Binaire béton : Quand les infrastructures numériques aménagent la ville

Il y a vingt ans, Bruno Latour et Émilie Hermant nous donnaient à voir dans leur bel ouvrage Paris, ville invisible (Latour, Hermant, 1998), la foule des objets techniques qui contribuent à l’organisation de ce que l’on nomme, hâtivement et faute de mieux, « la ville ». Témoignant de l’impossibilité d’embrasser d’un regard la totalité de ce qui fait la ville, fusse-t-on en haut de la Samaritaine, face à une maquette ou dans le poste de contrôle de la préfecture de police, le sociologue et la photographe rendaient compte du travail quotidiennement renouvelé qui fait correspondre la carte au territoire – mais aussi, le territoire à la carte. Au détour de leurs voyages, ils décryptent les multiples injonctions du mobilier urbain autorisant ou interdisant le passage, se substituant aux échanges de civilité, mais contribuant aussi, parfois, à l’exclusion des personnes âgées, handicapées ou sans-abris. Par des séries d’agencements locaux associant humains et non-humains, les télécommunications sont assurées, les flux des eaux usées sont surveillés, les prix quotidiens des fruits et légumes sont fixés, les élections se tiennent et le « miracle » de la correspondance de la carte au territoire a lieu. Quotidiennement, la chorégraphie invisible des agents de maintenance et des objets techniques (Denis, Pontille, 2019) permet que nul ou presque ne s’en aperçoive et que la panne, l’interruption, l’obstacle, l’incident apparaissent au plus grand nombre comme des phénomènes nécessitant enquête, réparation (potentiellement dans les deux sens du terme) et dédommagement. Pour d’autres, au contraire, l’obstacle, la panne et l’interruption font partie de la vie quotidienne, de la fatalité, de l’ordre du quartier, si bien que le scandale ne porte plus.

Vingt ans plus tard, si la chorégraphie quotidienne qui assure le fonctionnement des différentes instances de la ville continue, il y a pourtant fort à parier que Mme. Lagoutte se rendant au 5 rue La Vieuville dans le XVIIIème arrondissement ne chercherait pas à faire correspondre signe à signe un plan en papier et une plaque de rue (figure 0.1). Elle utiliserait sûrement son index et son pouce dans un habile mouvement qui n’avait auparavant aucune raison d’être, les glissant sur la surface de l’écran tactile de son smartphone pour zoomer et dézoomer la carte numérique qui l’aurait guidée tout au long de son parcours. Cet ordinateur mobile lui aurait aussi permis de consulter la météo avant de quitter son domicile, d’envisager le moyen de transport le plus rapide entre son vélo, sa voiture ou les transports publics, de prendre connaissance lors de son trajet des nouvelles du monde en consultant des sites de presse ou des plateformes de streaming, de jouer à des jeux vidéo, de trouver à l’impromptu un fleuriste deux rues plus loin, d’avertir son correspondant du retard pris chez le fleuriste. Bien sûr, toutes ces opérations mobiliseraient, en plus des ressources rendues disponibles par le smartphone, une attention renouvelée aux panneaux signalétiques pour s’assurer que le logiciel d’itinéraire dit vrai. Ces opérations n’épargneraient pas non plus, de temps à autre, l’utilisation des distributeurs de billets automatiques, les bousculades dans les couloirs du métro et les coups de colère contre les chauffards, déjà élégamment décrits par Latour et Hermant – auxquels s’ajouteraient néanmoins les livreurs à vélo pressés, les imprudents utilisateurs de trottinettes en libre-service et d’autres marcheurs eux aussi le nez rivé sur leur smartphone, participant quotidiennement à la cacophonie des mobilités urbaines.

Au cours de cet hypothétique voyage, Mme. Lagoutte aurait laissé des traces numériques de toutes sortes : position géographique, indications temporelles, montant de la transaction bancaire, numéro client, etc. Celles-ci sont liées non seulement à l’utilisation de son smartphone, mais aussi aux différentes cartes à puce (carte de transport, carte bancaire, carte de fidélité), ou encore aux caméras de surveillance réparties dans l’espace urbain. Elle aurait aussi croisé une foule d’autres capteurs qui ne se préoccupent guère de son passage, mais qui sont en revanche indispensables aux sites web qu’elle consulte pour s’informer de l’état du trafic ou de la qualité de l’air, qui alimentent plus largement les demandes citoyennes et les politiques publiques. Ces vingt dernières années, les données générées par les capteurs, smartphones, cartes à puce et autres caméras de surveillance ont pris une ampleur sans commune mesure, devenant les technologies de référence d’un nouvel horizon du développement urbain, nommé « ville intelligente » ou « smart city » (je reviendrai sur ces expressions par la suite), et plus largement l’indice d’un déferlement technologique (Andremont, Tibon-Cornillot, 2006) qui transforme profondément les relations politiques et sociales, dans et en dehors des villes.

