LES ZONES DE TRANSITIONS TERRESTRE-AQUATIQUE ET LE CONCEPT D’ECOTONE
Les zones de transition entre les écosystèmes terrestres et aquatiques jouent un rôle primordial dans le fonctionnement global des écosystèmes (Kolasa et Jalewski 1995, Wiens 2002). Ces zones englobent différents milieux caractérisés principalement par la présence temporaire d’eau. Elles partagent certaines propriétés physiques des milieux aquatiques et des milieux terrestres. Ce sont par exemple les zones intertidales en bordure des océans et des mers, les zones littorales des lacs, des marais, marécages et des étangs ou encore les zones ripariennes en bordure des cours d’eau. De manière moins évidente, une zone de transition terrestre-aquatique peut aussi être un cours d’eau qui s’assèche périodiquement. En tant qu’interface entre deux systèmes écologiques adjacents, le rôle écologique des zones de transition est intimement lié au concept d’écotone. Originellement, le concept d’écotone désigne l’interface entre deux systèmes écologiques différents, cette « zone de tension où les principales espèces des communautés adjacentes atteignent leur limites […], spécialement quand le milieu change, comme entre un étang et une prairie» (Clements 1905). La « zone de tension » possède certaines caractéristiques des deux milieux adjacents mais jamais la totalité de l’un ou l’autre.
Les systèmes écologiques adjacents et la zone de transition qui les sépare peuvent être considérés au travers de facteurs biotiques, tels que des communautés d’organismes, des populations et des individus, mais aussi abiotiques, comme le climat, la température ou l’humidité du sol (Gosz 1993). L’écotone abrite des espèces des deux communautés adjacentes et d’autres qui lui sont spécifiques. Il est ainsi perçu comme une zone favorable à une forte diversité d’organismes (Kirkman et al. 1998, Attrill & Rundle 2002). C’est « l’effet lisière » (Leopold 1933, Smith & Smith 2008). A cette approche descriptive est aujourd’hui associée une approche plus fonctionnelle, qui prend en considération les interactions entre les systèmes écologiques adjacents (Forman & Moore 1992). Kolasa & Zalewski (1995) résument le rôle d’un écotone à quatre fonctions principales: ce qu’il fait, son effet retour sur les systèmes écologiques adjacents, sa capacité à réguler les échanges et sa capacité à isoler (Figure 1.1). Ainsi, un écotone peut agir comme une source de matériaux, par exemple d’organismes ou de matière organique, mais aussi comme un puits (e.g. Peterson & Bell 2012). Il influence les systèmes écologiques qu’il borde, en modifiant les facteurs environnementaux tels que le vent, les flux d’eau ou l’intensité lumineuse (Figure 1.1a). Par l’intermédiaire des organismes qu’il supporte, un écotone peut également engendrer un « effet retour », en amplifiant ou en réduisant les processus écologiques qui se déroulent dans les systèmes écologiques adjacents (Figure 1.1b) (e.g. Odum 1990, Wilson & Agnew 1992). L’écotone régule aussi les flux de matières et d’énergie (e.g. gènes, protéines, organismes et nutriments) entre les systèmes écologiques adjacents en jouant le rôle de filtre, à l’image d’une membrane cellulaire (Figure 1.1c). Ces flux peuvent être régulés par l’intermédiaire de vecteurs tels que l’eau (Johnston 1993, Wiens et al. 1985). Enfin, un écotone peut être une barrière isolant des populations ou des communautés, le degré d’isolement dépendant des organismes considérés (Figure 1.1d).
Les cycles d’expansion et de contraction
Les cours d’eau ne sont pas des écosystèmes statiques (De Vries 1995, Poff et al. 1997). À l’échelle d’un bassin versant, la répartition saisonnière des pluies et les échanges entre le cours d’eau et sa nappe phréatique entrainent des variations substantielles des débits et des hauteurs d’eau (Ward et al. 1999, Malard et al. 2002). À une échelle plus fine l’amplitude journalière des températures peut aussi induire des variations du niveau d’eau en contrôlant localement le phénomène d’évaporation (Claret & Boulton 2003). L’ensemble de ces variations hydrologiques engendre des cycles de contraction et d’expansion des cours d’eau qui par intermittence, inondent ou assèchent les habitats des lits et de la zone riparienne (Naiman & Décamps, Wiens 2002) (Figure 1.2). Les cycles d’expansion et de contraction modifient la nature des habitats dans les dimensions latérale, longitudinale et verticale des cours d’eau (Stanley et al. 1997, Malard et al. 2006, Doering et al. 2007, Datry et Larned 2008). Latéralement, la plaine alluviale est inondée à mesure que le niveau d’eau augmente, et les habitats aquatiques gagnent sur les habitats terrestres (Benke et al. 2000, Arscott et al. 2009). A l’inverse, les habitats terrestres s’étendent au détriment des habitats aquatiques à mesure que l’effet de la crue s’estompe et que les hauteurs d’eau diminuent (Figure 1.2). Verticalement, les variations du niveau piézométrique de la nappe d’accompagnement du cours d’eau peuvent également inonder ou assécher les sédiments sur des profondeurs allant jusqu’à plusieurs mètres (Malard et al. 2006). Enfin, longitudinalement, les variations hydrologiques peuvent conduire à la disparition complète de l’eau de surface pour une période allant de quelques heures à plus d’un an. Il se forme alors un front d’assèchement qui s’étend longitudinalement à mesure que le débit diminue, jusqu’à la prochaine remise en eau (Stanley et al. 1997, Larned et al. 2010).
