Caractérisation et facteurs structurants des fonctions microbiennes des sédiments de la zone intertidale en Guyane française
Les enzymes dans les sols et les sédiments
Origines, types et localisations
Les enzymes sont des protéines qui jouent un rôle majeur dans les cycles biogéochimiques de la matière. Elles catalysent des réactions biochimiques spécifiques et participent ainsi aux processus de décomposition, de minéralisation et d’humification de la MO (Sinsabaugh et al., 1991 ; Criquet et al., 1999). Elles sont également impliquées dans toutes les fonctions métaboliques des organismes (Tab. 1.1). Les cellules microbiennes, végétales et animales sont à l’origine de la libération d’enzymes, soit de manière active, soit lors de mort et/ou de lyse cellulaire (Fig. 1.8). Elles contribuent quantitativement et qualitativement au « pool » total d’enzymes et aux activités enzymatiques globales des sols et des sédiments (Burns, 1978 ; 1982). Chapitre 1 – Éléments bibliographiques – 23 – Tableau 1.1. Liste non exhaustive des enzymes impliquées dans les cycles biogéochimiques Processus Enzymes N° E.C. Substrat Dégradation de la cellulose Exocellulase 3.2.1.91 Cellulose Endocellulase 3.2.1.4 Cellulose β-glucosidase . Cellobiose Dégradation de l’hémicellulose β-galactosidase 3.2.1.23 Saccharides Endoxylanase 3.2.1.8 Xylane Exoxylanase Xylane β-xylosidase 3.2.1.37 Xylose Exomannanase Mannane Endomannanase 3.2.1.78 Mannane β-mannosidase 3.2.1.25 Mannose Dégradation de la pectine Pectinase 2.2.1.15 Pectine Pectine lyase 4.2.2.3 Pectine Dégradation de la lignine et enzymes de stress Phénoloxydase 1.10.3.1 et 2 Lignine, phénols, aromatiques Peroxydase 1.11.1.7 Lignine, phénols Dégradation de la cutine, cires, lipides Lipase 3.1.1.x Cutine, cires, lipides Minéralisation du phosphore Phosphatase acide 3.1.3.2 Monoesters de phosphate Phosphatase basique 3.1.3.1 Monoesters de phosphate Phytase 3.1.3.26 Inositol phosphate Phosphodiestérase 3.1.4.1 Diesters de phosphate Phosphotriestérase 3.1.8.1 Triesters de phosphate Minéralisation de l’azote Protéase Protéines Amidase 3.5.1.4 Amides Chitinase 3.2.1.14 Chitine Chitobiase 3.2.1.30 Chitobiose Uréase 3.5.1.5 Urée Minéralisation du soufre Arylsulfatase 3.1.6.1 Esters de sulfate Autres FDA hydrolases Activité métabolique globale Déshydrogénase Activité respiratoire E.C. (Enzyme Commission) : nomenclature des enzymes de l’Union Internationale de Biochimie et de Biologie Moléculaire Les enzymes peuvent être (Fig. 1.8) : – intracellulaires : localisées soit dans la cellule (enzyme cytoplasmique), soit à sa surface extérieure (ectoenzyme) ou dans le périplasme des bactéries Gram- (enzyme périplasmique) ; – extracellulaires : libérées activement à l’extérieur de la cellule (Burns, 1982 ; Nannipieri, 1994 ; 2006 ; Gobat et al., 1998). On distingue également deux types d’enzymes selon leur mode d’action biochimique : les exoenzymes et les endoenzymes qui hydrolysent, respectivement, les liaisons chimiques à partir des extrémités ou au cœur des polymères (e.g. cellulose, chitine). Ces enzymes, notamment les extracellulaires, constituent un acteur central des processus de minéralisation de la MO et, en particulier, des divers composés carbonés et éléments nutritifs présents dans l’environnement. En effet, libérées par les micro-organismes, elles permettent d’hydrolyser les macropolymères du sol (polysaccharides, lignine, lipides, protéines, acides nucléiques, …) en oligomères ou monomères qui constituent des ressources de carbone et d’énergie pour les organismes hétérotrophes et chimio-organotrophes. Les substrats carbonés issus de ces activités hydrolytiques peuvent être extrêmement diversifiés et à l’origine d’une diversité fonctionnelle métabolique secondaire plus ou moins importante en fonction des caractéristiques pédobiologiques et hydrochimiques locales (Luglia et al., 2014). Figure 1.8. Origine et localisation des enzymes microbiennes dans les sols et les sédiments (source : S. Criquet) Les enzymes impliquées dans les cycles biogéochimiques sont essentiellement d’origine bactérienne ou fongique mais elles peuvent provenir aussi des systèmes racinaires des végétaux. Libérées au sein de la rhizosphère (Gianfreda et Ruggiero, 2006), elles assurent la minéralisation des composés organiques en éléments minéraux directement assimilables par les racines et les micro-organismes rhizosphériques (Gramss et al., 1999 ; Chroma et al., 2002 ; Harvey et al., 2002). Les synthèses des enzymes extracellulaires d’origine microbienne peuvent être effectuées de façon continue (enzymes constitutives) ou être induites ou réprimées par la présence ou l’absence du substrat à dégrader ou à assimiler (enzymes inductibles vs répressibles). Ces dernières jouent ainsi un rôle majeur dans le fonctionnement des sols et des sédiments en y assurant la régulation de la bio-disponibilité de nombreux nutriments (Olander et Vitousek, 2000 ; Hoppe et al., 2002). Cellule vivante Croissance Structure de repos (spore, cyste) Cellule morte intacte Cellule lysée Minéraux argileux MO Tannins Acides humiques Complexe enzyme-argile Complexe enzyme-substrat Enzymes extracellulaires Complexe enzyme-MO Complexe enzyme-argile-MO Cycle de vie Libération d’enzymes Complexation d’enzymes Périplasme Cytoplasme Ectoenzyme .Les multiples systèmes enzymatiques sont ainsi collectivement impliqués dans des interactions syntrophiques liant la qualité des ressources énergétiques aux métabolismes des communautés microbiennes. Les mécanismes de décomposition peuvent être appréhendés comme constituant un « processus successionnel » où la disponibilité d’un substrat sélectionne une guilde microbienne. Cette dernière produit des enzymes extracellulaires spécifiques dégradant et modifiant le substrat qui, en retour, oriente la sélection des autres acteurs constitutifs de la communauté microbienne (Gianfreda et Ruggiero, 2006). En outre, la prolifération des micro-organismes saprotrophes à partir de MO particulaire ou dissoute détermine la mise en place d’une chaîne alimentaire, basée sur les microbes (picoplancton), mieux connue sous le terme de « boucle microbienne ». Cette chaîne possède un plus grand nombre de niveaux trophiques, comme l’illustre la figure 1.9, et son implication dans les réseaux trophiques est particulièrement importante dans les milieux pauvres en nutriments tels que les océans, les sédiments marins, les lacs d’eau douce et les cours d’eau (Fenchel, 1988 ; Ricklefs et Miller, 2005). Figure 1.9. Importance des activités enzymatiques extracellulaires (EEA) dans l’initiation de la boucle microbienne en milieu marin (source : Hoppe et al., 2002)
Stabilité et persistance
Les enzymes libérées dans l’environnement peuvent rester sous forme libre en phase aqueuse ou interagir avec les colloïdes minéraux et organiques qui jouent alors un rôle important dans leur immobilisation et leur préservation (Kiss et al., 1975 ; Ladd et Butler, 1975 ; Theng, 1979 ; Burns, 1982 ; Boyd et Mortland, 1990 ; Nannipieri, 1994). Sous une forme libre, les enzymes présentent une assez forte vulnérabilité aux contraintes environnementales. De ce fait, elles sont caractérisées par des durées de vie courtes. En revanche, leurs associations avec les argiles et la MO sous formes de complexes (Fig. 1.8) entraînent leur persistance et leur stabilité au sein des sols et des sédiments (Boyd et Mortland, 1990 ; Gianfreda et Bollag, 1996 ; Gianfreda et Ruggiero, 2006). Sous ces formes stabilisées, les enzymes peuvent, en particulier, demeurer actives alors que les conditions environnementales sont de nature à limiter la croissance des communautés microbiennes. Leurs concentrations se trouvent être alors indépendantes des facteurs réprimant ou stimulant leur synthèse. Ces enzymes intégrées au sein de complexes argilo-humiques sont, en particulier, préservées de dénaturation thermique ou chimique lorsque les conditions de température, de pH ou