Circulation, transmission et appropriation du ballet de cour 

Circulation, transmission et appropriation du ballet de cour 

Le ballet de cour, entre symbolisme et expression

 En France, comme l’a montré Margaret McGowan, « le ballet de cour se développe à la suite de multiples tentatives – et notamment celle de l’Académie de Baïf (1570-1574)24 – pour augmenter le pouvoir d’expression des arts. » Il est aussi « l’expression des aspirations et des réalités philosophiques, politiques, morales et sociales de cette époque25. » Le ballet est donc l’art composite par excellence par ses aspects dramatique, symbolique, musical, vocal, chorégraphique et spectaculaire26 ; un art collectif qui cherche et croit tout exprimer dans une volonté de fusion entre musique, danse, poésie et peinture et dont Le Balet comique de la Reyne de Beaujoyeulx (1581)27 – qui était piémontais –, qui fait la jonction entre la musique, la poésie et la danse, sera le prototype du ballet de cour à la française28. « Un tissu de paradoxes », « une fantaisie débridée29 » et un art dont la sophistication atteint des sommets à cette époque car, si l’on en croit Marie-Thérèse Mourey : « Loin d’être […] un simple divertissement, […] le spectacle est un instrument euristique fondamental qui permet, grâce à la force des images symboliques, d’appréhender les structures occultes du monde, […]. La forme structurante du spectacle est donc essentielle à son efficacité . »En effet, « ce qui intéressait les inventeurs du ballet était surtout la représentation de la vie et des choses, la réalisation dramatique d’une harmonie imitée de celle des cieux  » dans le droit fil des idées néoplatoniciennes très en vogue à la cour de France mais aussi en Italie.L’histoire du spectacle pré-lullyste et en particulier celle du ballet de cour est difficile à retracer. Il aurait été introduit en France par Catherine de Médicis, marraine du duc de Savoie, qui fit venir des maîtres de ballet de Milan et des musiciens du Piémont . On trouve également des témoignages importants de musique de danse en Italie aux XVe et XVIe siècles, notamment dans les traités de Caroso et de Negri publiés respectivement en 1600 et en 1602 . C’est en effet en Italie que la danse va se développer suivant les lois de la perspective qu’elle emprunte à la peinture. Ainsi, l’idée italienne de construction d’une architecture scénographique qui provoque l’illusion scénique va se transférer et se développer en France, même si, comme le souligne Margaret McGowan, « faute de documents, la nature véritable d’un grand nombre de ballets représentés en France entre 1581 et 1610 reste obscure . »

Les spectacles turinois avant Christine de France, sur la voie de la métamorphose 

Dès avant l’arrivée de Christine de France à Turin, l’art du ballet dans le Piémont se complexifie et se diversifie. Il devient un objet « curieux » imprégné d’un symbolisme étroitement lié à la vie politique de la cour de Savoie qui s’intéresse à toutes les formes de spectacle et exploite toutes les potentialités théâtrales. L’illustre bien le récit de Valeriano Castiglione  – abbé bénédictin et historiographe – conservé aux Archives d’État de Turin, à propos des fiançailles des infantes de Savoie en 1608 avec les princes de Mantoue et de Modène : « Au palais […] ils se délectèrent d’un curieux ballet […] donné dans la grande salle entourée de grands tableaux représentant, sous diverses figures humaines, les provinces des États de Savoie ; et en guise de plafond, un peinture avec les symboles de l’Aurore précédée par l’Amour, laquelle dissipait la nuit. Une fois formé le ballet avec seize chevaliers, on servit le dîner . » (Nous soulignons).Et Castiglione d’ajouter : « Curieux fut le bal : au son des trombones dansèrent gracieusement huit chevaux, montés par les deux Princes […] de Savoie [Victor-Amédée et Tommaso], par celui de Modène [Alfonso III], le Duc de Nemours, les Comtes de Rovigliasco37, [Ludovico] d’Agliè, le Baron de la Dragoniera et par le Chevalier Carlo Arconato38. » (Nous soulignons). L’utilisation politique du spectacle lors des mariages des princesses de Savoie fut particulièrement visible lors de la giostra organisée à cette occasion ; c’est à travers ce déploiement inédit de défilés, tournois, bals et d’autres divertissements que les personnages de la cour, parmi lesquels et en premier lieu le duc lui-même, pouvaient illustrer leurs aspirations politiques.

