CHANT DE MORT ET RHÉTORIQUE DE L’INFORTUNE LE REGISTRE PATHÉTIQUE
Le registre pathétique, qui se définit généralement comme ce qui excite les passions et les émotions, est théorisé par Aristote, dans la Poétique : L’événement pathétique est une action qui fait périr ou souffrir., par exemple les agonies exposées sur la scène, les douleurs cuisantes et blessures et tous les autres faits de ce genre.2 Dans la Rhétorique, la connaissance de ce qui peut émouvoir – dont l’appel à la pitié et l’excitation de la colère – est nécessaire au discours de l’orateur ; le pathos relève de la technique de persuasion rhétorique : le tragédien est ainsi également un orateur. Parce que la tragédie doit susciter frayeur et pitié – phobos et eleos – elle est indissociable du pathétique qui, selon Horace, permet donc de toucher les spectateurs : ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux: ils doivent encore être pathétiques et conduire à leur gré les sentiments de l’auditeur. Si le rire répond au rire sur le visage des hommes, les larmes aussi y trouvent de la sympathie.3 Olivier Millet précise cette définition et envisage le pathos à la fois comme passion suscitée et comme événement fatal : Dans le genre dramatique de la tragédie la représentation du corps souffrant relève en droit d’une catégorie complexe, le pathos. La Poétique d’Aristote évoque le pathos sous un double jour. « Il s’agit d’une action [praxis] qui provoque destruction ou douleur, comme les agonies représentées sur scène, les douleurs très vives, les blessures et toutes choses du même genre1 ». Le pathos tragique se définit également par l’émotion qu’il suscite ; celle-ci relève, dans sa mise en œuvre, de la rhétorique, qui connaît bien ces mêmes passions comme ressorts affectifs de la persuasion.2 La tragédie d’Antoine et de Cléopâtre est la déploration d’une fin annoncée : audelà du modèle formel de la pièce à dénouement étendu3 , dépassé notamment par Mairet, la ruine des amants est inéluctable, dès le « lever de rideau4 ». Même si les dramaturges classiques intègrent des épisodes dynamiques, qui suscitent l’espoir, ce sentiment demeure faible face à la défaite d’Actium. Contrairement à d’autres héros tragiques, qui commettent un crime, la reine Lagide commence par déplorer sa déchéance, déjà commencée. Dans les pièces de Jodelle et de Montreux, cet effet est accentué par la mort antérieure d’Antoine, à qui Cléopâtre ne peut survivre. Dans la tragédie de Garnier, le héros éponyme, vaincu, annonce son suicide dès les premiers vers. Au siècle suivant, les amants s’évertuent à résister, tentent quelques soubresauts mais la prise d’Alexandrie arrive rapidement. En somme, le premier élément pathétique réside en cette condamnation liminaire des héros, à l’époque renaissante, qui devient vaine agitation face à une défaite inévitable, à l’époque classique. Pour susciter la pitié du public, les dramaturges mettent en scène la déplorable situation des personnages, en proie à des douleurs aussi pénétrantes qu’exemplaires. Il faut donc clairement faire le départ entre les données du sujet et l’esthétique. Certains motifs pathétiques relèvent de l’Histoire ou du sujet, d’autres sont des épisodes amplifiés ou même inventés par les dramaturges. C’est donc bien d’une étude de la réception qu’il s’agit puisqu’il convient d’analyser comment la représentation d’une situation « piteuse » sur scène suscite la pitié des personnages et du public. Nous touchons ici au problème aristotélicien de la catharsis : les dramaturges doivent émouvoir le public, comme les orateurs, et l’auditoire doit compatir à la douleur des héros sans sombrer dans leur folie désespérée. Il convient d’abord de souligner que l’univers tragique se caractérise par une contagion de la douleur, qui s’étend des héros à leur patrie, sans épargner les soldats et chefs militaires avant de s’intéresser plus précisément à la rhétorique de la complainte, proche du thrène et de l’élégie. Enfin, c’est le corps du héros, dépassé par sa souffrance, qui envahit la scène tragique, en proie au morcellement1 .
