Bases neuronales et cognitives du traitement de la
hiérarchie sociale chez l’humain
Un univers social stratifié
Des jeux de billes de l’école maternelle, aux compétitions sportives pendant l’enfance, jusqu’au système de notation scolaire, nous apprenons très tôt à percevoir notre environnement social en termes de qui a le plus, qui est le meilleur, le plus intelligent, le plus connu. En tant qu’adulte, nous sommes également très sensibles aux symboles de statut social. Certains biens que d’autres personnes possèdent, une voiture de sport, une résidence avec piscine, ou une situation professionnelle, ne nous laissent pas indifférents. L’être humain, comme la plupart des espèces sociales, évolue au sein de communautés organisées selon des hiérarchies. Selon certains auteurs, la prévalence et la grande diversité des hiérarchies sociales dans la nature suggèrent que les individus et les groupes ont eu forte préférence pour ce type d’organisation (Tiedens, Unzueta, & Young, 2007; Gruenfeld & Tiedens, 2010). Et la facilité avec laquelle nous percevons les indices de statut et avec laquelle nous assignons un rang social va également d’une préférence pour la hiérarchie (Zitek & Tiedens, 2012). Ce chapitre sera tout d’abord dédié à présenter le contexte dans lequel une hiérarchie émerge ainsi que ces différentes manifestations. Dans la suite, j’aborderai les données de la littérature montrent que la hiérarchie est un principe d’organisation social récurrent dans le règne animal, et qui a un impact important sur la santé, la cognition et même la biologie des individus.
Des ressources naturelles limitées
Dans le milieu naturel où un groupe social s’établit, les ressources de l’environnement sont généralement limitées. Les individus se trouvent donc nécessairement en compétition pour y accéder. Cette compétition peut parfois se traduire chez l’animal par des combats violents entre les membres du groupe convoitant les mêmes biens. Le résultat de cette compétition donne lieu à un classement des individus déterminant ainsi la hiérarchie au sein du groupe. Il en résulte qu’un individu situé en haut de l’échelle sociale aura accès à plus de nourriture et à plus de partenaires pour la reproduction. Par exemple, dans les sociétés humaines, les dirigeants des grandes entreprises sont les détenteurs privilégiés des ressources financières. Ils se voient octroyer un plus grand pouvoir de décision et leurs choix ont des conséquences importantes sur les autres individus. Inversement, les subordonnés, qui ne contrôlent pas les ressources, sont tributaires de leurs supérieurs pour y accéder. La position qu’un individu occupe dans la hiérarchie est fonction d’une victoire ou défaite dans une compétition. Certaines caractéristiques physiques, ou certaines stratégies comportementales vont maximiser les chances d’un individu de remporter cette compétition et donc, d’atteindre des rangs élevés de l’échelle sociale. Ainsi, les relations hiérarchiques traduisent une asymétrie dans le sens où certains individus disposent de privilèges par rapport aux autres. Ces asymétries hiérarchiques s’observent sur des multiples dimensions, qu’il convient de définir ici.
Les différentes dimensions de la hiérarchie
La hiérarchisation des individus peut s’incarner de différentes manières. Plusieurs auteurs avancent que, dans les sociétés humaines, l’atteinte d’une position sociale élevée dans une hiérarchie est rendue possible par deux voies distinctes : par l’expression de la dominance et la démonstration du prestige (Henrich & Gil-White, 2001; Magee & Galinsky, 2008; Cheng, Tracy, Foulsham, Kingstone, & Henrich, 2013). Cette distinction n’est pas retrouvée dans les autres espèces animales sociales. Ces deux types de hiérarchies persistent dans les sociétés humaines et peuvent parfois coexister au sein d’un même groupe social. Elles résultent de comportements et de stratégies différentes, mais qui permettent d’exercer un contrôle sur les ressources, ou même sur le comportement et les pensées des autres individus (Fiske, 1993,Anderson & Berdahl, 2002; Cheng & Tracy, 2014). La dominance est un largement associée à la propension à contrôler des ressources (Hawley, 1999). Dans le monde animal, la dominance est décrite comme le résultat d’affrontements, principalement physiques, pour l’obtention des ressources matérielles et reproductives. Dans les sociétés humaines modernes, la dominance s’exprime principalement sous la forme d’intimidation psychologique, de coercition, et du monopole de certains privilèges (e.g. ressources financières, partenaires, qualité de vie). Les individus dominants génèrent de la peur chez les subordonnés en prenant, ou en menaçant de prendre le contrôle des ressources. En retour, les subordonnées se soumettent en se conformant aux exigences des individus dominants, dans le but d’éviter des représailles de plus ou moins grande ampleur. De cette manière, les individus dominants détiennent beaucoup plus de pouvoir que les individus subordonnés (Anderson & Berdahl, 2002). Cette notion fait aussi référence à un