L’arrivée de Christine de France, changements et développements politico-culturels à Turin 

L’arrivée de Christine de France à Turin donne une nouvelle orientation politique à la cour de Savoie39 alors dans la dernière période de gouvernement (1615-1630) du duc CharlesEmmanuel. En effet, ce mariage, véritable triomphe politique, devait rapprocher la France du duché de Savoie pour contenir les ambitions espagnoles, favoriser les aspirations expansionnistes du duc et permettait une entrée plus aisée des Français en Italie dont le Piémont était l’antichambre40. En 1617, l’ambassadeur Claude Marini fut envoyé à Turin par Louis XIII dans le but de consolider le rapprochement entre ces deux États, rapprochement qui commencera à se dégrader à partir de 1624 avec l’arrivée du cardinal Richelieu à la tête du conseil du roi de France. Ainsi, le Piémont se développe politiquement et culturellement à cette époque, les échanges diplomatiques entre Turin et les cours les plus importantes comme Rome ou Paris . s’accentuent. Il s’agit donc d’une période de grandes alliances politiques et de changements importants sur les plans urbanistique et artistique , période où l’architecture de la ville devient « la mise en scène de la représentation du pouvoir . » Un exemple est la place royale, aujourd’hui Piazza San Carlo, chef d’œuvre de l’architecte Carlo di Castellamonte qui l’a réalisée entre 1620 et 1650. La place est fermée côté sud par deux églises : Saint-Charles (1619) et Sainte-Christine (1639), cette dernière construite pour Christine de France . Les manifestations culturelles collectives auront, elles aussi, pour but de refléter l’image du pouvoir ; les artistes joueront un rôle politique important notamment dans la diplomatie. La cour de Savoie augmente l’acquisition de livres, tableaux, objets d’art, habits et tissus. Même le bilinguisme franco-italien peut être considéré comme l’expression d’une frontière culturellement ouverte . L’intensification des relations musicales entre la France et la Savoie a donc largement contribué au resserrement des liens politiques et culturels entre les deux puissances. L’aboutissement en sera la création du « Gabinet Français » en 1628 – probablement un an avant la mort de D’India – par Christine de France. C’est dans ce contexte qu’une véritable colonie d’artistes français va s’installer à Turin entre 1619 et 1684 , jouant un rôle de médiation et d’échanges marqués par les goûts et les idées en vogue à Paris – la famille royale et la noblesse turinoise, on l’a dit, pratiquant aisément les deux langues.Un témoignage important de cet échange culturel est rapporté par Samuel Guichenon, historiographe de la maison de Savoie, dans une copie de son récit manuscrit et inachevé, Le Soleil en son apogée ou l’histoire de la vie de Chrestienne de France, conservée également aux Archives d’État de Turin, où l’historien décrit la représentation d’un ballet – véritable spectacle franco-italien – lors des noces du Prince du Piémont avec Christine de France, célébrées à Paris le 10 février 1619, jour de son treizième anniversaire : « Comme ces mariages sont de pompe et d’éclat, le Roi [Louis XIII], pour honorer celui-ci [le Prince du Piémont] fit faire un des plus superbes ballets qui eut encore jamais été vu, le sujet fut la forêt enchantée de l’inimitable poème de la Jérusalem Délivrée de Torquato Tasso. On les dansa au Louvre47 en présence de la Reine régnante, de Monsieur, des Mesdames, [et] des princes du Piémont [le prince Thomas et le cardinal Maurice de Savoie], […]. Les danseurs furent le Roi, le Comte de Soissons, le Grand prieur de France, les Ducs d’Elbeuf [dont Charles de Lorraine], [le duc protestant Henri II] de Rohan et [Albert] de Luynes [le grand connétable de France], les Comtes de La Rochefoucauld et de la Roche-Guyon Liancourt, Blainville, [Girolamo] Gondy, général des galères [le chevalier d’honneur de la reine], Humières [le marquis Louis de Crevant vicomte de Brigueil], Chalais [Henri de TalleyrandPérigord], [le maréchal François de] Bassompierre, [Léon d’Albert] Brantes et Courtenuaut. La Reine de son côté fit danser un autre ballet tiré de la fable de Psyché avec une magnificence extraordinaire48. » (Nous soulignons). Le ballet inspiré du Tasse dont parle Guichenon, donné en réalité deux jours après les noces, est celui de Tancrède49. On représenta là aussi des allégories politiques mais de façon plus poussée sur les plans musical, dramatique et chorégraphique50 : il s’agissait de montrer « le déclin de l’allégorie au profit du spectacle qui unit la musique, la danse et le décor51. » Le roi avait fait appel aux poètes Porchères, Bordier et Gramont, aux compositeurs Guédron et Belleville, au machiniste Francini et à l’artificier Morel

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