D’ abord, pour amorcer l’ étude de l’alexithymie, il est question d’ un bref survol du développement du construit et des définitions qui en découlent. Par la suite, un portrait de la thématique est dressé à partir de sa prévalence, de ses principaux modèles étiologiques, ainsi qu ‘ à partir de ses liens établis avec les troubles physiques et les troubles mentaux. Vient ensuite une mise en valeur de l’ influence de l’ alexithymie sur les déficits intrapersonnels et sur les déficits interpersonnels au plan intrapsychique.
Bref aperçu du développement du concept alexithymie
La littérature’ portant sur la thématique de l’ alexithymie est étendue et volumineuse. Plusieurs auteurs ont contribué à l’avancement des connaissances de cette problématique. Pour les besoins du présent essai, ceux ayant été reconnus pionniers dans son avancement seront présentés succinctement.
Notre recherche au sein du corpus littéraire scientifique débute aux États-Unis. À la fin des années 40, MacLean (1949) soulève des observations cliniques qui s’apparentent à l’alexithymie alors que ce vocable est inexistant à cette époque. Il avance ainsi le postulat voulant que les excitations corporelles suscitées par les émotions peuvent être le résultat d’ une pauvreté des représentations symboliques émotionnelles et d’ une déficience langagière de ces mêmes émotions. Ces états corporels engendreraient des modifications physiologiques qui, à leur tour, résultent en des maladies physiques chez les patients.
Au début des années 50, les psychanalystes Horney (1952) et Kelman (1952) observent que certains de leurs patients psychiatriques affichent une conSCIence émotionnelle limitée, une lacune introspective considérable ainsi qu’un manque d’intérêt pour la pensée et les rêves. Ces mêmes patients présentent un mode de référence externe pour guider leurs conduites, éliminant ainsi toute tentative de rapprochement avec leurs propres sentiments et valeurs personnelles que les évènements peuvent provoquer en eux. Le contenu de leurs séances thérapeutiques se réduit à des faits récents exposés aux yeux des psychothé.rapeutes ennuyés par la résurgence constante d’anecdotes, et impuissants face à l’ impasse du traitement. Les auteurs notent aussi que ces patients développent des symptômes somatiques et adoptent des conduites compulsives néfastes à leur santé dans le but d’ apaiser l’intensité de leur état interne (par exemple, boulimie, abus d’alcool). Horney et Kelman conviennent que la vie intérieure pauvre associée au mode de vie concret de leurs patients constitue un mécanisme de défense dont le but vise à réduire leurs affects douloureux.
À la fin des années 60 en France, les psychanalystes Marty et de M’ Uzan (1963) effectuent une avancée importante vers l’ implantation du concept de l’ alexithymie. Tout comme Horney (1952) et Kelman (1952), ils observent que leurs patients atteints de maladies physiques présentent un mode de référence pragmatique; ils parlent essentiellement d’évènements réels, soit à travers le déroulement de leur quotidien, soit à travers leurs rêves. Les auteurs notent également un déficit de la vie imaginaire chez ces derniers. Les auteurs regroupent ces deux dimensions et proposent le terme de « pensée opératoire» pour décrire les styles affectifs et cognitifs pragmatiques de patients présentant un trouble psychosomatique ou une affectation physique chronique.
À l’ instar des piètres résultats en matière de traitement obtenus par leurs prédécesseurs, Nemiah, Freyberger et Sifneos (1976) et Sifneos (1967) examinent la problématique sous un autre angle en s’ intéressant à l’influence des émotions et des sentiments sur la santé physique et ses maladies. Ces américains établissent d’abord une distinction importante entre les notions « émotion » et « sentiment» à travers leurs travaux théoriques. Ils définissent l’ émotion comme étant une composante somatique et comportementale des affects. Tandis que le sentiment est défini comme étant une composante liée à l’ expérience subjective, elle-même relevant de l’appareil psychobiologique par l’ intermédiaire des émotions, des pensées, et des fantaisies. Par la suite au cours des années 70, ils instaurent le néologisme « alexithymie». Ce terme prend source à partir des racines grecques: « a» désignant manque; «lexis» désignant mots; « thymos » désignant humeur, affectivité, sentiment ou émotion. Le nouveau terme qualifie ainsi un fonctionnement marqué par une difficulté majeure à décrire verbalement les émotions, une diminution ou une absence de la capacité imaginative, ainsi qu’un style de vie concret. Par leur définition, Sifneos et Nemiah tentent de se soustraire aux théories psychanalytiques auxquelles adhèrent Malt y et de M’Uzan qui voient dans l’alexithymie l’expression de conflits intrapsychiques. Sifneos et Nemiah inscrivent davantage la problématique à l’ intérieur d’un modèle éthiopathogénique neurophysiologique, soit la genèse de la maladie en fonction de ses manifestations symptomatiques. En dépit de cet effort, leur définition présente tout de même une contigüité avec la pensée opératoire de Marty et de M’Uzan du fait qu’elle attribue une place importante à la déficience des activités fantasmatiques
Définition actuelle du concept alexithymie
C’est à la fin des années 90 au Canada que la recherche sur l’alexithymie connait un progrès éminent. Une équipe de recherche formée par Taylor, Bagby et Parker (1997) établit une définition opérationnelle qui est approuvée par la communauté scientifique. Cette définition apparait sous l’énoncé de quatre éléments qui sont présentés textuellement ci-dessous:
(1) une difficulté à identifier et à distinguer les états émotionnels;
(2) une difficulté à verbaliser les états émotionnels à autrui;
(3) une vie imaginaire réduite;
(4) un mode de pensée tourné vers les aspects concrets de l’existence au détriment de leurs aspects affectifs, ou pensée opératoire.
