Introduction
La matière organique intervenant dans de nombreux processus dans les rivières et milieux côtiers, il est communément accepté que celle-ci joue un rôle non négligeable sur la qualité des eaux naturelles. En effet, elle régule la pénétration de la lumière dans le milieu (Hayakawa et Sugiyama, 2008), alimente la boucle microbienne (Hood et al., 2009) et influence la complexation de métaux traces (Pernet-coudrier, 2008 ; Matar, 2012). Le transfert de la MOD vers les océans est assuré par le réseau hautement hétérogène et complexe des eaux continentales, où le COD de différentes sources est simultanément produit et éliminé via des processus biotiques et abiotiques (Massicotte et Frenette, 2011). La connaissance de la quantité et qualité de matière organique dissoute (MOD) des milieux récepteurs présente un enjeu important pour de nombreux acteurs du monde l’eau. Caractériser la MOD dans les eaux prélevées à destination des usines de potabilisation permet d’anticiper sa traitabilité qui peut varier de façon saisonnière (crues, étiages), mais aussi d’estimer le risque de génération de sous‐produits de désinfection toxiques pour la santé.
Bien que les méthodes de caractérisation actuelles de la MOD (RMN, HPLC, FT-ICR-MS, etc.) apportent de nombreuses informations sur la MOD, celles-ci sont souvent lourdes à mettre en œuvre à cause de leur faible cadence analytique, nécessitent une préparation de l’échantillon et présentent un important coût analytique. Pour ces raisons, il est difficile d’utiliser ces méthodes pour suivre les variations spatio-temporelles de la MOD dans les milieux récepteurs. Or, dans un contexte opérationnel de potabilisation des eaux, il est important d’être en mesure de caractériser la MOD en ligne dans la ressource pour mieux anticiper des problématiques de gestion des procédés de traitements. Ainsi, le suivi en ligne de la qualité et la quantité de MOD par fluorescence dans les milieux récepteurs aquatiques sur de faibles échelles de temps permettrait de capturer les variations issues d’événements rapides qui ne pourraient pas être mesurées autrement (Khamis et al., 2015).
La spectrométrie de fluorescence 3D est un outil qui, outre sa rapidité d’analyse et sa grande cadence analytique, présente la possibilité d’être utilisée en ligne. Pouvant être utilisée en complément des méthodes analytiques préexistantes, cette technologie permet à l’heure actuelle une caractérisation qualitative et semi-quantitative de la MO par le biais de fluorophores représentatifs de structures type de certains composés (substances humiques, protéines, etc.). Ces travaux portent sur le potentiel d’application de la spectrométrie de fluorescence 3D pour caractériser la MOD dans les milieux récepteurs. Cette partie portera sur l’étude des variations spatio-temporelles de la qualité et la quantité de MOD par spectrométrie de fluorescence 3D en Seine et pour deux de ses affluents principaux, la Marne et l’Oise. Trois volets seront abordés :
Caractérisation des variations spatio-temporelles de la MOD dans les eaux continentales par spectrométrie de fluorescence
De manière générale, quatre pics de fluorescence sont généralement observés pour les eaux de surface du milieu naturel. Deux pics associés aux composés de type substances humiques (A et C) et deux autres reliés aux composés de type protéique (B et T) (Baker et al., 2003). Néanmoins, selon la survenue de différents processus physiques (hydrologie), chimiques (photo réactivité/conditions d’oxydoréduction) et biologiques (cycles de productivité/production primaire), les propriétés optiques de la MOD peuvent présenter d’importantes variations à l’échelle annuelle et interannuelle. Ainsi, en fonction de son origine et de son parcours, la MOD fluorescente comportera une typologie spectrale qui lui sera propre.
Les modifications de la composition de la MOD aquatique sont potentiellement dues à la production autochtone, à l’apport de matériel allochtone ou encore à l’altération de ce matériel allochtone. Cela peut modifier sa valeur nutritive, sa capacité à complexer les contaminants ou à interagir avec les sédiments (Spencer et al., 2007). De faibles changements dans la composition de la MOD peuvent exercer une large influence sur les réactions biogéochimiques dans lesquelles celle-ci est engagée. Ceux-ci peuvent également influer sur la biodégradabilité de la MOD, si ces modifications affectent la taille du compartiment de MOD labile sans affecter la concentration en COD (Findlay, 2003).
