L’ion chlorure dans l’homéostasie
Les organismes vivants tendent naturellement à maintenir leurs paramètres biologiques constants face aux variations du milieu extérieur. Ce concept a été énoncé pour la première fois en 1857 par le physiologiste français, Claude Bernard (Bernard, 1857). En 1929, Cannon définit l’Homéostasie comme l’ensemble des processus physiologiques coordonnés, visant à maintenir les composantes physico chimiques du milieu intérieur constants (Cannon, 1929,1939). Les processus physiologiques apparaissent hautement coordonnés et font l’objet d’une régulation précise, pour limiter les variations des paramètres cellulaires, tels que le volume ou le pH, dans une gamme physiologique étroite.
Le maintien de l’électroneutralité des milieux intra- et extracellulaire représente un exemple de constance cellulaire. Il s’agit de la compensation mutuelle des charges positives et négatives présentes dans un compartiment donné. Plus de la moitié des anions de la cellule sont des anions organiques non diffusibles et de ce fait, leur rôle en tant que régulateurs de l’électroneutralité est limité. Par contre, l’ion chlorure, anion diffusible le plus abondant dans le règne animal ou végétal, représente l’un des principaux acteurs impliqués dans l’électroneutralité et plus généralement dans l’homéostasie cellulaire.
Les échanges d’ions chlorure à travers les membranes cellulaires (y compris les membranes des compartiments intracellulaires) sont impliqués dans de nombreux aspects de la vie cellulaire tels que la stabilisation du potentiel de membrane, la régulation du volume, la régulation du pH ou les transports transépithéliaux. Pour traverser la membrane, les ions chlorure sont pris en charge par diverses protéines de transport.
Principaux mécanismes de transport ionique
Les concentrations intracellulaires des différentes espèces ioniques sont maintenues à des valeurs spécifiques du type cellulaire et dans des limites restreintes (homéostasie cellulaire). Généralement, la répartition des ions est asymétrique de part et d’autre de la membrane. Cette distribution résulte de l’activité des mécanismes de transport ionique. On distingue les transports actifs, qui établissent des gradients électrochimiques, et les transports passifs, qui les dissipent. La répartition asymétrique des ions est maintenue par la coordination des mécanismes actifs d’accumulation intracellulaire et des mécanismes passifs de dissipation du gradient électrochimique. Parmi les transports actifs, on distingue les transports actifs primaires et secondaires. On les distingue selon la nature de l’énergie qu’ils consomment. Les transports actifs primaires consomment de l’énergie métabolique, généralement celle libérée par l’hydrolyse de l’ATP: on parle d’ATPase (ou de « pompe »). Les transports actifs secondaires ne consomment pas directement l’énergie libérée par l’hydrolyse de l’ATP. Ils utilisent l’énergie des gradients chimiques établis par les transports actifs primaires. La majorité des cellules possèdent une Na+/K+ ATPase, qui échange 2 K+ (accumulation) contre 3 Na+ (extrusion). Ce transport électrogénique consomme 30 à 70% de l’énergie dépensée selon le type cellulaire. Il contribue au potentiel intracellulaire négatif et établit des gradients chimiques pour les ions sodium et potassium. La cellule possède également des calcium-ATPases et des proton-ATPases dont la localisation est définie au niveau cellulaire selon leur rôles physiologiques. En revanche, il n’existe aucune ATPase transportant des ions chlorure chez les cellules de mammifère (Gerencser, 1988).
Cependant, les ions chlorure ne sont généralement pas distribués passivement de part et d’autre de la membrane plasmique. En effet, l’équilibre de Nernst (Nernst, 1888) fixerait la concentration intracellulaire des ions chlorure à 10 mM pour une cellule dont le potentiel de repos serait de -60 mV avec une concentration en chlorure extracellulaire de 100 mM. Or, la concentration en chlorure intracellulaire généralement rencontrée dans ces conditions est proche de 30 mM. Les ions chlorure sont donc accumulés au dessus de leur potentiel électrochimique. Au repos, le gradient électrochimique est donc sortant, mais il reste relativement faible, car le potentiel d’équilibre des ions chlorure (-65 mV > Ecl > -35 mV, selon les types cellulaires) est proche du potentiel de repos de la membrane (Vm). Le gradient des ions chlorure est généré par le fonctionnement de transporteurs actifs secondaires tels que les co-transporteurs électroneutresNa+/K+/2Cl-, Na+/Cl-et Cl-/HCO3-. Les deux premiers de ces co-transporteurs fonctionnent grâce à l’énergie fournie par le gradient électrochimique des ions sodium.
Les voies de perméabilité passives sont constituées de différents canaux chlorure qui coexistent dans les membranes cellulaires et ce, probablement, chez toutes les espèces. Ces canaux, généralement silencieux, s’activent suite à une stimulation. Très efficaces, ils laissent diffuser environ 10 millions d’ions par seconde et par canal, ce qui génère un courant de quelques picoampères (pA) à chaque ouverture de canal. De ce fait, ils sont moins représentés (quelques milliers de canaux par cellule) que les mécanismes de transport actifs dont les capacités de transport sont environ 1000 fois moindres. Comme le potentiel d’équilibre des ions chlorure est généralement proche du potentiel de membrane, l’ouverture de canaux chlorure provoquera un flux passif, dont l’incidence sur le potentiel de membrane sera limitée en ampleur.
