Boîtes noires et pensée magique
Apprendre à programmer est une activité déjà très intéressante en elle-même : elle peut stimuler puissamment votre curiosité intellectuelle. Mais ce n’est pas tout. Acquérir cette compétence vous ouvre également la voie menant à la réalisation de projets tout à fait concrets (utiles ou ludiques), ce qui vous procurera certainement beaucoup de fierté et de grandes satisfactions.
Avant de nous lancer dans le vif du sujet, nous allons vous proposer ici quelques réflexions sur la na- ture de la programmation et le comportement parfois étrange de ceux qui la pratiquent, ainsi que l’explication de quelques concepts fondamentaux. Il n’est pas vraiment difficile d’apprendre à pro- grammer, mais il faut de la méthode et une bonne dose de persévérance, car vous pourrez continuer à progresser sans cesse dans cette science : elle n’a aucune limite.
Une caractéristique remarquable de notre société moderne est que nous vivons de plus en plus entourés de nombreuses boîtes noires. Les scientifiques ont l’habitude de nommer ainsi les divers dispositifs technologiques que nous utilisons couramment, sans en connaître ni la structure ni le fonctionnement exacts. Tout le monde sait se servir d’un téléphone, par exemple, alors qu’il n’existe qu’un très petit nombre de techniciens hautement spécialisés qui soient capables d’en concevoir un nouveau modèle.
Des boîtes noires existent dans tous les domaines, et pour tout le monde. En général, cela ne nous affecte guère, car nous pouvons nous contenter d’une compréhension sommaire de leur mécanisme pour les utiliser sans état d’âme. Dans la vie courante, par exemple, la composition précise d’une pile électrique ne nous importe guère. Le simple fait de savoir qu’elle produit son électricité à partir d’une réaction chimique nous suffit pour admettre sans difficulté qu’elle sera épuisée après quelque temps d’utilisation, et qu’elle sera alors devenue un objet polluant qu’il ne faudra pas jeter n’importe où. Inutile donc d’en savoir davantage.
Il arrive cependant que certaines boîtes noires deviennent tellement complexes que nous n’arrivons plus à en avoir une compréhension suffisante pour les utiliser tout-à-fait correcte- ment dans n’importe quelle circonstance. Nous pouvons alors être tentés de tenir à leur en- contre des raisonnements qui se rattachent à la pensée magique, c’est-à-dire à une forme de pensée faisant appel à l’intervention de propriétés ou de pouvoirs surnaturels pour expliquer ce que notre raison n’arrive pas à comprendre. C’est ce qui se passe lorsqu’un magicien nous montre un tour de passe-passe, et que nous sommes enclins à croire qu’il possède un pouvoir particulier, tel un don de « double vue », ou à accepter l’existence de mécanismes paranormaux (« fluide magnétique », etc.), tant que nous n’avons pas compris le truc utilisé.
Du fait de leur extraordinaire complexité, les ordinateurs constituent bien évidemment l’exemple type de la boîte noire. Même si vous avez l’impression d’avoir toujours vécu entouré de moniteurs vidéo et de claviers, il est fort probable que vous n’ayez qu’une idée très confuse de ce qui se passe réellement dans la machine, par exemple lorsque vous déplacez la souris, et qu’en conséquence de ce geste un petit dessin en forme de flèche se déplace docile- ment sur votre écran. Qu’est-ce qui se déplace, au juste ? Vous sentez-vous capable de l’expliquer en détail, sans oublier (entre autres) les capteurs, les ports d’interface, les mémoires, les portes et bascules logiques, les transistors, les bits, les octets, les interruptions processeur, les cristaux liquides de l’écran, la micro-programmation, les pixels, le codage des couleurs … ?
De nos jours, plus personne ne peut prétendre maîtriser absolument toutes les connaissances techniques et scientifiques mises en œuvre dans le fonctionnement d’un ordinateur. Lorsque nous utilisons ces machines, nous sommes donc forcément amenés à les traiter mentalement, en partie tout au moins, comme des objets magiques, sur lesquels nous sommes habilités à exercer un certain pouvoir, magique lui aussi.
Par exemple, nous comprenons tous très bien une instruction telle que : « déplacer la fenêtre d’application en la saisissant par sa barre de titre ». Dans le monde réel, nous savons parfaite- ment ce qu’il faut faire pour l’exécuter, à savoir manipuler un dispositif technique familier (souris, pavé tactile …) qui va transmettre des impulsions électriques à travers une machinerie d’une complexité prodigieuse, avec pour effet ultime la modification de l’état de transparence ou de luminosité d’une partie des pixels de l’écran. Mais dans notre esprit, il ne sera nulle- ment question d’interactions physiques ni de circuiterie complexe. C’est un objet tout à fait virtuel qui sera activé (la flèche du curseur se déplaçant à l’écran), et qui agira tout à fait comme une baguette magique, pour faire obéir un objet tout aussi virtuel et magique (la fenêtre d’application). L’explication rationnelle de ce qui se passe effectivement dans la ma- chine est donc tout à fait escamotée au profit d’un « raisonnement » figuré, qui nous rassure par sa simplicité, mais qui est bel et bien une illusion.