La contamination de la douleur et le déploiement pathétique
La souffrance est un sentiment contagieux : les personnages périphériques sont contaminés par le désespoir du héros tandis que les spectateurs doivent en être simplement affectés, pour assurer le plaisir tragique. Cette propagation de l’émotion est permise par la force évocatrice du langage comme le souligne la suivante Éras dans la pièce de Jodelle : Est-il si ferme esprit, qui presque ne s’envole Au piteux escouter de si triste parole ?2 Cette réplique vaut bien sûr pour elle et ses semblables, mais aussi pour les autres personnages et surtout pour le public, dont la sensibilité est sollicitée. Le héros tragique est soutenu par le Chœur, incarnation de la sagesse collective, qui partage et répercute sa douleur. Ainsi, celui de Garnier : Il nous faut plorer nos malheurs, Il nous faut les noyer de pleurs.3 Toutefois la notion d’individu est anachronique et c’est en cela que la reine représente à la fois le peuple qu’elle dirige mais aussi celui dont elle est issue, les Macédoniens, ancêtres de Ptolémée : Et n’est-ce pas pitié, bons Dieux, ô Dieux celestes ! De voir sourdre d’amour tant de choses funestes ? Et n’est-ce pas pitié, que ce mortel brandon Renverse ainsi destruit tout l’honneur Macedon ?1 Il est manifeste que la ruine du héros s’exprime à travers celle de sa ville, de sa patrie : ce motif est d’autant plus important que la déchéance de Cléopâtre s’accompagne de la prise d’Alexandrie. Dans la tragédie de Garnier, l’ombre de Troie pèse sur les esprits : Quand les murs d’Ilion, ouvrage de Neptune, Eurent les Grecs au pied, et que de la Fortune Douteuse par dix ans, la roue ore tournoit Vers leurs tentes,et ore aux Troyens retournoit, Cent et cent fois souffla la force et le courage Dans les veines d’Hector, l’asprissant au carnage Des ennemis batus, qui fuyoyent à ses coups, Comme moutons peureux aux approches des loups2 À l’heure où les Égyptiens constatent que leur « ennemy vainqueur est au port et aux portes3 », le Chœur menace Rome de devenir une nouvelle Ilion en guise de représailles : Il viendra quelque journee Pernicieuse à ton heur, Qui t’abatra ruinee Sous un barbare seigneur : Et de flammes impiteuses De toutes parts ravageant, O Romme, ira saccageant Tes richesses orgueilleuses Et tes bastimens dorez, Dont les pointes envieuses Percent les cieux etherez. […] Semblable à l’antique Troye, Le sejour de tes ayeux, Tu seras l’ardente proye D’un peuple victorieux.4 Ce motif de la ville saccagée quand le héros est défait est l’image d’une douleur personnelle mais elle est investie également d’une dimension politique : la chute de la reine signifie avant tout l’asservissement de son peuple à l’ennemi et la dégradation du pays au statut de province romaine. La pitié collective est souvent mise en avant par le Chœur humaniste, comme dans la pièce de Montreux, où elle se confond avec la compassion qu’un chrétien doit éprouver pour les hommes : Et le pecheur n’attend Icy bas que misere. Cleopatre le sent Dont le pleur languissant Est à tous pitoyable : Et bien qu’elle n’ait esté Regnante en majesté, On la voit miserable.1 Certains dramaturges, comme La Chapelle, font un usage plus modéré de ce sentiment mais soulignent tout de même la compassion des serviteurs, capables d’empathie : Je l’ay veu [Antoine] dépoüillé des marques de son rang, Pasle, défiguré, tout couvert de son sang. Quatre Esclaves, honteux, dans leur douleur profonde, De voir entre leurs mains un des Maîtres du monde, Sur leurs bras soüillez, le portoient en tremblant, Et détournoient leurs yeux de cet Objet sanglant.2 C’est Garnier qui décrit avec le plus de vigueur la compassion du peuple. Ainsi, quand Cléopâtre hisse le corps d’Antoine mourant dans le tombeau : Le peuple, qui d’abas amassé regardoit, De gestes et de voix à l’envy luy aidoit : Tous crioyent, l’excitoyent, et souffroyent en leur ame Penant, suant ainsi que cette pauvre Dame : Toutesfois, invaincue, au travail dura tant, De ses femmes aydee, et d’un cœur si constant Qu’Antoine fut tiré dans le sepulchre sombre, Où je croy que des morts il augmente le nombre. La ville est toute en pleurs et en gemissement, En plaintes, en regrets, tout crie horriblement, Hommes, femmes, enfans, les personnes chenues, Lamentant pesle-mesle aux places et aux rues, S’arrachent les cheveux, se deschirent le front, Se destordent les bras, l’estomach se défont. Le dueil y est extreme, et ne peut davantage Estre veu de misere és villes qu’on saccage Cette scène, racontée par Dircet, est en quelque sorte une téichoscopie1 inversée : au lieu d’avoir un public qui observe une bataille d’en haut, nous avons un peuple servile qui observe d’en bas la déchéance du couple royal. Le désespoir de la foule se fait entendre fortement ; aux lamentations et cris de désespoir s’ajoutent aussi des manifestations physiques de deuil : La mort frappant une famille plonge ses membres dans le deuil, elle en fait des lugentes, en quelque sorte des morts-vivants. […] Les lugentes portent un vêtement sombre, cessent d’entretenir leur corps, ce qui leur donne une allure de fantômes et de clochards à la fois, spectacle hideux et répugnant. […] Les femmes endeuillées sont défigurées, elles ont le visage irrité par les larmes, déchiré à coups d’ongles, la poitrine nue, les cheveux dénoués. Leurs plaintes redisent sans cesse le nom du mort, afin de proclamer quelle douleur provoque son absence.2 Le peuple égyptien se mutile et morcelle son corps, comme si Alexandrie était massacrée. Il revêt ici une fonction de répercussion, la douleur de la foule vient laisser entrevoir l’ampleur de la souffrance des héros, enfin réunis : On peut cependant avancer que le pathétique de la tragédie repose en grande partie sur le fait que les amants n’étant pas réunis, ils n’ont jamais l’occasion de s’expliquer sur scène.3 Un cas particulier de registre pathétique est lié à la topique du récit de messager : quand un personnage paraît pour raconter un suicide, c’est tout l’auditoire, sur scène comme dans le public, qui est touché par la force évocatoire des mots ; ces propos anéantissent totalement l’interlocuteur direct, comme ici Antoine qui apprend la – fausse – nouvelle de la mort de Cléopâtre, dans la tragédie de Benserade : Quand un homme survint au fort de ses malheurs Du trépas de la Reine augmenter ses douleurs, Ce rapport le saisit avec violence, Et son étonnement se voit dans son silence, Il marche, puis s’arreste, et refaisant un pas Il pallit, veut pleurer, mais il ne pleure pas : Nous autres gemissons, sa constance resiste, Et de toute la troupe il paroist le moins triste.