CHANGEMENTS DANS LA FONCTION DE L’IDENTIFICATION DU JEUNE « TAALIBÉ » MOURIDE A SON MARABOUT
LA CONFRERIE MOURIDE CONTRE POUVOIR AU PRINCE.
Christian COULON (1981) ] a étudié les rapports de pouvoir entre l’Etat et les mouvements religieux. Dans son étude, l’auteur montre comment les marabouts ont pu constituer un contre pouvoir face à l’Etat. La crise hégémonique de celui ci et le souci de rompre avec une science politique africaine trop élitiste 2 et ethnocentrique ont amené Christian COULON à faire une analyse critique de l’islam au Sénégal. A son avis, il se présente comme un champ authentiquement politique dans lequel viennent s’investir des actions et des groupes sociaux différents voire antagonistes : « le champ religieux est un lieu de pouvoir et de résistance d’intégration et d’autonomie». Dans la première partie de son ouvrage, l’auteur se livre à rendre compte de la distance qui existe entre le pouvoir maraboutique et le pouvoir central. C’est ainsi qu’il a montré comment le pouvoir politique s’est progressivement constitué face aux changements économiques, sociaux et politiques C. COULON : Le Marabout et le Prince 1981,Pédones, p120. Démarche institutionnalisme pour laquelle l’Etat est l’élément constitutif du politique. 8 à partir du XVIII’ siècle. Avant d’expliquer la manière dont les marabouts ont su et pu constituer un contre pouvoir à l’Etat. Ils se seraient accommodés d’une modernisation qui a relativement laissé intacte leur emprise sur les masses musulmanes. Dans la deuxième étape, qui mérite à notre avis une attention particulière, Christian COULON évoque l’autonomie qui existe entre les sociétés maraboutiques et le centre politique à l’époque coloniale et depuis l’indépendance. En d’autres termes, il s’agit du rôle d’intermédiaires que les marabouts ont joué dans le système politique sénégalais. Sans oublier les difficultés du pouvoir central à institutionnaliser cette relation sur la relative autonomie de l’Islam maraboutique sur le populisme qu’il véhicule, car c’est ce qui fait qu’il demeure sous certains aspects, un contre pouvoir. Pour l’auteur, le rôle d’intermédiaire des marabouts entre l’Etat et les populations est le moyen privilégié de la communication entre le « centre » et « la périphérie ». Pour illustrer cet état de fait, Christian COULON évoque le cas du disciple qui n’hésite pas à faire appel à son marabout ou responsable de la « Dahira » dans ses démêlés avec la bureaucratie des ministères. Ici le patron joue un rôle de courtier. Ce dernier tire un profit personnel du fossé qui sépare le centre de la périphérie moyennant une « rétribution », il s’érige en « entremetteur » indispensable. Dès lors, loin de miner leur pouvoir, la volonté du centre d’atteindre la périphérie a fourni aux marabouts, une ressource supplémentaire. Celle qu’ils tirent de leurs capacités d’établir la communication qui est venue s’ajouter à leur fonction d’autorité qu’ils exercent au sein de leur communauté. Cependant, l’auteur décèle deux limites liées à une double éventualité. D’une part, celle qui tient de la volonté de l’Etat d’agir directement sur ses sujets. D’autre part, celle qui repose sur une pression des « dominés » visant à récupérer à leur profit l’autorité maraboutique. Ils visent à faire de sorte que les marabouts soient plus des leaders contestataires que des représentants d’une sorte d’administration indirecte. Bref, Christian COULON considère l’islam maraboutique au Sénégal comme un appareil idéologique qui permet la culture de l’arachide à peu de frais et organise un ordre politique original, basé sur une administration indirecte, véritable soupape de sécurité pour toute la classe dirigeante. Terme qui fait référence à l’action de manipulation de l’intermédiaire. 