Bizerte et sa région Etude de géographie historique
La région à travers le temps
Un retour sur le passé préislamique
Pour tout chercheur médiéviste travaillant sur l’Occident musulman, qu’il soit historien ou archéologue, s’il traite de questions de géographie historique, il est indispensable de retourner à la période antique qui offre des données susceptibles de permettre une meilleure connaissance de la période islamique. Partir de cette période, ne signifie pas faire un travail exhaustif sur la région pendant les périodes phénico-punique, romaine, vandale et byzantine. Il s’agit là, bien évidemment, d’une tâche réservée aux antiquisants. Notre propos est plutôt, au moins dans cette partie de la recherche, de dresser un tableau général de la région dans l’Antiquité. Pour cela, il est nécessaire de dépasser le stade descriptif et l’établissement d’un simple catalogue des ruines préislamiques pour chercher, dans cette période, les signes de la mort ou de la survivance d’une ville, d’un village ou même d’un simple site antique. Quelle est donc la carte de la répartition des agglomérations pendant la période antique dans la région d’Hippo Ziarrythus, le nom antique de la ville de Bizerte ? Au sein même de cette longue période peut-on parler d’une carte d’occupation du sol stable ? On se demande, à titre d’exemple, où s’installèrent les Phéniciens, les Romains et les Byzantins ? Retrouve-t-on dans quelques secteurs seulement des indices d’une occupation indigène ? Y-avait-il un choix précis pour chaque installation ? Et s’il existait, avait-il des critères spécifiques à chaque groupe d’occupants ?
La période préromaine
Avant la fondation de Carthage, en 814 avant J.-C. par les Phéniciens de Tyr, la région de Bizerte avait déjà connu au moins quatre siècles de présence phénicienne. Jouissant de sa position sur une route menant vers leurs installations maritimes de la péninsule Ibérique et de son ouverture sur le détroit séparant les deux bassins de la Méditerranée, Utique fut le premier comptoir des Phéniciens, sur la côte du pays. Nos informations sur la question de l’occupation humaine durant cette période, émanent des récits des voyageurs et des rapports des officiers des brigades du service topographique de l’armée française de la fin du XIXe siècle. C’est à eux que l’on doit la découverte de beaucoup de sites et une masse documentaire importante. Leurs parcours sur le terrain ainsi que leurs explorations -bien que sommaires et plutôt en liaison avec la nature de leurs missions- ont été d’un apport non négligeable, puisque leur production a servi de point de départ pour les auteurs des promenades archéologiques qui ont pris le relais, dès les premières années du XXe siècle. En ce qui concerne la question de la présence humaine dans la région avant la fondation d’Utique, les recherches archéologiques de ces dernières années montrent qu’elle remonte à l’époque préhistorique. En 1985, une équipe, dirigée par Abderrazek Gragueb et Gabriel Camps, publiait l’inventaire de la feuille de Bizerte (n°2) de l’Atlas préhistorique de la Tunisie. Dans cet inventaire, fruit d’un long travail de terrain, 9 sites sur les 35 répertoriés se situent sur la limite occidentale de la région de Bizerte ; c’est-àdire que plus de 25% de la concentration humaine se trouvait sur le territoire de l’actuelle délégation de Sa¶nån 1 . Alors que l’essentiel des autres sites se concentrait sur la côte à l’ouest de la ville de Bizerte (voir la carte). 1 Cette agglomération est jusqu’à nos jours un centre de production de poterie modelée berbère. 