Bonheur et béatitude
La question du bonheur ne va pas de soi au XVIIe siècle. Vers 1640, les débats autour de l’Augustinus de Jansénius font rage et entraînent avec eux l’idée que l’homme, corrompu par la concupiscence, ne peut jamais retrouver sa nature d’origine qui a précédé la chute, hormis par une grâce exceptionnelle1 . Le libre arbitre n’est qu’une illusion et, dans ces conditions, le bonheur est hors d’atteinte. Le thème de la félicité éternelle est éclipsé par un accent sur la souffrance et l’Enfer dans la pastorale française du XVIIe siècle2 , et, du côté anglais, on retrouve une mise en relief semblable dans les écrits d’un Bellarmin qui se concentre sur la délectation des élus, mais nie toute parenté de celle-ci avec ce qui peut se vivre sur Terre3 . Robert Burton chante l’impossibilité d’un bonheur intellectuel et lui substitue une satisfaction liée à l’innocence et la naïveté4 . Certains associent aussi la félicité à la vie éternelle, comme Herbert de Cherbury5 . À l’inverse, l’hédonisme promu par Gassendi – et par son chantre François Bernier – implique une tranquillité d’esprit et une vertu morale, et promeut les biens de l’esprit sans pour autant écarter ceux qui concernent le corps et la fortune6 . Au début du XVIIe siècle, le bonheur a une connotation religieuse et constitue souvent la fin en vue de laquelle l’homme vit sa période terrestre, et il se traduit par l’adoration et la présence de Dieu7 . Le bonheur, de façon générale à cette époque, a partie liée avec la vertu que le croyant pratique8 , et le catéchisme du Concile de Trente rappelait qu’il n’était qu’une autre appellation pour la vie éternelle, pour une jouissance qui n’est limitée par aucun temps, loin des choses sensibles qui vieillissent et passent.Digby aborde le sujet à sa façon, comparant le bonheur à des « bulles d’une matière mousseuse », belles à voir, mais dénuées de matière ou de substance solide, dans une métaphore éminemment baroque1 . Il affirme avec force la légitimité de la poursuite du bonheur, et interroge le rôle que le corps peut y jouer, tout en la situant dans une démarche eschatologique de préparation à la vie éternelle. Si sa définition ultime du bonheur s’accorde avec les grandes lignes du catéchisme tridentin, les minuties en divergent.
Le bonheur, fin de l’homme
« Tous les actions et les mouvements de l’âme tendent vers le contentement de celle-ci et vers la béatitude », soutient Digby à l’orée de A Conference with a Lady, « la nature a implanté dans toutes les âmes humaines un désir de béatitude2 ». Digby propose une définition classique de ladite béatitude comme la « jouissance de tous les objects pour lequels on a une véhémente attirance, sans adjonction de ceux pour lesquels on a une aversion3 ». Comme Digby le souligne dans la lettre dédicatoire à son fils, la fin du bon gouvernement, tout comme celle de tout homme, est de conduire tous les gouvernés à la félicité en assurant leur bien-être et de leur donner la possibilité de profiter du bonheur maximum dont la nature les a rendus capables4 . La liberté et le gouvernement de soi, étudiés au chapitre précédent, trouvent ici leur aboutissement pratique et théorique. Ainsi, le bonheur est un état naturel, solidement enraciné dans l’âme humaine, mais aussi une donnée collective, puisque la responsabilité en incombe tant au sujet qu’au gouvernant. La béatitude constitue donc une aspiration non seulement légitime, mais nécessaire pour qui veut assumer pleinement sa condition d’homme. Mais cette aspiration est-elle réalisable sur Terre ? Par moments, Digby affirme que la pleine béatitude ne peut être atteinte ici bas dans la mesure où le corps fait obstacle à sa jouissance et gêne la poursuite naturelle de l’âme1 . La teneur de A Conference explique en partie cette prise de position, puisque cet opuscule est ouvertement prosélyte et hostile à l’Église d’Angleterre, dont la destinataire, Lady Frances Purbeck, était membre. A Conference fut publié en 1638 et se dit inspiré de conversations qui eurent lieu au cours de l’hiver 1635- 1636 en France, lieu d’exil pour la dame2 . En effet, la jeune Frances avait été mariée contre son gré au frère du duc de Buckingham, John Villiers, en 1617. Ce dernier souffrait d’un désordre mental et Frances le quitta pour vivre avec son amant, Sir