trait psychologique qui comprend par exemple le fait de s’affirmer, d’intimider et d’imposer sa volonté aux autres, en ayant parfois recours à la force. La dominance est donc un critère qui génère des inégalités de pouvoir au sein d’une communauté. A l’inverse, le prestige fait référence à une position sociale qui, au lieu d’être imposée aux autres, est accordée aux personnes reconnues et respectés pour leurs compétences, leur succès ou leurs connaissances (Berger & Fisek, 2006; Magee & Galinsky, 2008). Le prestige est une dimension sociale qui entraine elle aussi des asymétries de pouvoir. Les membres d’un groupe accordent beaucoup plus d’attention aux souhaits, aux opinions, et aux décisions des individus ayant beaucoup de prestige, ce qui leur confèrent un rang social élevé ainsi qu’une influence sociale très importante. Les subordonnés ont en effet tendance à ajuster leurs points de vue et leurs opinions en fonction de celles des membres le plus prestigieux, et à mettre de côté leurs propres attentes comme signe de déférence (Cheng et al., 2013; Cheng & Tracy, 2014). La notion de statut social, considérée comme une mesure de l’opinion sociale et de la réputation d’un individu (Gould, 2002), généralement associée à de l’admiration ou du respect (Fiske, 2010; Fragale, Overbeck, & Neale, 2011), est confondue avec celle de prestige. Plus spécifiquement, le statut socio-économique (SES) d’un individu reflète non seulement la quantité de ressources qu’il possède (e.g. son salaire), mais également son degré d’éducation, la profession qu’il exerce et indique indirectement sa qualité de vie (Ostrove, Adler, Kuppermann, & Washington, 2000). Les individus ayant un statut socio-économique élevé ont généralement beaucoup de prestige, et ils exercent leur influence sur le groupe sans recourir à la force ou aux menaces, comme c’est le cas dans la dominance. Dans cette thèse, les hiérarchies induites expérimentalement relevaient plus du prestige que de la dominance. La première était établie par des différences de performances dans une compétition, la seconde était basée sur les catégories professionnelles, vecteurs de prestige. Les termes rang et statut ont été utilisés de manière interchangeable pour désigner la position des individus dans la hiérarchie. Chez l’humain, la coopération et l’affiliation sont à la base des relations sociales entres les individus. Malgré cela, une communauté est nécessairement animés de conflits car les individus qui la composent ont des buts potentiellement divergents et sont en compétition pour accéder aux ressources limitées de l’environnement. Selon certains auteurs, une organisation hiérarchique serait une solution pour limiter les conflits au sein d’un groupe et présenterait donc un avantage important pour sa pérennité (Fiske, 2010; Gruenfeld & Tiedens, 2010; Cheng & Tracy, 2014). Bien que les critères utilisés chez humain pour hiérarchiser les individus soient très variés, les individus ayant un rang élevé bénéficient I. Un univers social stratifié 12 toujours de plus d’influence, de déférence, d’attention et de ressources que les individus de bas-rang (Mazur, 1973; Magee & Galinsky, 2008; Zitek & Tiedens, 2012). Une asymétrie hiérarchique entre deux personnes, lorsqu’elle est mutuellement reconnue et acceptée, faciliterait le déroulement des interactions sociales. En effet, de cette relation découle l’assignation de rôles particuliers qui, eux-mêmes, vont déterminer l’accès aux différentes ressources de l’environnement (Sapolsky, 2005). Ainsi, en attribuant aux individus de hautstatut plus d’influence et des privilèges en terme de ressources, les relations hiérarchiques bien établies minimisent les conflits, coûteux pour les individus, instaurent un ordre et favorisent la coordination et la coopération entre les membres d’un groupe (Berger, Rosenholtz, & Zelditch, 1980). La hiérarchie favoriserait également l’apprentissage de certaines normes sociales, comme l’expression de déférence envers les individus de plus haut statut (Henrich & McElreath, 2003). Faire preuve de respect et s’en remettre à ces personnes est plus profitable pour le groupe, car elles possèdent plus de moyens, plus de pouvoir et plus de savoir que les autres. Un nombre conséquent de travaux révèlent que les hiérarchies sociales stables, dans lesquelles les subordonnés s’en remettent à leurs supérieurs plutôt que de s’opposer à eux ou de contester leur rang, entrainent généralement une meilleure cohésion et de meilleurs performances dans des tâches de groupe, ainsi que des relations sociales plus satisfaisantes (Tiedens & Fragale, 2003; Tiedens et al., 2007; Halevy, Chou, & Galinsky, 2011; Ronay, Greenaway, Anicich, & Galinsky, 2012). Les structures hiérarchiques augmenteraient même la productivité d’un groupe. Les privilèges et le prestige octroyés aux membres de plus haut rang constitueraient une motivation puissante pour gravir l’échelle sociale. Ceci inciterait les individus à s’impliquer plus et à fournir plus d’effort pour progresser dans la structure sociale (Halevy et al., 2011).
