Changer d’angle de vue pour concevoir autrement
l’action publique ?
Le désert médical comme conséquence du manque de professionnels de santé
une conception centralisée de dispositifs de régulation répondant à une logique mixte, marché/professionnelle. Dans ce chapitre, les différentes sections de résultats (2 et 3) vont chacune exploiter d’une part une revue de littérature dédiée (section 1) et d’autre part des données produites par des observations et des interventions menées sur le terrain le recherche. Section 1 : histoire et définition institutionnelle du concept de « désert médical ». Une première partie du travail consiste à dresser le contexte historique dans lequel le concept de désert médical est né. Bien que ce dernier existe au moins depuis la mise en place d’un numerus clausus pour les études médicales (Déplaude 2009), nous nous intéressons d’abord aux origines de la création de ce dispositif de numerus clausus, et corrélativement, de la création de l’Observatoire National de la Démographie des Professions de Santé (ONDPS). Cet organisme, chargé de proposer au ministère de la santé les effectifs médicaux à former a contribué, à travers ses rapports, à justifier ou infirmer les fondements d’une crainte selon laquelle un manque de médecins pourrait se faire sentir un jour ou l’autre. L’ONDPS, composé de comités régionaux, s’efforce, en lien avec les acteurs locaux, de recenser les besoins en santé à moyen et long terme de la population afin de tirer des conclusions sur les 27 besoins en professionnels. Du fait de la définition particulièrement large du besoin de santé, l’exercice méthodologique est épineux et donne lieu à de nombreuses incertitudes.
Etude de la conception et du fonctionnement d’un dispositif de régulation centralisée des professionnels de santé
Dans cette section, sont étudiés les outils déployés par le ministère de la santé, l’ONDPS et la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie (CNAMTS) pour donner une réponse à la problématique des inégalités d’accès aux soins. Ces outils s’efforcent d’approcher les besoins de santé de la population pour identifier des situations inégales en termes d’accès aux soins. Il ressort de ces analyses que l’appréciation des besoins de santé se fait de manière quantitative, tout comme les réponses apportées : à une sous consommation de soins est associée une sous dotation en professionnels de santé. La politique publique consiste alors à réguler (via diverses incitations) la répartition des professionnels de santé pour qu’ils exercent dans des lieux considérés comme sous dotés. Ce type d’action présente l’avantage de pouvoir être mené à l’échelon national et décliné dans les régions de manière universelle. A travers ces méthodes, se manifeste une forme d’égalité de traitement des citoyens quel que soit leur lieu de vie. En effet, quand on s’intéresse aux zonages professionnels, dont l’objectif est de mieux répartir l’offre en professionnels de santé sur le territoire grâce à des contrats incitatifs, il apparait que la méthode de détermination des zones sous-denses est élaborée dans son intégralité au niveau de la DREES et de la DGOS. L’objectif d’une telle concentration du « pouvoir » de conception est d’assurer une méthodologie unique pour toutes les régions pour une meilleure comparabilité des situations en termes d’accès aux soins. Une concertation avec les pouvoirs publics régionaux est organisée par le ministère de la santé donnant lieu, selon les professions concernées, à des révisions plus ou moins profondes de la méthode. Dans l’ensemble, les agences régionales de santé ne disposent pas de marges de manœuvre très significatives. On s’intéressera également à la régulation du nombre de postes d’internes par subdivision que réalise l’ONDPS chaque année. En effet, la régulation du corps des professionnels n’a pas seulement lieu une fois qu’ils sont formés. En amont et au cours de leur formation, la répartition des médecins par territoire est également un enjeu majeur pour les pouvoirs publics. Nous verrons comment initialement le processus peut être considéré comme plus ouvert du fait de la sollicitation des instances régionales de l’ONDPS, alors qu’en réalité, la répartition de ces postes est un processus hautement centralisé reposant sur un cadrage contraint de la DGOS, et une analyse des densités des professionnels par subdivision. Malgré une certaine sophistication méthodologique (Chevillard 2018) pour déterminer les zones sous-denses, concevoir une action publique de manière très centralisée pour répondre aux besoins de santé territorialisés des patients témoigne d’une simplification assez brutale du problème : la présence d’un professionnel de santé suffit pour identifier (s’il est sollicité par des patients) et pour répondre (en prodiguant des soins) aux besoins de santé d’une population d’un territoire donné.
