Cours bref aperçu historique de l’Église catholique cubaine (XVIe – XXe), tutoriel & guide de travaux pratiques en pdf.
Création de l’infrastructure ecclésiale cubaine
La période que nous étudions sera aussi celle de la mise sur pied et de la consolidation d’une Église embryonnaire de l’Église nationale. Comme nous l’avons déjà mentionné, le premier diocèse fut établi en 1517. Jusqu’en 1789 Cuba, la Floride et (du moins théoriquement) la Jamaïque formeront un seul diocèse112. Désormais, l’administration ecclésiastique de Cuba comprendra deux diocèses, La Havane et Santiago de Cuba113. C’est à cette époque que l’Église, insérée dans une société en formation, commencera à présenter les caractéristiques qui la transformeront en une Église au service du peuple. Au tournant du XVIe siècle, l’Église comptait déjà un hôpital et les premières écoles étaient construites114, malgré les limitations économiques, mais surtout sociales, propres à l’époque. L’historien Eduardo Torres-Cuevas nous rappelle que la société cubaine, alors en formation était, était une société stratifiée et divisée en classes sociales115, et l’Église n’y échappait pas.
Le XVIIIe siècle sera celui de la consolidation de l’Église. Cette époque coïncide avec la splendeur économique de la colonie116 et un certain relâchement dans l’application du Patronato Regio et du Pase regio. Selon l’historien Ramiro Guerra Sánchez, il s’agit d’un développement à caractère endogène. Cependant, il y a deux événements externes qui stimuleront l’essor économico-social de l’île : la mise sur pied du despotisme éclairé117, comme politique du gouvernement espagnol de l’époque et l’occupation de La Havane par les Anglais. Ces deux processus historiques eurent une certaine influence sur l’évolution coloniale cubaine. D’une part les gouvernements de Charles III et de son successeur Charles IV favorisèrent un éventail de réformes dont le résultat fondamental fut l’établissement d’un royaume plus solide et bien organisé et en plein expansion118. L’autre événement, l’occupation anglaise de La Havane, fut d’une certaine façon le résultat de l’application des politiques du Despotisme éclairé.
En 1761, le monarque Charles III, désireux de consolider ses positions européennes, signa un pacte de famille avec la Couronne française. À l’époque, l’Europe était le théâtre de la « Guerre des sept ans », conflit soutenu par la France et l’Angleterre. L’Espagne, en signant le pacte de 1761, voyait l’occasion d’affaiblir son ennemi traditionnel119. Cependant, ce que n’attendaient pas les Espagnols, c’est que la guerre contre l’Angleterre aurait un nouveau théâtre, l’Amérique. La Guerre de sept ans renforça la présence anglaise dans les Caraïbes et au-delà; au nord, Montréal et Québec120 tombaient aux mains des Anglais, tandis qu’en 1762 les armées de la Couronne s’emparèrent des villes de La Havane, aux Caraïbes, et de Manille, dans l’archipel des Philippines121.
Malgré sa courte durée, l’occupation de La Havane par les Anglais, signifia un moment de rayonnement pour la colonie. Le contact avec une autre métropole, alors plus développée que l’Espagne, ouvrit de nouvelles perspectives commerciales pour les habitants de La Havane, en fin de compte la seule ville à être envahie. À partir de ce moment, les producteurs de la capitale eurent un nouveau marché pour leurs produits. Mais ce ne sera pas la seule conséquence de l’arrivée de la nouvelle métropole puisque, au plan religieux, les premiers cultes non-catholiques firent leur apparition dans la ville122.
Cet incident nettement politique à première vue, donna lieu en arrière-plan à un autre affrontement : la rivalité religieuse entre les Catholiques espagnols et les Protestants anglais. L’occupation anglaise se termina onze mois plus tard. Quelques-unes des transformations introduites au cours de la période d’occupation furent supprimées, comme le libéralisme religieux et la tolérance envers d’autres cultes non catholiques. D’autres, comme la rupture du monopole du commerce espagnol sur les exportations cubaines et la multiplication des marchés pour les productions cubaines, se maintiendront malgré l’opposition de la métropole.