Robert Howard. Jugée pour adultère, elle fut condamnée et s’enfuit en France en 1627. La disgrâce publique dans laquelle se trouvait cette dernière peut expliquer que Digby concentre son argument sur les biens spirituels à obtenir dans l’au-delà. Enfin, la récente reconversion du chevalier à l’Église de Rome permet au lecteur d’y voir aussi une justification de son retour à la foi – si son unique but était de convertir son interlocutrice, la dimension publique de l’opuscule serait hors de saison. Au contraire, dans le scandale des conversions qui agite la cour3 , Digby est peut-être soucieux de mieux faire comprendre son choix et il situe, par la publication a posteriori de A Conference (1638), la cause de son revirement au cœur d’une question de bonheur et de salut, alors que la lettre de Laud de 1636 laissait penser que la démontrabilité de certaines croyances catholiques romaines l’avait réconcilié avec le Saint-Siège4 . Ces deux raisons ne sont pas incompatibles, et la différence d’accent peut s’expliquer simplement par les destinataires, un évêque proche du roi d’une part, une femme déchue de l’autre. En toute hypothèse, la difficile relation entre corps et esprit qui le préoccupe à la fin des années 1630 et au fil des années 1640 affleure déjà dans A Conference au sujet du bonheur.
Ce que sont bonheur et béatitude
La continuité entre bonheur terrestre et éternel explique que Digby n’adopte pas systématiquement la distinction entre bonheur et béatitude, d’ordinaire établie entre plénitude sur Terre et délectation d’ordre divin. Comme le souligne le narrateur dans Loose Fantasies, le bonheur dont « un homme, dépourvu de toute anxiété et empreint de béatitude et de satisfaction, peut jouir au cours de cette vie, est un modèle très exact de ce qu’il peut espérer dans la vie suivante », à l’exception de sa pérennité1 . Loin d’être un manque de rigueur, cette confusion souligne la continuité entre les félicités terrestre et spirituelle, qui constitue l’un des arguments majeurs de Digby, mais aussi la difficulté qu’il éprouve à définir le bonheur sans recourir à sa contrepartie mystique. Digby emploie parfois une troisième notion pour compléter sa description de la béatitude, la vision béatifique, qui fait référence à l’état de l’homme qui se trouve dans la contemplation directe de Dieu et qui jouit en lui du contentement promis. Il s’inspire peut-être des idées promues par Benoît de Canfeld dans sa Règle de perfection qui veut que l’« état continu et tranquille » de la vision béatifique soit accessible dès cette vie2 . Le bonheur que Digby affirme avoir connu avec Venetia Stanley illustre bien le chevauchement des deux notions. Il invoque la beauté conjuguée à la bonté et à l’affection mutuelle comme composants essentiels de la félicité3 , dans laquelle il voit un avant-goût du bonheur céleste qu’il est appelé à vivre. L’évocation est cependant paradoxale, dans la mesure où le chevalier mêle, dans ce domaine, la certitude d’une continuité entre ciel et terre, avec des relents d’une mystique qui voudrait que l’attachement aux choses terrestres soit préjudiciable à la poursuite des biens spirituels4 . Ainsi, quelques semaines après le décès de Venetia Stanley, Digby commente la douleur qui pourrait être la cause de « sa béatitude éternelle et de son bonheur » : Je suis sevré de toute satisfaction terrestre, et aucune de ces séductions qui allicient les autres et les invitent à des détours n’ont d’emprise sur moi. Et si Dieu veut m’accorder la grâce d’être consolé et de me délecter d’objets spirituels (ce qu’il ne refuse jamais à quiconque le sollicite vivement), je pourrais être heureux, même ici bas – que dis-je, je pourrais être encore davantage heureux que le plus heureux des vivants sensuels. Je crois en effet que Dieu s’est donné à beaucoup en cette vie en communiquant de si puissantes inspirations à leur cœur et de si brillantes révélations à leur entendement, qu’ils ont joui d’une sorte de Paradis ici bas. Et bien que le terme de volupté soit généralement employé dans sa pire acception, on peut décrire fidèlement leur condition en disant qu’ils ont vécu une volupté d’esprit pleine et entière qui surpasse d’autant celle des corps que l’âme est plus noble, active et ardente dans ses opérations que les sens dans les leurs.