Des limites méthodologiques qui montrent une vision étroite, axée sur une régulation mixte marché/professionnelle de la problématique des déserts médicaux
Dans cette section, nous étudions les limites méthodologiques liées à une régulation mixte marché/professionnelle. Un premier ensemble de limites concerne la méthodologie adoptée et son paramétrage. Bien qu’elle ait connu une évolution notable en passant d’une comparaison des densités de professionnels à une analyse plus fine tenant compte de la structure d’âge de la population, des temps d’accès aux professionnels, elle garde une vision étroite sur le choix des mailles territoriales de zonage, et sur la prise en considération de facteurs externes autres que l’âge de la population (ex : précarité). Grâce à nos observations de terrain, nous cherchons à expliciter certaines logiques locales vis-à-vis des zonages professionnels (Chevillard et Lucas-Gabrielli 2018). Un deuxième ensemble de limites concerne les modalités de régulation : les pouvoirs publics supposent que la seule présence de professionnels suffit à répondre à la demande de soins. Pour autant, les domaines d’activité des professionnels de santé étant très étendus et variés, la présence d’un professionnel ne garantit pas nécessairement la satisfaction d’un besoin. Par exemple, il existe différentes pratiques de dermatologie, certaines plus axées sur l’esthétique d’autres plus médicales. Pour tenir compte de ce phénomène, l’objet d’analyse n’est plus le spécialiste mais l’activité médicale sur un territoire donné. Nous montrons en quoi cette forme de régulation mixte par le marché et par les instances représentant les professionnels de santé peut s’avérer insuffisante au regard de l’évolution des besoins et de l’offre de santé. Ces limites présentées n’invitent bien évidemment pas à abandonner une telle approche de régulation, elles nous semblent néanmoins suffisantes pour explorer une nouvelle façon de modéliser et de réguler les inégalités de couverture des besoins de santé. Ainsi, dans ce chapitre, nous montrons que les propriétés cibles du dispositif de régulation sont telles qu’il est décidé une centralisation de l’activité de conception au niveau des pouvoirs publics nationaux. Cette idée selon laquelle la seule présence de professionnels garantit la satisfaction des besoins de santé a pour conséquence d’embarquer les pouvoir publics centraux sur des explorations méthodologiques complexes et de limiter les impacts du dispositif de régulation par rapport aux réalités de terrain. Le paradigme du parcours de soins apparaît comme une approximation alternative et pertinente du besoin de santé parce qu’elle est plus individualisée, territorialisée et qu’elle tient compte du caractère évolutif de l’offre de santé. Nous avons présenté jusqu’ici la complexité méthodologique liée à l’appréciation du couple besoin/offre de santé et aux conditions de garantie d’une stricte égalité d’accès aux soins entre citoyens. Cette complexité s’accroit d’autant plus que les besoins de santé des usagers évoluent (recrudescence des maladies chroniques, attentes sociétales plus fortes…) au même 29 titre que les organisations sanitaires sur les territoires. C’est d’ailleurs au sein des territoires que nous cherchons à « matérialiser » le désert médical. Au-delà de leur caractérisation quantitative, les « déserts médicaux » ne sont-ils pas de nature différente selon les territoires dans lesquels ils sont déclarés ? Les problématiques d’accès aux soins semblent dynamiques du fait de l’évolution technologique, des progrès de la médecine et de la transformation significative du système de santé pour des services au plus proche du domicile et réduisant les dépenses publiques. En effet, ce secteur connait aujourd’hui une mutation organisationnelle profonde : l’hôpital n’est plus nécessairement vu comme un lieu d’hébergement et de confinement de la maladie, il est apprécié comme un lieu de haute expertise où les patients ne doivent pas rester pour des soins réalisables par des intervenants moins spécialisés : du centre expert au domicile du patient, une chaine d’acteurs multiples, pas seulement issus du secteur sanitaire, doit se constituer pour que s’établisse une coordination afin de fournir un service de santé au « bon » moment, au « bon » endroit. Non seulement la question de l’accès aux services de santé est méthodologiquement complexe mais elle évolue au gré des transformations épidémiologiques et du système de santé. Penser le désert médical comme une rupture de parcours de soins, permet un passage de l’objet d’étude, d’une logique historiquement reliée au recensement des besoins de formation, à une logique