9 Précision faite par l’auteur de ne pas le concevoir comme un manteau recouvrant d’une « conscience fausse des stratégies édilitaires de groupe sociaux ou de peuples prisonniers de leur univers mythique ». L’ouvrage de Christian COULON constitue une des références dans l’étude des interactions entre Etat et communauté religieuse. S’inscrivant dans la perspective d’une analyse fonctionnaliste, cet ouvrage a le mérite de confirmer non seulement, la compatibilité de la religion au fait politique, mais aussi et surtout d’établir lès corrélations découlant de cette relation dans la gestion des affaires publiques et de la communication entre l’Etat et ses masses populaires. Par ailleurs, l’auteur touche au mode de fonctionnement interne des groupes sociaux, notamment religieux. Ils fonctionnent comme une institution sociale, qui travaillent à faire respecter les règles et normes qui y sont en cours, et à défendre ses intérêts par le déploiement d’une batterie de stratégies eu égard au respect dont ils bénéficient auprès des autorités publiques. Comme dans le fonctionnalisme de Talcott PARSON, les deux acteurs ici en interaction (à savoir l’Etat et sa communauté religieuse musulmane), sont en liaison fonctionnelle basée sur des attentes mutuelles. Il s’agit entre autre, d’échange de services matérialisés par une mobilisation, une adhésion à la cause de l’Etat contre le renforcement de leur statut et la reconnaissance du pouvoir d’influence des marabouts, d’où une relation de complémentarité. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’une liaison fonctionnelle entre « Ego » et « Autrui » médiatisée par le rôle, mais d’une régulation globale de caractère statistique. Seulement, aussi émérite que cette étude puisse paraître, elle n’est pas exempte de critiques. La principale, est qu’elle s’enferme dans le conservatisme, autrement dit, penser la société comme un tout lié fonctionnant, dans laquelle chaque partie joue son rôle, c’est dans une certaine mesure, faire de celle-ci un cercle de rotation. La forte implication de l’Islam maraboutique dans l’appareil d’Etat n’explique pas pour autant les raisons de cette situation, même si elle joue un rôle de stabilité et de cohésion sociale. Durkheim l’avait déjà justifié : «faire voir à quoi un fait social est utile, ce n’est l’expliquer, il peut exister sans être utile il.faut séparément chercher la cause de l’effet qu’il produit ». C’est dans la même logique que s’inscrivent les études de Moriba MAGASSOUBA (1985), I M. Magassouba : L’Islam au Sénégal demain les Mollahs, Paris, 1985, les Afriques, p.67 10 En fait, l’auteur construit toute sa problématique autour des indices et signes qui montrent les risques ou les chances de l’instauration d’une république islamique au Sénégal, en dépit d’une longue tradition de sécularisation et de laïcité de l’Etat colonial ou indépendant. Pour mesurer l’intensité de la « question musulmane »dans la période de 1984, MAGASSOUBA a fait une étude séquentielle en trois temps significatifs de l’histoire politique du Sénégal. Il prend repère de l’après guerre mondiale, plus précisément à la date du 7 mai 1946, conférant la citoyenneté française à tous les ressortissants d’Afrique noire. C’est la période de la bipolarisation de la vie politique entre le représentant local de la Section française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) de Maître Lamine GUEYE et le Bloc Démocratique Sénégalais (BDS) du président Léopold Sedar SENGHOR. A partir de 1958, c’est l’avènement du parti unique, où on assiste à seize aimées de domination par l’Union Progressiste Sénégalais (UPS). S’en est suivi la fusion de la SFIO et du BDS qui a donné le Bloc Populaire Sénégalais (BPS). Ce n’est qu’entre 1974 et 1984 que le Sénégal retourne au multipartisme avec la création du Parti Démocratique Sénégalais (PDS). L’auteur, en évoquant la question musulmane dans la période de démocratisation de l’Etat du Sénégal, veut montrer les relations d’interdépendance, entre le pouvoir musulman et le pouvoir politique, dans le droit fil des rapports que l’islam confrérique entretient avec l’Etat laïc colonial. Il analyse l’attitude de ce dernier en ces termes : « S’il a tenu dès l’indépendance à se doter d’une légitimité de type « rationnel légal », l’Etat sénégalais soucieux d’assurer la promotion immédiate et simultanée du développement économique et sociale de la jeune nation, mais qui connaissait de graves insuffisances au niveau de la fonction « régulatrice » avait largement fait appel à la réelle tbrce de stabilisation et de continuité » I . Tout comme Christian COULON, Moriba MAGASSOUBA a fait une étude de type fonctionnaliste qui présente les facettes d’une démarche évolutionniste par la succession des évènements dans le temps. Ce courant idéologique nous donne une information détaillée d’une période à une autre. Les événements sont suivis sur les dates historiques.