La prévalence des organisations hiérarchiques
Dans toutes les espèces sociales animales
Des plus petits insectes, comme les fourmis (Monnin & Peeters, 1999), les grands mammifères marins, terrestres, jusqu’aux grands primates (Reynolds, 1965; Nishida, 1983), le règne animal regorge d’exemples de sociétés régies par une organisation hiérarchique. La hiérarchisation d’un groupe animal s’accompagne de démonstrations asymétriques de dominance, qui indiquent les positions relatives, de supériorité ou de déférence, de chacun de ses membres. Ces démonstrations prennent des formes très diverses. Lors de la première rencontre entre deux animaux par exemple, elles peuvent se manifester par des agressions, très impressionnantes par leur niveau de violence, de l’animal le plus dominant sur l’autre (Figure 1, p. 13), mais aussi par des signaux non verbaux beaucoup plus subtiles, comme l’aversion spontanée du regard observée chez les singes subordonnés (Deaner, Khera, & Platt, 2005). Un exemple assez frappant d’acceptation du statut d’autrui chez l’animal est le phénomène du « pecking order » rapporté par Schjelderup-Ebbe, (1922). Il a observé que les poules respectent un ordre précis pour picorer, et qui dépend de leur position dans l’échelle sociale. En plus d’être omniprésentes, les hiérarchies apparaissent spontanément et sont établies très rapidement parmi les animaux. Dès l’introduction d’un nouvel individu dans un groupe de cochons domestiques déjà hiérarchisé, des combats se produisent immédiatement pour établir un nouvel ordre social. Au bout de 24 heures, ces combats cessent, et 24 heures plus tard, le rang de chaque cochon peut être clairement identifié à nouveau (Meese & Ewbank, 1973). Et plus surprenant, il faut seulement une demi-heure à une heure pour repérer l’individu au sommet de la hiérarchie. Ceci laisse penser que les marqueurs d’un haut-rang sont plus stables, ou tout du moins, plus saillants que les autres.
Dans toutes les sociétés humaines
L’espèce humaine n’échappe pas au poids de la hiérarchie, et c’est ce qui m’intéresse particulièrement. D’une part, des formes d’organisations hiérarchiques ont été observées dans toutes les communautés humaines, qu’elles soient passées ou présentes (Brown, 1991). Les communautés humaines de toutes les origines culturelles sont sujettes à la hiérarchie (Sidanius & Pratto, 1999), mêmes les peuples de chasseurs-cueilleurs parmi les plus égalitaires (Boehm, 1999). Des telles relations hiérarchisées ne se limitent pas aux groupes d’individus humains adultes, elles sont également présentes dans des groupes d’adolescents (Fournier, 2009) et très tôt chez l’enfant (section suivante I.3.3, p. 14). D’autre part, tout comme chez l’animal, les communautés humaines s’organisent spontanément selon des hiérarchies (Gould, 2002). Deux individus qui ne se sont jamais rencontrés auparavant et qui débutent une interaction démontrent automatiquement une différence de comportement de dominance, en adoptant chacun une posture soit dominante, soit subordonnée, mais complémentaire à ce que montre leur interlocuteur (Markey, Funder, & Ozer, 2003; Tiedens Figure 1: Agression d’un loup par un autre pour marquer sa position hiérarchique & Fragale, 2003). Ceci laisse penser que, chez les animaux comme chez l’homme, la position sociale d’un individu au sein d’une nouvelle hiérarchie serait très vite déterminée, reconnue par les autres et acceptée par celui qui l’occupe.
Dès leur plus jeune âge
Des observations en situations d’interactions réelles ont révélé que les enfants établissent très tôt (dès 1 ou 2 ans) des relations dyadiques de dominance entre eux. Ces relations sont relativement stables dans le temps, prennent la forme d’une hiérarchie linéaire (A>B>C>D>E…) (Strayer & Strayer, 1976; Strayer & Trudel, 1984; Boyce, 2004). Vers 4-5 ans, lorsque les enfants rentrent à l’école, ils passent plus de temps en groupe, et ces différences dans l’expression de comportement de dominance persistent (Strayer & Trudel, 1984). Des études longitudinales menées pendant toute une année scolaire montrent que le nombre des relations asymétriques au sein des groupes d’enfants augmente au cours de l’année (La Freniere & Charlesworth, 1983), et que la stabilité de ces relations asymétriques continue d’augmenter avec l’approche de l’entrée au cours préparatoire (Strayer & Trudel, 1984). Dès leur entrée à l’école primaire, les enfants forment rapidement des hiérarchies de dominance entre eux, et la stabilité et la linéarité de la structure hiérarchique de ces groupes va continuer d’augmenter avec l’âge (Pettit, Bakshi, Dodge, & Coie, 1990). La dominance sociale joue un rôle essentiel dans l’établissement du statut d’un individu, quel que soit son âge. Chez les enfants en maternelle, l’expression de la dominance s’effectue par le biais de comportements agressifs, physiques ou verbaux, qui permettent de définir la position de chacun dans un nouveau groupe social. Il a été montré que ces comportements agressifs apparaissent plus fréquemment au début d’une année scolaire et tendent à diminuer au fur et à mesure que la structure hiérarchique du groupe est de plus en plus établie (La Freniere & Charlesworth, 1983; Pettit et al., 1990). Plus globalement, au cours des 5 premières années de vie, les comportements coercitifs et violents envers les autres vont avoir tendance à décliner au profit de comportements beaucoup plus affiliatifs (Strayer & Trudel, 1984), et ce, à mesure que la hiérarchie et les représentations que les enfants s’en font se stabilisent.
Introduction |