Cette époque apportera, elle aussi, un certain relâchement des lois du Patronato Regio et du Pase Regio, dont l’un des effets principaux sera la créolisation du clergé, en plus de l’importance accordée aux dimensions sociale, économique et politique de l’île. En 1722, l’évêque Jerónimo Valdés fonda, dans la ville de Santiago de Cuba, le Séminaire San Basilio, premier séminaire conciliaire de l’île. Même si les programmes d’études étaient minimaux – une chaire de grammaire et une autre de chant — , la création du Séminaire présentait une opportunité intéressante pour les jeunes désireux de se former en vue d’un service à leur Église et à leur peuple. En 1755, le nouvel évêque de la ville, Pedro Agustín Morrel de Santa Cruz, ajouta aux deux premières chaires, celle de philosophie et une autre de morale.
À La Havane, deuxième diocèse de la florissante colonie, l’Église s’éveillait, elle aussi. Au début du siècle, les Jésuites avaient inauguré leur œuvre éducative par la création du Collège San José, qui devint rapidement le lieu d’études préféré de l’élite créole. Mais le grand saut qualitatif sera l’inauguration de la « Real y Pontificia Universidad de San Jerónimo de La Habana », dont les démarches en vue de la fondation avaient commencé dès 1721, auprès du pape Innocent XIII124. En 1722, le Conseil royal des Indes concéda l’autorisation pour sa fondation et finalement, le 5 janvier 1728, l’Université fut inaugurée. L’Université de La Havane stimula la formation de l’intelligentsia créole et proto-nationale. À partir de ce moment, la jeunesse désireuse d’augmenter ses connaissances scientifiques ne serait plus obligée de se déplacer vers l’Europe ou une autre région du monde.
Une autre préoccupation de l’Église à cette époque fut l’augmentation du clergé et la qualité de sa formation. Cet objectif, l’évêque le plus illustré du XVIIIe siècle à Cuba, Pedro Agustín Morrel de Santa Cruz, le fit sien. Après avoir été évêque de Santiago de Cuba et de Léon, au Nicaragua, il retourna à Cuba comme évêque de La Havane en 1753. Son œuvre pastorale débuta par la visite épiscopale la plus complète (1754-1757) réalisé jusqu’alors. À la suite de la vérification de l’état réel de son Église, il s’adonna à la tâche d’orienter la construction ou, selon les cas, la reconstruction de plusieurs temples. L’évêque Morrel stimula l’établissement de plusieurs Ordres dans le territoire colonial. Son intérêt pour la prospérité de la colonie l’amena à projeter l’établissement de la deuxième université de l’île, à Santiago de Cuba, deuxième ville d’importance du pays.
Impossible de ne pas mentionner la personne de Monseigneur Santiago Hechavarría y Elgueza, remplaçant de l’évêque Morrel de Santa Cruz. Il s’agit du seul évêque né à Cuba à exercer son apostolat dans l’île dans toute l’histoire coloniale cubaine. Issu de l’une des familles les plus riches de l’est de Cuba126, les renseignements sur son apostolat provenant de diverses sources sont discordantes. D’un côté, les auteurs espagnols Juan B. Amores et Consolación Fernández Mellén, nous donnent l’image d’un évêque n’ayant pas été à la hauteur de ses prédécesseurs, dont le rôle joué en tant qu’évêque de la capitale de la colonie ne fut jamais vraiment positif. Une autre information nous vient de la part d’Ismaël Testé, l’auteur de l’histoire ecclésiastique de Cuba la plus complète existant jusqu’alors127. Cet auteur nous parle de sa charité envers les pauvres, de son humilité et de la fidélité de son apostolat. Quoi qu’il en soit, sous son gouvernement diocésain, fut établie la plus importante des institutions éducatives de l’île jusqu’à la dépression de l’Église catholique cubaine, survenue entre les années 1820 – 1830 : le Royal et pontifical Collège-Séminaire San Carlos et San Ambrosio, en d’autres mots, le Grand- Séminaire de La Havane, fondé en 1772128. Pendant l’administration de l’évêque Hechavarría auront lieu d’autres événements importants pour l’évolution du catholicisme insulaire : la division de l’administration ecclésiastique de Cuba en deux diocèses, fait déjà mentionné, et la tenue du second Synode diocésain de l’histoire de l’Église cubaine.