Ainsi l’analyse de la composition de la MOD permet de refléter les impacts de nombreux facteurs sur la qualité et la quantité de la MOD des eaux de surfaces, des dynamiques entre les sources de MOD et les réactions biogéochimiques, le régime hydrologique (contributions apports de surface vs eaux souterraines), l’occupation des sols et leur gestion, les gradients de nutriments, les modifications d’ordre lithologiques et géomorphologiques ou encore les modifications des caractéristiques des sols et de la couverture végétale (Jaffé et al., 2014). Un exemple des potentielles applications de la spectrométrie de fluorescence dans les milieux récepteurs est présenté ci-après.
Caractérisation de l’influence de l’occupation des sols sur la MOD par spectrométrie de fluorescence
Selon le type d’occupation des sols, des qualités différentes de MOD fluorescente peuvent être répertoriées. La MOD des eaux de surface en zones forestières est fortement influencée par les dynamiques hydrologiques et biogéochimiques se produisant à de multiples échelles spatiotemporelles dans le bassin versant étudié (Cory et al., 2011). La végétation via la température, l’évapotranspiration, ainsi que l’accumulation de MO détritique dans la litière et les sols, influence l’humidité des sols. D’autres facteurs, tels que la répartition de la végétation, sa densité, ou encore le type d’espèces en présence sur le bassin versant, peuvent avoir de profonds impacts sur les dynamiques de qualités et quantités de la MOD des cours d’eaux de surface (Cory et al., 2011).
Y.Yamashita et al., (2011) ont étudié la signature de fluorescence des eaux de surface de trois bassins versants forestiers localisés au sud des montagnes Appalaches en Caroline du Nord (ÉtatsUnis) : un bassin de référence forestier non entretenu, un bassin de plantation de pins blancs (≈ 50 ans) et un bassin recouvert de jeunes chênes après récolte d’autres arbres (- 30 ans). Ils ont appliqué l’approche PARAFAC sur les eaux de surfaces prélevées lors d’un suivi mensuel sur une année (2007-2008). Les auteurs ont mis en évidence que les niveaux d’intensités de fluorescence et de diagenèse des fluorophores de type substances humiques étaient plus importants dans les eaux du bassin forestier de référence que pour les eaux de surfaces des bassins versants ou des cultures d’arbres étaient réalisés. Ceux-ci présentent à l’inverse, des eaux de surfaces enrichies en composantes PARAFAC de type acides fulviques et de type protéique. Cela suggère des différences de dynamiques d’accumulations de la MO dans les sols et des niveaux de décompositions variables en fonction des différentes litières. Ces résultats suggèrent que les changements de végétation, d’occupation des sols et de politiques de gestion de ceux-ci peuvent affecter la qualité et la quantité de MOD des eaux de surfaces. Graeber et al., (2012) ont étudié la signature des eaux de surfaces en provenance de zones forestières au nord de la région de Brandenburg en Allemagne. Ils ont observé la présence d’une MOD fluorescente de type protéines tryptophane (λex-em = <240 (290)/360 nm) et tyrosine (λex- em = (<240) 270/302 nm) en plus de composés fluorescents de type semi-quinone réduite (λex-em = 260 (390)/510 nm) et de type substances humiques d’origine terrestre (λex- em = <240 (315)/420 nm). Ce phénomène a été associé à la présence d’apports d’eaux de source d’origine souterraine dans le bassin forestier étudié. Une des explications avancées à la présence de composés de type protéique dans cette zone forestière serait le fruit d’un phénomène d’adsorption de la MOD hydrophobe (humique) dans les eaux de source sur des sols minéraux avant d’atteindre les eaux de surfaces. En effet, la sorption de ces composés diminue le signal de fluorescence observé dans la zone des composés de type substances humiques, ce qui peut permettre de mieux observer la présence du signal de fluorescence des composés de type protéique (O’Donnell et al., 2010 ; Inamdar et al., 2011).
Une autre typologie de MOD fluorescente est observée dans des eaux de surfaces en zones agricoles. Graeber et al., (2012) ont analysé des eaux de surfaces issues de zones agricoles (cultures de blé) au nord de la région de Brandenburg en Allemagne. Ils ont observé une signature de MOD fluorescente de type substances humiques (λex-em = (250) 340/396 nm) et de type semiquinones réduites (λex-em = 260 (390)/510 nm ; λex-em = 255 (370)/432 nm). Ces composés sont apportés dans les eaux de surfaces lors de phénomènes de ruissellements sur les sillons de labours (Graeber et al., 2012). Williams et al., (2016) ont identifié la présence d’une composante PARAFAC (λex-em= 360/424 nm) de type substances humiques microbiennes d’origine allochtone, dans les eaux de surfaces de différents bassins versants sous influence agricole en Ontario (Canada).