Rôle écologique des transitions terrestre-aquatique
Les travaux réalisés depuis une quarantaine d’années sur les zones de transition terrestre-aquatique ont donné naissance au « Flood Pulse Concept » (Junk et al. 1989), qui est devenu un élément fondamental de l’écologie des cours d’eau. Le « Flood Pulse Concept » se réfère aux processus écologiques liés aux mouvements latéraux de l’eau et des matériaux. Il décrit la dynamique des interactions au sein de la zone de transition terrestre-aquatique. L’idée centrale réside dans le fait que les changements de nature des habitats entre conditions terrestres et aquatiques permettent aux organismes terrestres et aquatiques d’utiliser le même espace à différents moments tout en profitant de diverses sources de nutriments (Tockner et al. 2000, Junk 2005), ce qui augmente de manière considérable la biodiversité et la productivité de l’écosystème (Valett 2005, Fellman et al. 2013, Roach 2013). Cinq phases hydrologiques principales peuvent être distinguées pour présenter le « Flood Pulse Concept » (Bayley 1995) (Figure 1.3). En période d’étiage, les invertébrés terrestres et les micro-organismes colonisent la plaine alluviale et participent à la dégradation de la matière organique qui s’est développée pendant la crue (Adis & Junk 2002, Ballinger et al. 2007). Quand le niveau d’eau augmente, les nutriments contenus dans les sédiments de la plaine alluviale sont mobilisés et initient la production autochtone de végétaux aquatiques. Les micro-organismes et les invertébrés aquatiques participent activement à la décomposition de la matière organique d’origine terrestre accumulée en période d’étiage. Les nutriments ainsi libérés permettent le développement d’une importante biomasse de végétaux aquatiques. Une partie de ces nutriments est remobilisée par les crues et retourne dans le chenal principal où elle participe au développement du phytoplancton. Dans certains cas, la quantité d’oxygène utilisée lors de la décomposition de la matière organique dépasse celle produite par photosynthèse, conduisant à des phénomènes d’anoxie. Le développement de micro-organismes et de la végétation résistante à la submersion fournit une ressource alimentaire ainsi que des milieux de reproduction pour de nombreuses espèces de poissons ou d’invertébrés. À mesure que le niveau d’eau régresse et que la plaine alluviale s’assèche, la végétation aquatique meure et se décompose, ce qui procure une source de nutriments favorable au développement des herbacées et de la végétation arbustive.
L’essentiel des connaissances sur lequel est basé le « Flood Pulse Concept » provient des larges cours d’eau des régions tropicales, où les crues sont prévisibles à l’échelle de la saison et de longue durée (Junk et al. 1989). Cependant, les recherches plus récentes montrent que les crues peu prévisibles et qui n’inondent pas nécessairement la plaine alluviale (les « Flow Pulses ») sont fondamentales pour le maintien de la biodiversité dans les cours d’eau tempérés situés en tête ou en fin du réseau hydrographique (Plachter & Reich 1998, Tockner et al. 2000). Les phénomènes d’érosion et le remaniement des sédiments lors des crues peuvent engendrer une mosaïque dynamique d’habitats aquatiques et terrestres à différents stades de successions écologiques. L’hétérogénéité des habitats ainsi que les variations spatiales et temporelles des températures de l’eau stimulent la productivité et maintiennent une biodiversité importante dans la plaine d’inondation (Tockner et al. 2000). De manière concomitante, les zones de transition terrestre-aquatique dans les cours d’eau participent activement aux échanges d’énergie entre les écosystèmes terrestres et aquatiques (Nakano et al. 1999, Baxter et al. 2005). Par exemple, les invertébrés aquatiques émergents sont une ressource alimentaire fondamentale pour les organismes terrestres prédateurs des zones ripariennes, notamment les araignées (Collier et al. 2002, Sanzone et al. 2003, Briers et al. 2005, Burdon & Harding 2008), les carabes (Hering & Plachter 1997), les lézards (Sabo & Power 2002), et les oiseaux (Nakano & Murakami 2001) (Figure 1.4). En parallèle, l’apport de matière organique d’origine terrestre telle que les débris végétaux ou d’invertébrés terrestres dans les écosystèmes aquatiques fournit des ressources alimentaires pour les populations d’invertébrés aquatiques et de poissons (Petersen & Cummins 1974, Kawaguchi et al. 2003, Dineen et al. 2007). Ainsi, les échanges d’organismes et de matière organique au sein de la zone de transitions terrestre-aquatique ont des conséquences complexes et réciproques sur les chaines alimentaires terrestres et aquatiques qui soutiennent la biodiversité et la production secondaire.
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