La création du Grand Séminaire de La Havane est une réalisation qui ne passera pas inaperçue dans la société cubaine, notamment parce que, à peu d’années de sa fondation, il deviendra le centre intellectuel de l’île. Si, au tournant du XVIIIe siècle, l’Église catholique consolida son engagement social, elle le doit, en grande partie, à l’œuvre du Grand-Séminaire. Dans ses salles, en effet, se formera une nouvelle génération, celle qui, adoptant une pensée orientée vers l’autonomie, sans exclure l’indépendance, deviendra la protagoniste des premiers affrontements contre l’État colonial. En d’autres mots, qu’il soit reconnu ou non, le Séminaire de La Havane fut le berceau de la cubanité, du nationalisme cubain et de l’indépendance, un cas singulier dans le contexte latino-américain.
L’évêque Espada, l’âge d’or d’une Église au service de la nationalité
Dès que l’évêque Hechavarría inaugura le Séminaire, celui-ci se caractérisa par le développement d’une ligne éducative particulière et, d’une certaine façon, indépendante de la tradition scolastique qui devait y être suivie130. Mais le grand saut eut vraiment lieu lorsque le prêtre Espada131 fut nommé évêque du diocèse de La Havane en 1802. Espada, un homme d’idées éclairées et très avancées par rapport à son temps et à l’évolution de la colonie, ne manqua pas d’influer positivement l’œuvre éducative du Séminaire. Pendant la régence de l’évêque Espada, le Séminaire semble atteindre l’apogée de sa splendeur et le plus haut prestige parmi la population de La Havane et de l’île dans un sens général. Espada augmenta le nombre de chaires de deux à quatre, en y ajoutant une chaire de Droit civil et une autre de mathématiques.
En 1817, ce fut l’installation de deux laboratoires ; l’un de physique et un autre de chimie. Très importante pour ce qui concerne l’évolution de l’idéologie nationaliste et indépendantiste, sera la création d’une chaire d’économie politique et une autre de Constitution. L’auteure Rita M. Buch souligne que, en 1817, le Séminaire compte plus de 700 élèves, une fréquentation supérieure à celle de l’Université de La Havane.132
La grande importance du Séminaire par rapport à notre recherche, c’est que, d’une part, le Séminaire était plus qu’une institution de formation ecclésiastique. L’évêque Hechavarria se chargea d’en définir la pertinence. Il s’agit du « Royal et Conciliaire Collège-Séminaire de San Carlos y San Ambrosio » : Royal, parce qu’il est créé par décision de la Couronne; Conciliaire, parce qu’il est régi selon le Concile de Trente; Collège, parce que l’institution accueillait la jeunesse, incluant ceux qui n’aspiraient pas à suivre la carrière ecclésiastique; Séminaire, pour rappeler l’objectif fondamental de l’établissement, soit la préparation du clergé séculier133. Mais il s’agit avant tout d’une institution formatrice, ouverte à une grande partie de la population. Dans ce sens, on observe que le Séminaire rivalisa avec l’Université San Gerónimo, et, sur plusieurs points, offrait une formation plus adaptée à l’époque que celle de son rival séculier.
Nous croyons que l’élément fondamental de ce rayonnement fut le caractère et la qualité tant humaine que spirituelle des professeurs convoqués par l’évêque Espada. Les années de splendeur du Séminaire coïncident avec les révolutions indépendantistes en Amérique-Latine dues en partie au processus de décentralisation politique dans la péninsule comme conséquence de l’invasion napoléonienne et aussi avec l’éveil des nationalismes partout dans l’Amérique espagnole134. À Cuba, le nationalisme n’était pas encore devenu une force politique capable d’enclencher un processus d’indépendance comme dans les autres espaces coloniaux. Cependant cela ne signifie pas que dans l’île n’apparurent pas des courants politiques cherchant plus de liberté et, parfois l’indépendance nationale. Dans ce nouveau contexte, le Séminaire devint le centre des changements politiques de l’époque, les idées les plus progressistes de la société cubaine apparurent, pour la première fois, même dans les salles du Grand-Séminaire de La Havane135. Voici un fait que l’historiographie ne pourra jamais omettre, ni édulcorer : sans oublier son rôle fondamental de formation du clergé, le Séminaire fut le centre des débats sur l’avenir de la nation.