Ces mêmes éléments s’affichent à l’intérieur d’une échelle autorapportée de 26 items qui porte le nom de Toronto Alexithymia Scale-26 (TAS-20) (Bagby & Taylor, 2018). Il s’agit de la première version de cet instrument de mesure.
Considérant l’invalidité de l’élément « vie imaginaire réduite », les auteurs excluent ce facteur et créent une seconde version de l’ instrument dont les trois composantes retenues s’illustrent à l’intérieur d’une échelle autorapportée de 20 items. Le nouvel instrument porte le nom de Toronto Alexithymia Scale-20 (TAS-20). Plus précisément, cet instrument de mesure se compose de trois sous-échelles; la première évalue la difficulté à identifier les émotions (DIF), la seconde mesure la difficulté à décrire les émotions (DDF), et la troisième vérifie le style de pensée orientée vers l’extérieur (EOT). La pensée orientée vers l’extérieur fait référence à l’absence de mentalisation, soit l’absence d’une élaboration mentale et d’ une symbolisation des affects et des conflits. Cette échelle de mesure est la plus utilisée dans les études empiriques portant sur la problématique de l’alexithymie. À travers ce nouvel instrument de mesure, la TAS, les auteurs rappellent avec importance que l’alexithymie ne se caractérise pas par une incapacité à ressentir des émotions ni à les exprimer. Elle représente plutôt une difficulté à différencier les émotions et à les traduire en mots, d’où la difficulté à apporter une régulation aux émotions qui s’ en suit (Taylor et al., 1997). Tout comme dans la notion de pensée opératoire de Marty et de M’ Uzan (1963), la définition de l’ alexithymie (Taylor et al., 1997) met l’emphase sur le déficit du traitement cognitif des émotions.
Freyberger (1977) apporte quelques précisions à la notion de l’alexithymie en y distinguant deux types, soit l’alexithymie primaire et l’ alexithymie secondaire. L’alexithymie primaire est définie comme un trait de personnalité relativement stable où elle apparait comme une déficience développementale précoce à la suite d’interactions négatives avec les principaux dispensateurs de soins, ou à la suite d’un traumatisme infantile. Tandis que l’ alexithymie secondaire se manifeste conséquemment à la maladie. Elle apparait plutôt comme étant un mécanisme de « coping » mis en place à la suite d’ un stresseur, tel un évènement traumatique, afin de protéger la personne contre la dépression. Le coping se définit comme un ensemble de stratégies cognitives et comportementales visant à gérer des situations perçues comme étant insurmontables (Lazarus & Folkman, 1984).
Plus .tard, Taylor et al. (1997) viennent aussi renchérir le concept d’ alexithymie en . établissant la notion d’alexithymie-trait et d’ alexithymie-état. L’alexithymie-trait s’apparente à une composante de la personnalité, marquée par une stabilité temporelle, et associée à une vulnérabilité somatique et psychopathologique non-spécifique. Tandis que l’ alexithymie-état apparait comme étant davantage une adaptation ponctuelle face à des stresseurs situationnels apparus plus tard dans la vie, et qui se résolve en un arrêt développemental. Pour ces auteurs, l’ alexithym ie trait est celle qui est plutôt présente chez les patients.
En conclusion aux pnnclpaux modèles de l’alexithymie présentés ci-haut, la majorité des auteurs contemporains s’entendent pour établir la problématique sur un continuum sur lequel se situe les personnes non alexithymiques, alexithymiques intermédiaires et alexithymiques selon leur score obtenu à l’ échelle de la TAS-20 (Mikolajczak & Luminet, 2006).
Introduction |