453 Fig. 359 : l’occupation du sol dans la région de Bizerte pendant la période préhistorique d’après les découvertes archéologiques 454 En revanche, pour les autres secteurs de la région, nos sources écrites ne commencent à révéler une présence humaine qu’à partir de la fondation d’Utique. Créée par les Phéniciens en 1100 av. J.C., cette agglomération n’était au début qu’un comptoirétape sur un itinéraire maritime reliant la Phénicie au bassin occidental de la Méditerranée. Sa création entrait dans le cadre de la course phénico-grecque pour le contrôle de l’espace méditerranéen, espace/centre dans le monde antique. Pour cette ville, qui jouit d’une célébrité comparable même à celle de Carthage, l’archéologie, une fois de plus, démontre une occupation humaine dès avant l’arrivée des navigateurs phéniciens au XII siècle avant notre ère. A. Lézine, auteur d’une recherche architecturale menée dans les secteurs des bains publics et de l’amphithéâtre de ce site, a relevé des couches d’occupation protohistorique. Ce qui constitue un indice supplémentaire de la présence de l’élément libyen autochtone attesté dans plusieurs secteurs de la région. Si les données textuelles sont évidemment inexistantes pour la phase préhistorique, il n’en va pas de même pour la période phénico-punique. Cette dernière peut être perçue, en effet, à partir des données issues des sources écrites et des découvertes archéologiques récentes. En ce qui concerne les informations textuelles, les témoignages sont procurés indirectement par des sources d’époque romaine, mais qui nous fournissent, particulièrement à travers les mentions toponymiques, des données relatives à l’époque punique. Dans l’historiographie antique, les auteurs, aussi bien les chroniqueurs que les géographes et voyageurs, ne commencent à parler de la région de Bizerte qu’à partir du IIe siècle avant J.C.. En effet, en plus d’Utique, qui est resté jusqu’à un moment avancé la cité la plus importante de toute la région, les premières sources écrites latines et grecques identifient Bizerte sous le nom d’Hippo Acra ; un nom qui évoluera désormais pour devenir Hippo Diarrhytus, puis à la fin de l’Antiquité Hippo Ziarrhytus. En dépit de leur richesse relative, par rapport à la période prépunique, ces informations textuelles ne permettent pas de nous renseigner sur la carte d’occupation du sol au cours de la période préromaine. Il n’est pas possible, par exemple, de saisir clairement la réalité des relations ville/campagne ou les rapports côte/arrière pays. C’est la raison pour laquelle un recours aux données du terrain est indispensable. 455 Les premiers indices archéologiques ont été recueillis par les auteurs des voyages archéologiques du XIXe siècle. Guérin, Tissot et les auteurs de l’Atlas Archéologique de la Tunisie sont les premiers qui ont essayé, à partir de leur connaissance de la littérature écrite antique et de leur aptitude à lire les inscriptions, de localiser et identifier les sites répertoriés dans les textes antiques. Leurs découvertes ont été reprises ultérieurement ; elles ont été parfois confirmées et dans d’autres cas corrigées. En 1986, des missions archéologiques effectuées dans la région par une équipe tuniso-italienne, formée essentiellement de spécialistes de la période phénico-punique, ont pu enregistrer plusieurs découvertes que Fethi Chelbi1 , l’un des responsables de l’équipe tunisienne, résume comme suit : 1-Découverte de la forteresse punique de Ras-Zebib. 2-Découverte et fouille partielle de la nécropole qui s’étend au pied de la forteresse, dans le vallon qui sépare le Jbel Touchela du Jbel Bouchoucha. 3-Découverte de vestiges au Ras Sidi Ali El Mekki (Cap Farina), le Promontorium Appolinis ; ruines probables du fameux temple d’Apollon. 4-Découverte d’une petite forteresse sur le Jbel Fartas, éminence qui surplombe le Ras El Mestir. 5-Traces d’habitats puniques repérés sur la côte, notamment sous les ruines de la ville romaine identifiée par P. Cintas comme étant la Thinisa romaine2 . Sans entrer dans les détails, et par rapport à ce que nous avons pu constater pour les temps préhistoriques et protohistoriques, on peut déduire que l’essentiel de l’occupation du sol à l’époque phénico-punique se trouve sur la ligne côtière3 . Un choix qui trouve son explication dans les origines des conquérants phéniciens qui préféraient les sites côtiers vu leur prédilection pour les activités maritimes. 1 F. Chelbi, « Prospections … », 1987, p. 71-72. 2 P. Cintas, « La ville punique de Ras Zebib … », 1963-64, p. 163. 3 Voir la carte dans page suivante. 456 Fig. 360 : La carte de l’occupation du sol dans la région de Bizerte pendant la période punique (d’après les sources écrites et archéologiques)
La période romaine
