CÉSAIRE, FONDATION ET FONDEMENTS D’UNE POÉTIQUE

CÉSAIRE, FONDATION ET FONDEMENTS D’UNE
POÉTIQUE

Les Lieux du désastre

« J’habite le pan d’un grand désastre. » Césaire page 386 Dans ce grand récit de la race nègre qui s’accrédite en lui-même par la forme de sa transmission prend corps une communauté d’humains qui viennent écouter leur origine, leur passé et leur futur, mais aussi l’origine de leur réunion, voire celle du récit. Ce qui fait la spécificité de la poésie césairienne, surtout mise en parallèle à celle de Senghor, c’est indiscutablement son ancrage dans le lieu caribéen. Si l’archipel porte les stigmates du génocide des Indiens, la poésie césairienne trouve son origine dans l’histoire de la traite des Noirs: Nous vomissure de négrier Nous vénerie des Calebars […] J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouet. Des farfouillis de vermine parmi des lassitudes… (Cahier…, Césaire, p.35-36.) Tout le mouvement du Cahier consiste à prendre en charge tous ces bruits, à faire surgir un seul cri, un seul chant, de « l’expérience du gouffre », du ventre de la cale, des abysses de l’océan Atlantique, à combler ainsi l’absence de texte fondateur pour les descendants d’Africains déracinés: « Ce qui est à moi, l’archipel arqué comme le désir inquiet de se nier » (p.22-2). 46 Pour cette collectivité nègre, l’histoire surgit dans le temps comme une violence, un arrachement à l’harmonie cosmique originelle ; tout ce qui s’y produit depuis cette perte de l’origine apparait comme une sorte de ratage et de retard. L’histoire, comme période temporelle marquée par l’errance des hommes à l‘égard du sacré ainsi que le signal, le symptôme, de cette errance – son sommet est orienté vers le vide, vers le morcellement, l’éclatement de la signification n’apparait pas comme telle, mais est repérable à travers les effets en chaîne, tels l’errance, l’éclatement. Le négatif devient le signe général de l’histoire. Mais comme le montre Lyotard après Marx, le pire ce n’est pas le tort qui est fait, c’est de ne pouvoir nommer le tort. C’est pourquoi si le drame, de l’Antillais asservie aux Amériques commence quand il se vit chargé de fers, sa liberté physique jetée aux cales du bateau négrier, elle se poursuit quand au bout de la traversée transatlantique, il doit accomplir la corvée des champs de canne et de coton ou encore le travail forcé des mines. Sa tragédie réelle, ce fut qu’il n’y eut personne pour méditer la souffrance. Car si les Antilles sont plein de signes mémoriels, elles sont surtout pour Césaire un lieu amnésique. La conscience historique fait cruellement défaut à ce pays que le Cahier dit « sans stèle, sans mémoire » (Cés., p.25). Surtout, malgré cette amnésie, le passé pèse sur le présent: Césaire parle d' »oubli gluant » (p.305), expression à la limite de l’oxymore, et de « taiseuse douleur » (p.316), assonances de syllabes longues qui scellent la mémoire. Le présent est le seul temps possible de ce récit, présent historique et actuel en même temps, qui prend en charge l’événement suspendu dans les limbes de la mémoire, le purgatoire de l’histoire antillaise. « Ferrements » reprend ce présent de l’enlisement dans l’oubli qui n’en est pas un, ce temps de l’interstice, du passé qui ne passe pas: « ce bateau-là au fait dans le demijour d’un demi-sommeil / toujours je le connu » (Cés., p.301). Le déictique désigne une réalité du passé, encore présente dans l’espace et le temps du locuteur, mais éloignée par la forme renforcée du déterminant (« là » implique une distance), une réalité omniprésente et insituable à la fois. C’est pourquoi, l’hypotypose n’est pas une simple figure de style mais le style même de cette écriture qui veut restituer une réalité hallucinante à force de réalité. Le poète explore son univers intime, celui de la condition insulaire et des héritages douloureux de la négritude antillaise. Cette déréliction fondatrice insiste dans cette écriture poétique de Césaire qui s’intéresse surtout aux anonymes de l’Histoire, à « l’homme-famine », à « l’homme insulte », « l’homme tortue » (Césaire, p.19) et qui s’efforce de donner une incarnation concrète à ceux que l’Histoire a réduits à des mots composés, absorbant complètement les sujets dans leur prédicat, dans la souffrance aveugle. aux découvertes d’un espace singulièrement ouvert, où le surréalisme rejoint l’élargissement des horizons autorisé par Rimbaud, Lautréamont, Claudel, bien au-delà des disciples de Breton. Sa parole se porte en avant au nom d’un discours étouffé, meurtri, amputé et spolié, celui d’un peuple de culture fondamentalement orale né de la traite, de l’esclavage et du métissage. Le peuple auquel on a interdit le tambour. Il prend voix au nom de ceux qui n’ont eu accès ni à la langue, ni à l’histoire, ni à une mythologie ou à une religion assignable. L’un des fils conducteurs pour une lecture cohérente des images du recueil pourraient être, d’évidence, la place prise par le corps dans cette poétique. Le corps souffrant ou supplicié, de l’esclave ou du Rebelle assassiné, renvoie par un fort contraste aux nombreuses occurrences d’une sexualité énergique et fougueuse, aux multiples images d’un corps triomphant. Elle prend naissance dans la conscience aiguë d’une souffrance des corps, et d’une pathologie première, liée tout aussi bien aux conditions atroces de la traite et de ses conséquences qu’à la nature anthropologiquement déterminée des contingences humaines universelles. 48 Le corps supplicié de l’esclave se confond ainsi avec le paysage des îles où s’exerce la traite des déportés d’Afrique, dans le temps même où les paysages des Antilles se superposent avec ceux d’Afrique. « En remontant l’une de nos lignes de force, nous rencontrons cette chose immense, l’Afrique, aux dons poétiques uniques, à la production artistique surtout sculpturale unique, l’Afrique et son noble abandon à la vie, au mépris des savants brigandages industrielles. 

