sent flater, Et cesse de se plaindre afin de t’écouter.3 À cet extrait font écho des passages où l’on voit douter Octave et ses conseillers ; ainsi dans la tragédie de Jodelle, cette scène stupéfiante entre Octavien et sa captive : OCTAVIEN Si je n’estois ore Assez bening, vous pourriez feindre encore Plus de douleurs, pour plus bening me rendre : Mais quoy, ne veux-je à mon merci vous prendre ? CLEOPATRE Feindre, helas, ô ! OCTAVIEN Ou tellement se plaindre N’est que mourir, ou bien ce n’est que feindre.1 La déploration de la reine demeure ambiguë, et c’est tout ce qui fait l’intérêt de cette confrontation : est-elle en train de se lamenter d’une accusation injuste ou pleure-telle sur ses vains et piteux efforts ? La réplique suivante d’Octavien confirme cette alternative : soit Cléopâtre est une habile comédienne, soit son désespoir est total. Montreux laisse s’exprimer les doutes d’Octave César, perspicace, en y ajoutant une condamnation morale : DOLABELLE Cleopatre ne veut qu’achever en repos Le reste de ses jours. CESAR Sont les communs propos D’une ame surmontee, qui couve sa malice.2 À titre de complément, nous précisons que Benserade recourt au discours sentencieux pour exprimer les doutes d’Agripe sur la sincérité de Cléopâtre : Croyez que le visage en déguise l’esprit, »Il se faut deffier d’un affligé qui rit, » Souvent le desespoir tâche de se contraindre, » Et le flambeau luit mieux estant prest de s’éteindre. Cette prompte alegresse a la mort pour objet, Et l’espoir qu’on luy donne est moins que son projet, Quoy qu’un tel changement monstre qu’elle ait envie De vous plaire, ô Cesar ! & de cherir sa vie, Peut-estre qu’elle trame un dessein different, Et qu’imitant le cigne elle chante en mourant.3 N’est-elle pas justement la figure même du tragique, si l’on considère que la tragédie est la mise en scène d’un chant lyrique de mort, d’un chant du cygne4 ?