Nous entendons par période romaine, la phase qui s’étend entre 146 avant J.C., date de la conquête romaine, et 429 après J.C., année de la conquête vandale. Pour cette époque, et comme nous l’avons signalé plus haut, les données écrites et archéologiques sont relativement riches. Textuellement, les spécialistes disposent d’au moins sept mentions d’auteurs de différentes spécialités (historiens, voyageurs, …) et origines (latins, grecs …). Leur contribution à la connaissance de la réalité historique est, bien évidemment, relative mais reste non négligeable pour ce qui concerne la toponymie, très utile pour suivre l’évolution du peuplement au cours de la période islamique. La liste toponymique fournie par ces auteurs confirme que la région a connu un dynamisme urbanistique relativement actif par rapport à d’autres régions de l’Afrique du Nord. En fait, une bonne partie des agglomérations attestées à l’époque médiévale, et nous l’avons démontré dans la deuxième partie de cette étude, ont connu une occupation humaine pendant la période romaine. Bizerte succéda à Hippo Ziarrhytus, T∏n¶a à Thimida, al-c ãliya est l’héritière d’Uzalis, Må’ir, elle-même, est fondée sur l’emplacement de l’Oppidum Maternese etc.… . En outre, la documentation chrétienne apporte, pour sa part quelques renseignements supplémentaires. Les actes des conciles, surtout ceux de 411, permettent d’ajouter quelques évêchés à la liste qui précède : Ruscua que Mesnage localise à ßår al-Mil™ ; Bassiana, à l’emplacement de l’actuel Menzel Bourguiba et précisément sur le site de Sidi Abdallah, sur les berges sud du lac de Bizerte ; une probable mention de c Awsa¶a sous le nom de Ecclesia Ausuagensis, église donatiste présente dans les actes de la conférence de Carthage en 411 ; Membrone où se trouvait un monastère au commencement du Ve siècle. En revanche, les textes restent silencieux sur plusieurs autres aspects de la carte du peuplement de la région pendant la période romaine. Ce mutisme est partiellement comblé par les trouvailles archéologiques, notamment par les découvertes épigraphiques qui fournissent des informations extrêmement intéressantes surtout pour des questions 458 comme la vie économique, l’ascension sociale des notables, la division du travail et la vie politique au sein des cités. En 1894, P. Gauckler, alors inspecteur du service des antiquités, publiait au BCTH soixante et une inscriptions inédites de la Tunisie, dont une douzaine trouvées dans la région de Bizerte1 . En plus, les auteurs de l’Atlas archéologique ont recensé au début du XXe siècle environ 255 sites. Ce chiffre a été porté par les chercheurs de la carte nationale des sites archéologiques et des monuments historiques, vers la fin des années 1980, à 600 sites, ce qui donne une densité d’occupation très élevée. Ce chiffre n’a pas empêché le responsable des prospections de constater que la région était loin d’atteindre le stade de l’urbanisation de la partie sud de la dorsale tunisienne. Il considère que « la région de Bizerte est une zone à forte densité rurale, avec une faible couverture urbaine, pourtant elle était parmi les premières zones de l’occupation phénicienne, donc de l’organisation urbaine »2 . On peut ajouter à ces travaux, ce que nous apporte la carte des voies romaines réalisée par Pierre Salama pour la connaissance des grands centres urbains de la région. Cette carte tire son importance de son utilisation des données textuelles et des données archéologiques (des inscriptions, telles que les bornes miliaires, et des indices architecturaux, comme les ponts). Sur la carte de P. Salama on relève les toponymes suivants : Hippo Diarrhytus (Bizerte), Uzalis (al-c ãliya) , Utica (Utique) et Thimida (T∏n¶a)…3 . Généralement, pour cette période d’occupation romaine, la concentration humaine a été importante au sud des deux lacs ; une région réputée dès l’Antiquité pour sa fertilité et par le fait qu’elle se trouvait à l’écart des menaces de l’ensablement (le cas de –a’’ al-Rimål à l’est de Bizerte), de l’alluvionnement (le cas d’Utique et ses environs) et des vents du Nord (la côte entre Bizerte et Rås al-‘arf)
TROISIÈME PARTIE: OCCUPATION DU SOL ET STRATÉGIES TERRITORIALES DANS LA RÉGION DE BIZERTE |