d’humidité sont trop excessives (Lähdesmäki et Piispanen, 1992). Elles se trouvent ainsi préservées de l’hydrolyse par les protéases (Burns, 1982 ; Nannipieri et al., 1996 ; 2002 ; Nannipieri, 2006). Néanmoins, dans cet état de complexation, l’activité enzymatique peut être réduite voire impossible (Nannipieri et al., 1996). En effet, cette immobilisation peut, soit entraîner une modification provisoire (Ding et Henrichs, 2002) de la configuration structurale de l’enzyme et/ou de son site actif, soit réduire l’accessibilité du substrat au site actif. Ainsi, les activités enzymatiques et leurs spécificités s’en trouvent directement affectées (Fusi et al., 1989 ; Quiquampoix et al., 2002 ; Huang et al., 2005 ; Quiquampoix et Burns, 2007). Les mécanismes d’immobilisation des enzymes peuvent être, entre autres, des phénomènes d’adsorption par des liaisons hydrogène, des échanges d’ions, des forces de van der Waal et des effets hydrophobes. Ces diverses modalités sont dépendantes du pH et des propriétés des argiles telles que leur surface spécifique et leur capacité d’échange cationique (CEC) (Burns, 1978 ; Stotzky, 1986 ; Boyd et Mortland, 1990 ; Quiquampoix et al., 2002 ; Huang et al., 2005). Globalement, dans les environnements à dominante minérale, le « pool » total d’enzymes est essentiellement représenté par des enzymes immobilisées. Cela entraîne, comparativement à des milieux à dominante organique, un ralentissement des cycles biogéochimiques et, en particulier, ceux relatifs à la minéralisation et la libération des nutriments (Allison, 2006).
Variabilités et facteurs de contrôle des activités enzymatiques
L’expression et la conservation des activités enzymatiques dans les sols et les sédiments varient dans l’espace et le temps (Burns, 1978). Elles sont, en effet, potentiellement affectées par une multitude de paramètres dont il est difficile d’établir une liste exhaustive. Parmi les facteurs de contrôle reconnus pour influencer significativement les activités enzymatiques, on peut citer notamment : la texture, la disponibilité en eau, la température et les rythmes saisonniers ; la salinité, le pH, la présence de surfaces d’adsorption et la CEC ; la concentration en O2 et le potentiel redox ; la richesse et la qualité de la MO ainsi que l’abondance des substrats naturels de chaque enzyme ; la disponibilité en éléments minéraux appartenant, notamment, aux cycles du N, P et S ; la nature du couvert végétal et son stade de développement, la structure des communautés microbiennes édaphiques et les relations de type « aboveground-belowground » liant ces deux compartiments, la présence d’inhibiteurs d’origine naturelle (e.g. tannins, composés allélopathiques, sulfures) ou anthropique (e.g. polluants organiques, éléments traces métalliques et métalloïdes) (Bonmati et al., 1991 ; Pagliai et De Nobili, 1993 ; Nannipieri, 1994 ; Gianfreda et Bollag, 1996 ; Ladd et al., 1996 ; Ruggiero et al., 1996 ; Deng et Tabatabai, 1997 ; Stemmer et al., 1998 ; Acosta-Martinez et Tabatabai, 2000 ; Criquet et al., 2000 ; Aon et al., 2001 ; Criquet et al., 2002 ; Li et al., 2002 ; Ekenler et Tabatabai, 2003a ; b ; Poll et al., 2003 ; Sardans et Peñuelas, 2005 ; Gianfreda et Ruggiero, 2006 ; Alarcón-Gutiérrez, 2007). La hiérarchisation de ces facteurs de contrôle va, en outre, dépendre de l’échelle d’observation et du milieu environnant dans lequel les enzymes microbiennes sont produites. Sur ce point, une étude récente d’Arnosti et al. (2014) souligne que les paramètres environnementaux qui contrôlent le mieux les patrons d’activités enzymatiques des écosystèmes terrestres et d’eau douce n’ont qu’un faible pouvoir explicatif de ces mêmes patrons concernant les environnements marins et océaniques. La figure 1.10 illustre ce constat au travers de l’importance relative et versatile de quatre variables sur l’expression des activités enzymatiques dans des contextes pédologiques, limniques, sédimentaires et marins.
Remerciements |