Dans les salles de cours du Séminaire se formèrent les plus importantes personnalités qui firent rayonner l’éducation, l’économie, la pensée philosophique, les études sociales, etc. Parmi eux se distinguent Francisco de Arango y Parreño, José Agustín Caballero, Félix Varela, José de la Luz y Caballero et José Antonio Saco, figures qui mettront en évidence l’intérêt de l’Église pour l’évolution de la société, encore coloniale. De la liste ci-dessus, les deux premiers appartiennent à la Génération dite de ‘92136. Ils seront les premiers à s’interroger sur l’efficacité d’une administration contrôlée par des Espagnols dans une nation où il existe une classe sociale aisée capable d’administrer ses propres biens et intérêts, tout en restant dans les frontières politiques de l’hispanité.
Francisco de Arango y Parreño, économiste formé au Séminaire San Carlos et San Ambrosio, sera l’auteur du premier projet de développement économique pensé à Cuba et pour Cuba. Il s’agit du Discours sur l’économie de La Havane et les moyens de la développer137. L’axe de la thèse de Francisco de Arango est l’augmentation du volume de la production sucrière afin d’occuper le marché perdu par la colonie française de Saint-Domingue à cause de la guerre d’indépendance, commencée en 1792. Selon lui, il fallait d’abord, pour y parvenir, dépasser les méthodes artisanales138 de production en introduisant de nouvelles techniques et mobiliser un plus grand nombre d’esclaves. Cette théorie donna lieu au modèle économique dominant la société cubaine jusqu’au XIXe siècle, soit la plantation esclavagiste. Force est de constater que le système esclavagiste, le pire des systèmes sociaux établis à Cuba, fut abandonné grâce à l’influence de Arango y Parreño qui, en 1820, proposa l’abolition de l’esclavage et son remplacement par des ouvriers salariés.
Il est probable que la figure la plus représentative de l’évolution de la pensée coloniale parmi celles formées dans les salons du Séminaire, fut celle de Félix Varela y Morales140, qui y commença ses études en 1801. Il fut l’un des disciples les plus distingués de José A. Caballero. Dix ans plus tard, à l’âge de 23 ans, il obtint, par voie de concours, les chaires de latin et de philosophie. À ce moment, Varela était mineur et pour occuper la chaire de manière officielle, il dut obtenir une dispense de l’évêque Espada. L’œuvre de Varela couvre aussi bien les thèmes proprement pastoraux que le terrain social et le politique.
Félix Varela rayonne dans la sphère de la politique, de la philosophie et de l’éducation, mais avant tout, il est considéré comme le précurseur de l’indépendance cubaine. Dans les faits, il fut le premier intellectuel à reconnaître l’indépendance comme la solution des problèmes de la société cubaine141. L’œuvre de Varela ne pourra jamais être comprise si on ne la contextualise pas. En 1809, l’Espagne décadente entre dans une nouvelle étape de son histoire. L’invasion de Napoléon rompit l’équilibre monarchique et, après l’établissement de son frère Joseph Bonaparte comme nouveau roi, les fidèles du Ferdinand VII s’installèrent à Cadix où ils créèrent une Junte centrale. À Cadix, vit le jour la première des Constitutions espagnoles. La Constitution de Cadix, libérale et bourgeoise, fut rapidement répandue dans toutes les colonies142. Elle introduisait certaines transformations dans l’administration coloniale.
Les régions sous la domination espagnole ne seraient plus considérées comme des colonies mais comme des provinces du royaume. La citoyenneté espagnole fut accordée à tous les habitants blancs des nouvelles provinces et reconnue l’égalité des droits entre Européens et Ultramarins […].