Cette prolifération ne change pas uniquement les habitudes des citadins, leurs modes de consommation, de déplacement, mais occasionne aussi des reconfigurations au sein des institutions qui voient se multiplier sur leur territoire de nouveaux acteurs. Ainsi, de grandes entreprises de l’informatique, telles IBM ou Cisco, se présentent aux mairies en leur proposant des solutions numériques « clé en main » (capteurs et logiciels de gestion) qui permettraient d’optimiser « le fonctionnement urbain », c’est-à-dire d’utiliser les traces numériques générées par les différents « systèmes urbains » (transport, eau, déchets, énergie, sécurité) pour améliorer leur gestion et réaliser des économies d’échelle (Bernardin, 2018). De même, des pure players1 tels Uber, Waze ou Airbnb, bouleversent soudainement l’organisation du transport (Lesteven, Godillon, 2017, Courmont, 2018a) et du logement (Ferreri, Sanyal, 2018, Jiao, Bai, 2019) et interrogent ainsi la souveraineté des collectivités territoriales sur leur périmètre historique. Enfin, des associations, comme Regards Citoyens ou LiberTIC, militent auprès des collectivités et des administrations publiques pour demander l’ouverture des données informatiques (open data) de sorte à exercer un plus grand contrôle citoyen sur les décisions des élus et à favoriser l’innovation (Goëta, 2016, Courmont, 2016). L’irruption de ces nouveaux acteurs dans l’organisation matérielle et politique des espaces urbains, ainsi que les changements de pratiques et de modes de vie parfois fulgurants des citadins, sont autant d’épreuves pour les acteurs traditionnels de la ville (collectivités territoriales, État, entreprises et associations) qui inventent au fil de l’eau d’autres manières de faire avec ou contre ces nouveaux entrants.

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Cette thèse propose de questionner ces transformations aux formes et aux conséquences variées comme des « aménagements de la ville par et avec le numérique ». Le terme « d’aménagement » est une entrée classique de la géographie et de l’urbanisme en France depuis les années 1950, devenu synonyme des politiques de reconstruction du territoire national suite à la Deuxième Guerre mondiale.

L’aménagement est ainsi très lié à l’action publique territoriale et aux opérations de planification (Merlin, 2000). Néanmoins, dans cette thèse, j’utilise la notion d’aménagement dans un sens plus littéral et descriptif, indépendamment des acteurs qui s’y engagent. L’enjeu de cet emprunt terminologique est de garder à l’esprit que les technologies numériques participent à la « production de l’espace », pour reprendre les termes de Henri Lefebvre (Lefebvre, 1974), c’est-à-dire à la production des rapports sociaux au travers desquels l’organisation spatiale est elle-même interrogée, négociée, contestée, et potentiellement transformée. Cette conception n’est ni linéaire ni mécaniste, toutes les pratiques ne sont pas déterminées par la production de l’espace : les habitants, touristes de passages et usagers développent en permanence des tactiques et détournement qui font exister des pluralités d’espaces et de rapports à l’espace (Lefebvre, 1958, 1961, de Certeau, 1980). Cette inspiration lefebvrienne, dans un usage toutefois émancipé de l’appareil marxiste et dialectique de l’auteur, permet d’insister sur le fait que l’espace n’est pas « un milieu vide, [un] contenant indifférent au contenu » (Lefebvre, 1974, p. XVIII), mais un acteur à part entière – animé d’une foule d’acteurs non-humains comme nous l’avons vu avec Latour et Hermant – façonnant les relations sociales et façonné en retour par leur activité.

Table des matières

Introduction 
L’aménagement de la ville par et avec le numérique
Les promesses du numérique : de la dissolution des villes à la ville intelligente
Une entrée par les infrastructures en contexte urbain
La continuité matérielle : tenir ensemble les infrastructures matérielles et informationnelles du numérique
L’infrastructure comme enjeu et comme obstacle : innovation, travail et contestation
Enquêter sur la ville numérique : une approche au ras des infrastructures
Chapitre 1. Faire du numérique une solution pour l’accessibilité
1/ L’accessibilité, ou comment réparer les exclusions produites par l’infrastructure physique
2/ L’innovation ouverte au secours de l’accessibilité
3/ La personnalisation comme horizon de l’accessibilité par le numérique
Conclusion
Chapitre 2. L’accessibilité prototypée : procédures, collaborations et démonstrations
1/ Cadres et sujets du concours d’innovation
2/ Deux versions de l’accessibilité par le numérique
Conclusion
Chapitre 3. Le smartphone comme instrument de la relation de service ?
1/ Petite histoire d’un projet phénix
2/ Deux services de traitement du handicap bien différents
3/ Définir les utilisateurs, équiper les agents : compromis dans la logique d’accessibilité
4/ Ménager les agents : la victoire de la logique de compensation
Conclusion
Chapitre 4. Produire et maintenir des données géographiques ouvertes
1/ Des données pour l’accessibilité : une récolte à peu de frais ?
2/ Co-produire des données de qualité : hybrider, affûter, innover
3/ Des données, et après ? Assurer la pérennité, organiser la maintenance
4/ Professionnalisation des bénévoles et devenir de l’accessibilité par le numérique
Conclusion
Conclusion

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