Les théories de ce juriste incontournable du XXème siècle permettent aux sociétés démocratiques actuelles d’effectuer une indispensable introspection. Victimes d’une dépolitisation flagrante depuis les années 1945, ces sociétés rassemblent les éléments de l’Etat de droit dont Schmitt s’est évertué à mettre les failles en lumière. Nous nous limiterons à développer les concepts de la théorie de Carl Schmitt applicables à la problématique du terrorisme, tels que ses définitions de la politique, la souveraineté et la dictature ainsi que son analyse de l’article 48 de la Constitution de la République de Weimar.
HISTOIRE ET DEPOLITISATION DES SOCIETES DEMOCRATIQUES
Sept décennies nous séparent aujourd’hui des pires atrocités jamais perpétrées par
l’Homme des temps modernes : les deux guerres mondiales. Ce XXème siècle sanglant fut le théâtre de tentatives (fructueuses en apparence) de mettre en place une paix définitive. En vertu de la promesse utopique faite entre les Etats de ne jamais revivre ces années sombres et de maintenir la solidarité des peuples démocratiques, la Société des Nations vit le jour en 1919 lors de l’adoption du Traité de Versailles (qui fut une balle tirée dans le pied de l’Europe en raison de réorganisations territoriales qu’il avait occasionnées). S’en est même suivie la conclusion du Pacte Briand Kellog en 1928 qui déclarait la guerre hors-la-loi. Or, comme Raymond Aron l’a déclaré, « les Etats se reconnaissent mutuellement à travers la guerre, qui est une relation d’Etat à Etat qui doit être limitée par ces buts, mais reste un moyen licite de règlement des différends ». Il considère, comme Schmitt, que « ce système entre en crise au cours de la période qui commence avec le Traité de Versailles ». Malheureusement, l’enthousiasme des Etats signataires ne sera que de courte durée. La plus grande crise boursière de tous les temps fera rage en 1929. La décennie suivante sera synonyme d’une longue descente aux enfers due à une déstabilisation des Etats au niveau international et à la montée en puissance de nouveaux régimes totalitaires. La Société des Nations sera bien impuissante face à l’intervention des militaires japonais en Manchourie ou à la remilitarisation de l’Allemagne. Quelques années et des millions de vies fauchées plus tard, L’Organisation des Nations Unies nait officiellement le 24 octobre 1945. Elle se veut universelle, privilégie une dimension politique mais n’en oublie pas les dimensions sociales et économiques. Chaque fin correspondant toujours à un nouveau départ, la fin de la seconde guerre mondiale sonnait le départ d’un repli individualiste progressif et d’une perte d’engagement politique de la part du citoyen.
Au fil du temps, les droits fondamentaux ont été mis en lumière et la notion de liberté est devenue le b.a.-ba d’une existence digne de ce nom. Le terme « citoyenneté » est maintenant préféré à celui de « politique ». Les élections, auparavant considérées comme le moment politique de tous les possibles durant lequel les citoyens avaient l’opportunité d’élire le meilleur candidat, se sont transformées en « moment politique du dépit » où l’on finit par élire le moins mauvais ou le moins dangereux pour l’intégrité de l’Etat français ; la gauche n’est plus vraiment de gauche, la droite, plus vraiment de droite, ne restent que les extrémistes qui ne bifurquent pas vers une neutralité politique. La transcendance du politique a laissé place au « citoyen-girouette » qui suit la direction du vent qui souffle dans le sens de ses intérêts. La politique s’est fait supplanter par les politiques. On y préfère le capitalisme, les profits économiques et les principes abstraits moraux. Mais, selon Carl Schmitt, « un Etat qui renonce, par idéalisme ou moralisme mal compris, à placer au-dessus de tout sa volonté politique souveraine, lui préférant la rationalité économique ou la défense d’idéaux abstraits, renonce aussi à son indépendance et à sa survie ». L’auteur, dès 1922, s’était en effet assigné la tâche de « freiner le triomphe d’une société entièrement dépolitisée, où le droit ne serait plus qu’un instrument formel ».
LA PENSEE DE CARL SCHMITT
Sa définition de la politique : distinction entre ami et ennemi
Et si les septante années qui ont suivi la seconde guerre mondiale ne représentaient qu’un simulacre de paix? L’œuvre de Carl Schmitt s’appuie sur une conception pessimiste de l’homme ; pour l’auteur, l’homme est fondamentalement mauvais et c’est ce qui va en quelque sorte permettre de fonder l’autorité de l’Etat. Schmitt insinue en effet qu’il faut se méfier de l’eau qui dort. « Sa conception du politique écarte l’idéal d’une société pacifiée » et se fonde sur la distinction entre ami et ennemi, qui permet de distinguer la politique des autres domaines. Cette distinction « exprime le degré extrême d’union et de désunion, d’association ou de dissociation ». L’auteur pense que l’ennemi politique a été mis de coté par la pensée libérale au profit du concurrent commercial ; le libéralisme politique préférant toujours l’économie et les principes moraux au politique et à l’idée d’Etat souverain. L’ennemi est « l’autre, l’étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial ».
De plus, Schmitt considère que rendre la guerre hors-la-loi est aberrant et contre nature, dans la mesure où lorsque l’autorité souveraine de l’Etat aura désigné son ennemi et affirmé que l’altérité de celui-ci constitue la négation de son existence, « va alors naitre une hostilité concrète dont le dénouement en une guerre, c’est-à-dire en lutte armée entre unités politiques organisées ou en une guerre civile, c’est-à-dire en une lutte armée au sein d’une même unité politique en état de remise en question, constituent des éventualités au niveau de la réalité effective ».
Sa définition de la souveraineté
« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. » Schmitt était opposé au normativisme juridique et à l’impérialisme du droit. Pour lui, tout droit est droit en situation et il n’existe pas « de norme qu’on puisse appliquer à un chaos ». Certaines situations, insurrections et atteintes à l’ordre public ou à la pérennité d’un Etat sont tellement surprenantes et exceptionnelles qu’aucune disposition normative n’aurait pu prévoir à l’avance les conséquences juridiques qui en découlent. « Le cas d’exception révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’Etat. C’est là que la décision se sépare de la norme juridique. (…) L’ordre juridique doit pouvoir se suspendre lui-même. » C’est dans son habilité à résoudre et affronter les cas d’urgence que l’on remarque toute la grandeur de la souveraineté politique. Aucun critère n’est fourni par le droit pour différencier la situation normale de la situation exceptionnelle, c’est le rôle du souverain de trancher, de s’affirmer en déclarant la situation exceptionnelle. Si cette situation n’a pas lieu, persistera alors « l’indétermination de la règle de droit », car c’est en appliquant le droit dans son contexte précis que celui-ci prend un sens et que la règle de droit se spécifie. Pour Schmitt, donc, le souverain est « celui qui décide de et dans la situation exceptionnelle des moyens à mettre en œuvre dans le but de préserver la sûreté et l’ordre public, voire même l’existence de l’Etat, moyens dont le plus essentiel consiste à proclamer l’état d’exception, soit à procéder à la suspension totale ou partielle de l’ordre juridique ». Tout le paradoxe de la théorie de Schmitt se situe dans cette suspension du droit dont le seul but est de le préserver.
I.- INTRODUCTION |