Outre les apports allochtones de MOD des sols agricoles, Wilson et Xenopoulos (2008) ont supposé que l’augmentation du rapport de fluorescence β/α (traceur de l’activité autochtone) pouvait être liée aux apports d’azote issus des zones agricoles. Une fois cet azote dans le milieu, il peut stimuler l’activité microbienne des cours d’eaux de surface. Après analyse de la MOD d’eaux de surface de 34 bassins versants présentant des pourcentages variables d’occupation des sols de type agricole (1 – 76 %) en Ontario (Canada), ces auteurs ont aussi observé que la quantité de MOD issue de dégradation microbienne (β/α) augmentait avec le pourcentage d’occupation agricole des sols. Williams et al., (2016) ont aussi conclu, que la MOD des eaux de surfaces en zone agricole présentait une signature de fluorescence de type substances humiques terrestres accompagnée de la génération de composés aliphatiques et protéiques dérivés de l’activité microbienne in situ. Yamashita et al., (2010) ont identifié une évolution significative de la signature de fluorescence dans les eaux de surface traversant la région agricole des Everglades, une des plus grandes zones humides subtropicales des États-Unis. Entre la source et l’aval du bassin versant, les composantes PARAFAC de type substances humiques issues des terres agricoles ont été graduellement remplacées par des composantes fluorescentes associées à la MOD issue de l’activité des microorganismes.
Caractérisation de la variabilité temporelle de la MOD par spectrométrie de fluorescence
Les quantités et qualités de MOD des eaux naturelles peuvent être sujettes à des variations temporelles d’échelles diverses. Celles-ci peuvent être observées sur de courtes périodes (événements orageux, hausses de températures, etc.) ou encore pour des variations à l’échelle de la saison pour des dynamiques de MOD propres au bassin versant étudié. Le suivi de l’évolution de la MOD fluorescente dans les eaux de surfaces lors d’événements pluvieux a été réalisé par différentes études (Fellman et al., 2009 ; Inamdar et al., 2011).
L’ensemble de celles-ci mettent en évidence un phénomène similaire. L’intensité de fluorescence des composés de type protéique (tyrosine et tryptophane) présents dans le milieu aquatique décroit par dilution avec l’eau de ruissellement enrichie en substances humiques d’origine allochtone apportées par les sols. Carstea et al., (2009), ont reporté une augmentation des intensités de fluorescence des pics A (λex-em= 220 – 265/400 – 500 nm) et C (λex-em= 300 – 370/380 – 475 nm), tous deux liés aux composés de type substances humiques, lors d’événements pluvieux dans la rivière urbaine de Bourn Brook au Royaume-Uni. Stedmon et Cory., (2014) ont également observé que la qualité et les caractéristiques de la MOD terrestre exportée par temps de pluie étaient fonction de l’activité microbienne des sols et du temps de contact entre les eaux de pluie et les sols.
L’étude d’Inamdar et al., (2011) souligne que les variations de qualité de la MOD fluorescente des eaux de surfaces, pour différents événements pluvieux, sont le résultat de multiples facteurs tels que l’intensité de l’événement pluvieux, les dynamiques d’écoulements hydrologiques dans la zone étudiée ou encore la saison à laquelle l’étude est réalisée.
Inamdar et al., (2011) ont observé sur trois ans (2008 – 2010) la MOD fluorescente des eaux de surface d’un bassin versant forestier dans le comté de Cécil au Maryland (États-Unis). Par temps de pluie, ils ont observé que la MOD fluorescente des eaux de surfaces présentait une signature de type humique/aromatique. À l’inverse en période de basses eaux, un pourcentage plus important de composés de type protéique était observé. Les apports des composés de type substances humiques ont été attribués à des contributions importantes du ruissellement en provenance des zones d’écoulements superficielles, des végétaux décomposés, de la lixiviation de la litière et des écoulements de subsurface. À l’inverse, en période de basses eaux, les eaux de surface du bassin versant étudié semblent régulées par des apports de sources d’eaux souterraines et de la zone hyporhéique.