Mots et miracles

Césaire est un descendant de ces esclaves qui ont perdu leur langue d’origine dans le voyage négrier, qui ont été privés de la parole par les temps muets de l’esclavage, qui ont dû se réapproprier le pouvoir de parler. La parole poétique césairienne, entièrement tendue par le désastre, et aussi tendue hors du désastre. Il s’agit de retrouver le chemin de l’imaginaire enfoui sous le chemin de l’Histoire : et le passage c’est le poème – c’est la parole poétique : l’image, l’allégorie, dans nos textes, est dynamique Les poèmes captent du sens, comme on capte de l’énergie. Les mots sont détenteurs d’un pouvoir propre, ils sont capables d’accomplir par eux-mêmes des miracles d’agir directement sur le réel. Ils instaurent un autre temps. Les mots sont littéralement des armes « miraculeuses » : ils accomplissent le miracle du passage à l’autre temps. Certains poèmes sont une transcription de ces miracles. Comme « avis de tir », où les mots recueillent une reconnaissance dans tous les sens du mot. Pour Aristote, à côté de la théorie de la mimesis, il y a de la théorie de la poesis, qui signifie re-creation, retrouvailles avec l’energeia, l’acte qui constitue la vie. « Avis de tirs » met le lecteur en présence d’une succession de miracles ; il en est de même dans la seconde partie du poème intitulé « Armes miraculeuses », lorsque Césaire se plaçant sous l’invocation incantatoire et performative de « scolopendre », énumère au futur toutes 49 sortes d’impossibilités destinées un jour à devenir possibles, réelles. Parmi elle on mentionnera tout particulièrement celles qui touchent à l’écriture. Ce sont bien les formes ici – le poème, le vers, l’image, qui constituent à proprement parler des armes. La libération des images, que la rencontre du surréalisme a pu favoriser mais ne justifie pas seule, procède précisément à une remise en mouvement dynamique de la parole poétique qui opère dans l’écriture son partage formel. Se saisir de ces armes, c’est aller audevant d‘un miracle, que le poète peut forcer comme le ferait un héros d’épopée ou un guerrier mythique. Tel Persée face à Méduse, souvent présent dans l’imaginaire césairien, Persée qu’il évoque dans ce poème ultérieur de Ferrements, attentif à l’image d’une arme immémorielle : d’où ce qui a été signalé comme l’héroïsme du poème césairien. C’est le poème lui-même qui est doté de qualités héroïques. Miracle et mythologies sont ainsi laïcisés, par un athée rebelle mais qui cite Péguy avec enthousiasme, puisque insoumis aux transcendances de l’ancestralité ou de la culture théologico-politique que transmettent la langue occidentale et ses substrats gréco-latins. Mais ce sont miracle et mythologies armés, au nom d’une fonction poétique qui n’a rien perdu de son efficacité. 3. Tactique oxymorique et relecture allégorique de l’histoire La poésie césairienne passe et repasse par les mêmes mots et les mêmes motifs pour dire le désastre mais aussi la nécessité de la sortie du désastre. « Le double mouvement de chute dans l’abîme suivi de l’envol, c’est le pivot de mon œuvre ». Tout le texte de Césaire, s’efforçant d’atteindre le poste suprême d’où totaliser l’histoire, s’efforce d’inscrire les conditions de déplacement de l’observation de l’histoire. Le poème se donne d’abord comme une réinterprétation de l’histoire et le geste par lequel le poète fait signe vers l’avènement tout autant que la scène anticipée de cet avènement. Il s’agit 50 plutôt d’une certaine posture par rapport au temps, d’une position de surplomb qui fonde le regard « averti ». D’abord parce qu’il s’agit de la ressaisie d’un sens cosmique, collectif, du sens du temps et de l’humanité. Temps immémorial, entre réel historique et cosmos. Ceci explique le côté fortement et dramatique et allégorique des textes, ainsi que leur inachèvement : dramatique, car ils restituent le vide du présent à sa dynamique La poésie emprunte ses sujets à l’histoire, mais elle les recrée dans leur exemplarité, dans leur universalité : elle est donc plus philosophique que l’histoire, qui est bornée à l’accidentel. Le poète parle du point de vue superlatif de l’Histoire sur l’histoire du moment, avec une idée de l’avenir immanente à l’Histoire. Le présent apparait ainsi davantage comme un exil du symbolique, du processus même de la signification, et tous ses poèmes sont des quêtes allégoriques de leur propre clef allégorique. Dans le but de l’histoire, sa violence, son absurdité, l’énigme de ces injustices, la pulsation poétique fonctionne comme ébranlement, résistance au tragique. L’histoire entière, et nos textes font ainsi signifier le présent dans un autre réseau symbolique, un autre imaginaire du temps, qui permet non pas d’en faire un déchet, mais le signe privilégié à partir duquel retrouver ce temps perdu et structurant ; le vide du présent se remplit du fait d’être le résultat hermétique d’une histoire allégorique, dont les événements sont ainsi conçus comme des symboles et le déroulement comme un récit signifiant par rapport à un autre point de vue que celui de l’histoire (point de vue historien, social, politique)  

Table des matières

Introduction
Chap. 1: Questions. Méthodes. Repères et Balises
Chap. 2 : Le Grand récit
Chap. 3 : La double généalogie
Conclusion : Une poétique de l’écart et de l’entre
Annexes

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