En 1825, le comte Grigorij Vladimirovitch Orlov fit publier à Paris un recueil de fables « imitées » de son compatriote Kry’lov , qui s’ouvre sur une Épitre dédicatoire à M. Kriloff, par M. le Comte Orloff, rédigée en russe. Dix ans seulement après la chute de Napoléon, la guerre est encore présente dans les esprits et cette épitre est empreinte d’un certain nationalisme, que le comte partage avec Kry’lov et avec la grande majorité des Russes qui ont vécu cette période. Voici un extrait de ce discours, qui n’a pas été traduit en français :
« Que les étrangers qui ont expérimenté toute la dureté et la force du sabre russe sachent que ce peuple n’est pas privé de dons délicats, qu’il a ses poètes, ses historiens, ses scientifiques et, dans ce domaine, il mérite tout autant le respect et la révérence, que dans celui de la gloire et des victoires tonnant derrière lui dans tout l’univers ![…] Qu’ils sachent que désormais il y a aussi en Russie des fabulistes dignes d’estime et d’éloges ».
Quelque deux siècles plus tard, un quart de siècle après la chute du rideau de fer, les fables de Kry’lov, mais encore plus toutes les fables russes et celles des autres pays slaves restent pour une large part étrangères aux Français. Il semble que La Fontaine soit le seul nom que nous puissions associer aux fables, même si nous daignons parfois évoquer en passant un « La Fontaine russe » ou un « La Fontaine polonais ». L’intérêt pour d’autres fabulistes, qu’il s’agisse de Florian ou des autres fabulistes européens, est une affaire de spécialistes. C’est encore plus vrai des fables slaves du XVIIIème siècle et du début du XIXème.
Pour des raisons surtout historiques, les fables slaves nous sont donc pratiquement inconnues. Elles arrivaient après l’âge d’or de la fable occidentale dont le romantisme a marqué la fin avec celle du classicisme. La fable est certes un genre du passé : est-ce, comme le pense Jean-Noël Pascal, la faute de l’école « car le cantonnement de la fable à l’usage scolaire, le remplacement de la morale par le moralisme sanctionnent l’épuisement d’une force poétique qui, si elle est d’essence didactique, ne peut pas s’exprimer dans un cadre aussi rigide que celui de l’école bourgeoise moderne »?
Nous défendrons l’école car nous y avons constaté que la fable, devenue rare, réjouit toujours les enfants et les adolescents et même parfois les étudiants si on leur permet de dépasser les archaïsmes du langage. Les plus jeunes sont séduits par ces textes courts, le récit qui leur permet d’acquérir sans ennui une leçon qu’ils ne contestent pas : la fonction didactique s’exerce ainsi sans effort. Les lycéens, que nous avons longtemps fréquentés, pensent d’abord ne pas connaître de fables, mais ils découvrent peu à peu qu’en fait un certain nombre leur sont familières, sans qu’ils aient souvenir de les avoir apprises et ils sont émus et satisfaits de les redécouvrir. La moralité ne les intéresse pas vraiment, la notion même de morale en ce qu’elle a de théorique, leur est étrangère. La fable relève du registre comique du fait même de ses personnages caricaturaux, surtout quand il s’agit d’animaux aux comportements humains, c’est ce qui leur plaît.
Après quarante ans pendant lesquels nous avons partagé avec des collégiens et des lycéens le plaisir des fables, essentiellement celles de La Fontaine et quelques réécritures françaises, nous ignorions jusqu’à l’existence de Kry’lov. Une licence de russe nous avait permis d’approfondir les œuvres de Gogol ou de Tsvetaïeva, mais les fables slaves étaient encore loin de nos préoccupations.
Le point de départ de notre réflexion fut la découverte d’un beau recueil de fables de Kry’lov destiné aux enfants, illustré par Evgueni Mixailovitch Ratchiov (1906-1997), artiste russe et soviétique, peintre animalier, graphiste, illustrateur de contes et de fables . Beaucoup de ses personnages-animaux portent l’uniforme, ce qui attire immédiatement l’attention sur le lien de certaines fables avec la guerre qui opposa en 1812 Russes et Français. C’est d’abord ce lien entre la fable et la guerre qui a suscité notre intérêt.
L’âge d’or de la fable, que Jean-Noël Pascal situe pour la France entre 1715 et 1815 sera un peu plus tardif en ce qui concerne les fables slaves, entre 1750 et 1850, et même quelques décennies au-delà pour certains pays. Il y eut de grands fabulistes slaves, ce sont eux que nous étudierons en priorité. Mais le talent n’est pas toujours au rendez-vous de la fable ; son caractère codifié et sa longueur limitée offrent une fausse sécurité et le résultat peut être fort médiocre. Les mauvaises fables ont pourtant été pieusement conservées : il en figure dans les différentes anthologies et on en trouve encore dans de vieux journaux qui sont également mis en ligne. La médiocrité ne nous a pas rebutée, derrière chacune de ces fables, on trouve un homme (les fables féminines n’ont survécu que si elles étaient bonnes) et c’est parfois une personnalité intéressante à des titres divers. Nous allons donc nous pencher sur les destins croisés des fables slaves et de leurs auteurs.
Une étude purement littéraire des fables slaves laisserait d’ailleurs de côté une différence essentielle entre les fables slaves et les fables occidentales. Celles-ci ont évolué à l’ouest, naturellement pourrait-on dire, dans des cultures anciennes qui sont passées du Moyen-Âge à la Renaissance, puis au classicisme et au romantisme. Les langues ont suivi cette évolution et les fabulistes occidentaux ont à leur disposition un outil qui a fait ses preuves. Dans les pays slaves, la situation est très différente : aucun de ces peuples n’a eu un développement culturel et linguistique continu. Les situations historiques sont différentes et nous y reviendrons, mais la fable accompagne dans tous les cas la conquête ou la reconquête d’une langue et d’une culture nationales.
Il n’y a pas de frontière naturelle entre l’Ouest et l’Est et l’évolution des pays slaves est forcément liée à la culture occidentale sur laquelle elle a un « retard » que certains veulent rattraper, alors que d’autres refusent cette dépendance et valorisent la culture nationale. Pourtant, les élites slaves écrivent des fables et c’est souvent le premier genre littéraire qu’elles pratiquent avant d’aborder les autres.
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