A la découverte des canaux chlorure
L’implication des ions chlorure dans des fonctions physiologiques ou cellulaires est apparue assez lentement, car les techniques initialement utilisées pour étudier les voies de perméabilité membranaires (traceurs isotopiques, électrophysiologie macroscopique) se prêtaient plus difficilement à l’étude des conductances aux ions chlorure. Ainsi, les physiologistes ont concentré leurs efforts sur l’étude des mouvements cationiques, en particulier les transports de sodium et de potassium. Par exemple, les mesures de courant de court-circuit en chambre de Ussing dans les années 50 ont permis de mettre en évidence le transport actif d’ions sodium à travers la peau de grenouille (Ussing and Zerahn, 1951). Ce modèle est encore d’actualité et a été généralisé à de nombreux épithelia. Dans les années 60, le transport actif de sodium était considéré comme le principal mécanisme responsable des transports transépithéliaux d’électrolytes (Ussing and Windhager, 1964). A cette époque, le rôle secondaire des ions chlorure dans le potentiel transépithélial (peau de grenouille, glande salivaire) (Lundberg, 1957) ou encore dans l’acidification stomacale (Hogben, 1955; Heinz and Durbin, 1959) était décrit, mais les mécanismes de transport imliqués n’étaient pas encore identifiés. Ultérieurement, des études menées à l’aide de microélectrodes sélectives et de sondes fluorescentes sensibles aux électrolytes profitaient encore largement à l’étude des conductances cationiques. De plus, l’étude des voies anioniques et des transporteurs d’ions chlorure était rendue délicate par l’absence d’une pharmacologie spécifique. Bien que le concept des canaux ioniques soit apparu dès le début des années 50 (Hodgkin et Huxley, 1952), c’est seulement en 1976 que leur existence a pu être démontrée grâce à l’avènement du « patch clamp » (Neher and Sakmann, 1976). Cette avancée technologique a enfin permis de mettre en évidence l’existence des canaux chlorure (Hamill, 1981) et l’analyse électrophysiologique a montré leur diversité fonctionnelle. Depuis une douzaine d’années, la biologie moléculaire a confirmé la diversité des canaux chlorure au niveau moléculaire, avec l’identification de plusieurs familles de gènes. L’enjeu actuel reste la détermination des rôles physiologiques de la plupart de ces canaux clonés et la poursuite de l’identification moléculaire de nouveaux canaux chlorure, appartenant notamment à de nouvelles familles de gènes.
Rôles physiologiques des canaux chlorure
Les canaux chlorure sont impliqués dans divers processus indispensables à la vie cellulaire, généralement de concert avec d’autres mécanismes de transport ioniques et de solutés organiques. Pour réaliser ces fonctions variées, ubiquitaires ou spécifiques à un type cellulaire, les cellules possèdent des canaux chlorure très variés par leurs caractéristiques structurelles et fonctionnelles.
Stabilisation du potentiel de membrane
Un flux net d’ions à travers une membrane génère un potentiel électrique. De ce fait, le déséquilibre des concentrations ioniques se traduit par une différence de potentiel de part et d’autre de la membrane. Au repos, le potentiel de membrane, Vm, est la résultante des différentes conductances membranaires aux anions et cations . Dans la plupart des cellules, la conductance dominante au repos est la conductance aux ions potassium. Par conséquent, le potentiel de repos de nombreuses cellules est proche du potentiel d’équilibre des ions potassium, qui se situe en moyenne aux alentours de -90 mV. L’ouverture d’une conductance aux ions chlorure va déplacer le potentiel de membrane vers le potentiel d’équilibre des ions chlorure, c’est à dire dépolariser la membrane. Par contre, si la membrane est dépolarisée (généralement par un flux entrant d’ions sodium ou calcium), alors une augmentation de la conductance aux ions chlorure aura un effet hyperpolarisant (ou repolarisant). Dans tous les cas de figure, l’ouverture de canaux chlorure aura pour effet de stabiliser le potentiel de membrane près du potentiel d’équilibre des ions chlorure, qui n’est généralement pas très loin du potentiel de repos. De manière générale, les canaux chlorure interviennent donc dans le contrôle du potentiel de membrane et de l’excitabilité membranaire.
La conduction nerveuse correspond à une vague d’activation de canaux sodium qui se déplace le long de l’axone. L’influx d’ions sodium dépolarise la membrane ce qui active des canaux potassium, puis des canaux chlorure, dépendants du voltage. La sortie d’ions potassium qui en résulte est responsable de la repolarisation de la membrane qui permet l’inactivation des canaux sodium. L’augmentation de la perméabilité aux ions chlorure en fin de repolarisation (du fait d’une cinétique d’activation plus lente des canaux chlorure) contribue au retour au potentiel de repos.
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