plus pragmatique pour les pouvoirs publics locaux, tenant compte des évolutions du système de santé. La notion de parcours de soins n’est pas nouvelle pour les pouvoirs publics, pour autant, c’est, nous semble-t-il, la première fois qu’elle est articulée avec la question des déserts médicaux. Ainsi, l’absence des professionnels devient une absence organisationnelle pour répondre à un besoin d’expertise médicale. L’expertise médicale est entendue ici au sens latin du mot medicus « qui soigne, guérit », il ne s’agit donc pas d’une expertise nécessairement détenue par un médecin. Une telle observation du sujet au prisme de la notion de parcours implique que la complexité d’analyse ne porte plus seulement sur une profession mais sur des systèmes organisationnels et que l’objet d’étude s’étend audelà des soins de proximité. Par exemple, des ruptures de parcours peuvent avoir lieu du fait d’une absence d’expertise (ou d’organisation du recours à l’expertise) sur des plaies chroniques de la part des équipes soignantes entrainant des retards de cicatrisation voire des amputations. Bien qu’une majorité de plaies (escarres, ulcères veineux…) relèvent d’une prise en charge de proximité, certaines d’entre elles nécessitent des hospitalisations. Autrement dit, les ruptures ou déstructurations de parcours de soins sont causées par l’absence d’accès à une expertise médicale qu’elle soit de premier, 2nd ou 3eme recours. Chapitre 4 : le désert médical comme rupture de parcours et absence d’expertise médicale : une conception centralisée de dispositifs de régulation cherchant à répondre à une logique parcours. Ce chapitre est organisé de la même manière que le chapitre 3 en dédiant une première section à une revue de littérature qui nous permettra de répondre à notre deuxième question de recherche dans les sections 2 et 3.
revue de littérature complémentaire sur la coordination par le parcours des patients
Dans cette section, nous cherchons à montrer en quoi la notion de parcours de santé d’un patient permet de mieux approcher le besoin de santé. Ce dernier, difficile à théoriser au niveau national, devient plus concret au sein des territoires. Le besoin n’est plus apprécié à travers l’accès à un professionnel de santé mais par le parcours de santé d’un patient. Ce parcours est propre à chacun, il varie selon les territoires, les pathologies, les situations sociales et les attentes des patients. Il synthétise la rencontre entre les besoins plus ou moins connus d’un patient et l’offre de santé territoriale. Dès lors, l’objet d’étude évolue : lutter contre les déserts médicaux, les inégalités d’accès aux soins, c’est tenter d’assurer une équité dans la continuité des parcours des patients. Il peut en particulier exister différentes façons d’éviter certaines ruptures dans le parcours de soin, en fonction des caractéristiques de l’offre de soins disponibles et de la population concernée. Il ne s’agit pas d’écrire que les pouvoirs publics nationaux ne connaissent pas la notion de parcours de soins, mais plutôt que celle-ci n’a jamais été associée à la lutte contre les déserts médicaux. Nous tentons de conceptualiser le désert médical en utilisant l’approche parcours de façon à proposer une démarche politiquement et socialement acceptable et qui puisse être concrètement mise en œuvre. La notion de parcours est une approche beaucoup plus fine du besoin de santé que la consommation d’actes d’un professionnel pour deux raisons : – Le parcours peut se définir comme un processus organisé ville-hôpital générique pour un type de patient. Bien qu’on ne respecte pas une stricte égalité d’accès entre tous les territoires et leur population, l’objectif est de répondre au besoin de santé à travers la conception d’un parcours spécifique adapté aux ressources raisonnablement mobilisables. En cela, il représente l’organisation déployée pour mobiliser une expertise médicale au bon endroit au bon moment. Ignatavicius et Hausman définissent le parcours de soins intégré comme une planification interdisciplinaire décrivant le séquencement optimal et le calendrier des interventions pour les patients présentant un diagnostic, une procédure ou un symptôme particulier (Ignatavicius et Hausman 1995). – Par ailleurs, pour certains cas dits « complexes », seule une démarche très individualisée permet de faire face aux besoins de santé qui ne s’expriment qu’en cours de parcours et ne peuvent être entièrement anticipés (Vrijhoef 2019). Dans ce cas, le besoin de santé est carrément individualisé. A cela s’ajoute le fait que les évolutions des besoins de santé et de l’offre de soins rendent nécessaire cette approche plus fine.
INTRODUCTION GÉNÉRALE1 |