MARABOUT ET TAALIBE : DEPENDANCE OU EXPLOITATION
En effet, s’il y’a un point sur lequel les auteurs sont unanimes c’est la forte dépendance voire la subordination du disciple à son guide spirituel. Cette dépendance peut avoir une signification sociologique, économique, politique ou idéologique. Parmi ces auteurs, Momar Coumba DIOP fait partie de ceux qui ont le plus approfondi cette relation. Dans sa maîtrise de philosophie (1976), l’auteur analyse le mouridisme comme un système d’emprunt des modalités du travail collectif de la société wolof traditionnelle basées sur la réciprocité que le mouridisme a modifié. Ces transformations se traduisent par des principes unilatéraux qui font que le « taalibé » travaille pour le marabout dans l’attente de récompenses terrestre et paradisiaque. Ce lien personnel de subordination d’homme à homme est également analysé par Moriba MAGASSOUBA. Pour lui, au Sénégal, que lés chefs religieux aient ou non porté les armes ou prêché la bonne parole, ils ont tous cultivé ce trait du combattant de la foi : «d’ EL hadji Omar qui estimait que la disciple a besoin de son chef cheikh, comme l’aveugle au bord de la rivière a besoin de son guide » à Cheikh Ahmadou Bamba dans un langage imagé recommandait aux disciples de suivre son marabout a avec l’acharnement que met le lion à suivre sa proie, avec laquelle le charognard fonce sur le cadavre qu’il à découvert en brousse (…) comme le chien suit son maître, comme un chat malicieux » . Cette conception est identique chez El Hadji Malick Sy qui privilégiait toutefois l’enseignement coranique et la prière. Nous ne saurons terminer sans citer Limamou LAYE qui, tout en manifestant son désintéressement pour le monde, n’en demandait pas moins à ses disciples de suivre ses recommandations. Ils ont tous mis l’accent sur la nécessaire fidélité du disciple à son maître. Cette relation de dépendance qui apparaît comme une soumission trouve son expression la plus achevée dans la confrérie mouride où elle constitue la marque spécifique dans les rapports économiques tout à fait inégalitaires. Pour Momar Coumba DIOP, le mouridisme a la même orientation des rapports de travail que le système capitaliste. Le marabout fait travailler le disciple à son profit. Ce travail ne doit pas être perçu comme un « travail forcé », c’est à dire contre le gré du disciple, mais plutôt comme un dû, une contre partie, une réciprocité. Cette dépendance est entretenue par l’idéologie mouride qui consiste à contraindre le disciple à travailler pour le maître religieux sans aucune violence physique. Elle aurait réussi à faire entrer dans la tête des disciples que leur capacité productive est égale à la promesse des récompenses paradisiaques. Or, cette capacité productive du travail lui est supérieure. C’est ainsi que le marabout qui a une fonction politique et parfois de direction sociale, transforme la religion en idéologie politique dont la finalité est le maintien du système. Le mouridisme fonctionne dès lors comme une exploitation idéologique des textes de Cheikh Ahmadou Bamba. Elle s’élargit avec les superstitions et croyances des « taalibés » qui croient au pouvoir magique du marabout. Ainsi, pour l’auteur, cette adhésion du « taalibé » bloque toute possibilité de sa prise de conscience comme personne ou comme individu opprimé, car elle établit sa véritable dépendance émotionnelle. L’exemple typique de l’idéologie mouride qui est entretenu est l’image du marabout, comme modèle de leur ascension sociale. PELISSIER Iquant à lui, révèle que le mouridisme est d’abord un mouvement mystique, et en conclut qu’il engendre des conséquences telles que le goût à l’isolement (donc une propension des terres défrichées), la tendance à l’abdication de la personnalité, et l’exaltation du travail. Ses travaux de terrain ont montré en dehors des motivations religieuses relatives à la migration des mourides, l’organisation interne de la confrérie. Force est de souligner que les travaux de Momar Coumba DIOP sont inspirés de ceux de Paul Marty. En publiant la première étude sur le mouridisme, il a analysé parmi d’autres points, la relation verticale entre disciple et marabout qu’il qualifie de soumission « sans condition ». D’ailleurs, il le conçoit comme une pure exploitation d’homme à homme. Son étude obéissait à la logique de maintien de l’ordre politique colonial qui commençait à prendre forme après le déclin des aristocraties sénégalaises et de la destruction des sociétés traditionnelles