En Amérique, la décentralisation politique causée par l’invasion napoléonienne affaiblit le contrôle effectif de la métropole sur ses possessions. Cela rendit possible l’avènement du processus indépendantiste amorcé en 1812 et dont l’aboutissement serait l’établissement des états-nationaux. Dans ce contexte, la formation nationale latino-américaine doit nécessairement être pensée en fonction de l’évolution des secteurs et classes sociales composant les sociétés. L’établissement des républiques latino-américaines répond plutôt à la chute de la monarchie espagnole qu’à la montée en puissance d’un nationalisme plus ou moins homogène, solide et capable d’unir les différentes régions à l’intérieur des démarcations géographiques. C’est un problème s’étendant jusqu’à aujourd’hui. Au-delà des limites nationales – réelles ou imaginaires – des communautés homogènes, unies par des liens culturels, linguistiques et autres, y habitent et se déplacent à travers des frontières appartenant à plusieurs nations souveraines. L’État-nation, en Amérique Latine, émerge en assumant un modèle hégémonique importé, dont le résultat sera la création d’identités nationales polarisées et hiérarchisées, mais loin d’être solides. Autrement dit, en Amérique Latine, l’État national se fonde avant même la consolidation du nationalisme, stimulé par une réalité externe déterminée ; l’invasion napoléonienne.
À Cuba, l’évolution ne se produira pas de la même façon. Les clases actives et la bourgeoisie naissante – qu’elles soient de provenance créole ou péninsulaire – conscientes que la nationalité n’est pas encore une réalité, prennent la voie des réformes politiques. Si, dans le reste de l’Amérique Latine, la chute de la monarchie espagnole déclencha l’indépendance, comme nous venons de le dire, à Cuba ces événements favorisèrent le débat politique, débat qui se situe à l’origine du nationalisme cubain, mais ne remet pas en cause l’intégrité des Espagnes.
Lorsque ces événements se produisent, Varela était déjà l’un des enseignants les plus respectés du Séminaire. Mais, l’opportunité en or pour Varela surgit au moment où le triennat libéral réclama au roi Ferdinand VII le rétablissement de la Constitution de 1812. Pour mieux comprendre la nouvelle étape constitutionnelle de l’histoire espagnole et des colonies, le gouvernement espagnol exigea l’ouverture de chaires pour l’étudier. Les deux institutions éducatives fondamentales de l’île de Cuba se mirent sérieusement à la tâche. L’Université de San Gerónimo consacra deux chaires
à l’enseignement de la Constitution tandis que le Séminaire en ouvrit une..
En 1821, par recommandation de l’évêque Espada, la chaire de droit constitutionnel fut ouverte au Séminaire. Le jeune professeur de latin et de philosophie, Félix Varela146, avait développé, à l’époque, des idées profondément libérales. Son cours rayonna à tous égards. Sous le nom de « Chaire de la liberté et des droits de l’homme » la chaire de Varela, ouverte le 18 janvier 1821, attira 193 élèves parmi lesquels se trouvaient des membres des familles les plus renommés de l’ouest du pays147. Pour ses cours, Varela prépara le texte intitulé « Approches sur la Constitution politique de la monarchie Espagnole »148. Ce texte met en avant-plan, pour la première fois, des concepts tels que : patrie et patriotisme, égalité de droits et liberté, de même qu’il remet en cause le concept de monarchie absolue149. L’œuvre de l’idéologue du protonationalisme cubain fut tellement influente que, lorsqu’en 1821 le roi Ferdinand VII fut obligé d’accueillir des représentants des colonies aux Cortès espagnoles, Felix Varela y fut élu député150. Une fois en Espagne, Varela reprend le discours critique et nationaliste. Critique, car il réaffirmera son opposition à la monarchie absolue151 et en faveur de la division face à l’équilibre des pouvoirs152. Ce qui attirera le plus l’attention sur le député créole sera l’exposition de deux projets : l’un concernant la création d’un gouvernement autonome pour l’île de Cuba153, et un autre visant à l’abolition de l’esclavage154. Ces projets constituent les éléments les plus progressistes de sa pensée, mais ils ne sont pas les seuls. Varela s’opposa à la désignation par héritage des postes politiques; il prôna la sécularisation des biens de l’Église et la conversion du Séminaire de La Havane en Université.