par le colonialisme. Le but était donc de savoir si la communauté mouride représentait un obstacle à la réalisation de la politique coloniale. Malgré le fait que les visées de la mission l’éloignent d’une objectivité scientifique, il faut relever qu’il a influencé beaucoup de chercheurs occidentaux et africains qui se sont intéressés aux thèmes suivants : le communautarisme des mourides, la « wolofisation » de l’islam, la relation « taalibé » et marabout, leur organisation. Au total l’attention est portée sur la réalisation sociale mouride dans toutes ces dimensions et manifestations. En définitive, l’analyse de Marty repose beaucoup sur une visée idéologique. D ‘ailleurs, ce qui le conduit à soutenir que le mouridisme est un Islam « wolofisé »- c’est-à-dire qui a une résonance endogène que sur les principes de la recherche fondamentale. Ces propos paraphrasés pour l’illustrer : le vêtement de l’Islam simple et confortable soit-il, ne convient pas un peuple noir. L’analyse a été aussi amputée de sa dimension historique de la société sénégalaise. Cette limite fut corrigée par MONTEIL I . Il a expliqué les conditions historiques qui ont prévalu à la naissance du mouridisme à travers des emprunts archivistiques. Pour lui, l’islam des noirs s’éloigne de ses principes originaux et le mouridisme est considéré comme une secte religieuse orientale parsemée de fanatisme nègre. Dans son second ouvrage, Esquisses sénégalaises, il corrige ses limites surtout celles relatives au phénomène Baye Fall grâce à une documentation plus significative que la précédente. Cette étude trouve son intérêt dans le fait d’assimiler le Mouridisme à un métissage culturel afro-asiatique. Il l’analyse comme une récupération de la religion musulmane par les noirs dont elle porte l’empreinte. L’analyse de Cheikh Tidiane Sy 2 résulte d’une combinaison d’archives et de travaux de terrain. Elle est sous-tendue par l’idéologie de l’indépendance, d’un certain nationalisme et d’un enracinement africain de l’Islam. Et par conséquent, la fonction économique et politique de la communauté mouride est occultée. Sices études ont soutenu la verticalité des rapports marabout-« taalibé », celle de Cheikh GUEYE, et des coauteurs Donald Cruise O’BRIEN, Màmdou DIOUF, ont battu en brèche ces théories. Pour Cheikh GUEYE, les analystes politiques ont exagéré l’ampleur du « Ndigeel »( la recommandation), avec le clientélisme maraboutique à l’Etat, les « taalibés » tendent à dépendre moins de leur marabout au plan politique. Son effritement est la résultante de l’adoption de la neutralité voire de l’interdiction de toute manifestation politique par Serigne Saliou MBACKE, khalife général des mourides depuis son avènement en 1991. Ce qui aurait conduit les hommes politiques à adopter une stratégie de rechange. Elle consiste à mobiliser et à trouver tous les moyens de « capturer les autres marabouts membres ou non de l’administration centrale de la confrérie » pour user de leur influence respective auprès de leur khalife. L’objectif des auteurs de la construction de l’Etat au Sénégal, est de donner une nouvelle orientation à la relation marabout- « taalibé ». Ils proposent de ne plus prendre ce dernier au pied de la lettre, comme un acteur dépourvu d’ambition. Même si jusqu’ici il n’est pas riche, il bénéficiait de la justice, de l’encadrement social et même pour certains de la terre dans les années 1966 – 1977. En conclusion générale de cette revue de la littérature, nous estimons que les angles d’approche des auteurs spécialistes du Mouridisme, sont parfois différents , mais toujours est il qu’ils sont unanimes sur l’idée du pouvoir de la manne religieuse mouride et sur l’Etat et sur les fidèles. Leur apport demeure significative pour cette étude à plusieurs égards. En nous renseignant sur la philosophie mouride en général, elle élucide aussi la nature des rapports hiérarchiquement définis qui séparent l’élite religieuse de leurs adeptes. Et plus particulièrement, ces études prouvent que le Mouridisme est vivant et s’adapte au changement de l’environnement politique, économique et social. Ce dynamisme religieux nous permet aujourd’hui d’aborder la question de l’identification du jeune disciple mouride avec beaucoup de vigilance, car ces études précédemment citées ont dégagé les grandes lignes de l’évolution de ce courant religieux et nous permet alors d’affiner ces pistes de la recherche encore vierges.
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