Malheureusement, les plans de Varela ne furent pas acceptés. En 1823, le roi Ferdinand VII, aidé par les Français, reprit le pouvoir absolu et après avoir dissout les Cortès, condamna à mort tous ses opposants. À partir de cette époque, le prêtre cubain vivra, jusqu’à sa mort, aux États-Unis où il s’emploiera au travail pastoral auprès des émigrés cubains.
L’œuvre du Père Varela nous semble représentative du niveau de conscientisation de l’Église en ce moment historique et de son rôle dans la société. Varela n’agit pas à titre personnel, son œuvre concentre et représente à la fois l’esprit du catholicisme cubain de l’époque. Dans les salles de classe du Séminaire, Varela reçut l’influence, entre autres de professeurs tels que José A. Caballero, l’auteur du premier pro jet d’autonomie pour l’île de Cuba; Juan Bernardo O’ Gavan, le représentant de Cuba aux Cortès de 1810 et l’exposant du projet autonomiste rédigé par le père J. Agustín Caballero. Monseigneur Carlos M. de Céspedes, Vicaire général du diocèse de La Havane et l’un de plus notables intellectuels catholiques de tous les temps, signale une continuité d’idées entre José A. Caballero et Félix Varela156. Signalons, en plus, que Varela reçut constamment l’appui de l’évêque de La Havane, Díaz de Espada, qui lui concéda la dispense nécessaire pour occuper la chaire de philosophie avant l’âge réglementaire, et accepta qu’il dirige celle de constitution, sans doute la chaire la plus importante dans le contexte du triennat libéral, alors au pouvoir.
Les personnalités ci-haut mentionnées ne sont pas les seules à avoir fait rayonner l’Église et exprimé en profondeur son engagement dans le progrès de la société cubaine. On pourrait ajouter les noms de José de la Luz y Caballero, le grand réformateur de la philosophie et de l’éducation au XIXe siècle, José A. Saco, le professeur remplaçant Félix Varela dans la chaire de philosophie du Séminaire lorsqu’il dût représenter Cuba aux Cortès de 1821, et bien d’autres. Pour le cas de José A. Saco157, il passera à l’histoire comme le nationaliste sans nation, étant le plus vigoureux critique de l’État colonial espagnol durant la première moitié du XIXe siècle.
L’évêché de la capitale ne fut pas le seul à développer une intense activité en faveur du développement de la colonie. À l’est de l’île, à Santiago de Cuba, l’évêque Navarre José Joaquín de Osés y Alzúa, mit sur pied, lui aussi, des réformes conduisant au rapprochement de l’Église et de la société158. Les réformes de l’évêque Osés étaient orientées vers l’amélioration quantitative du clergé de la région, à la création de nouvelles paroisses et à l’extension de celles déjà existantes159. Afin de parvenir à son but, l’évêque Osés créa 36 paroisses, la plupart d’entre elles dans les régions rurales qu’il pourvut de lieux de culte. Pour l’amélioration du clergé qui ne se fit pas sans peine, il modernisa les programmes d’études, créa une bibliothèque et une imprimerie160 et il instaura de nouvelles chaires : économie politique, droit royal, physique expérimentale, mathématiques. Ces réformes avaient pour objet la formation de ses prêtres comme agents au service du progrès requis par le pays161 : une sorte de réforme ecclésiastique ayant en arrière-plan un projet social à grande échelle. En plus, l’évêque Osés sera le fondateur de plus d’une trentaine d’écoles, répandues dans la région la plus orientale de l’île. Mais, il est probable que son œuvre la plus marquante soit le discours où il réfutait l’esclavage et le système des plantations fondées sur l’utilisation de main-d’œuvre esclave.
Impossible d’oublier que la première des libérations massives d’esclaves à Cuba eut lieu dans le petit village El Cobre, s’opposant à l’aristocratie dont la richesse dépendait de l’exploitation de ces esclaves, le courageux curé du peuple fut, secondé par son évêque Osés.