Balzac et la crise des identités
Crise des identités ? Mais y a-t-il vraiment une crise de cet ordre chez Balzac ? Une telle formulation prend le contre-pied de certaines vraisem-blances bien établies. Ce n’est pas là ordinairement ce qu’on dit de Balzac, dans les manuels, dans les conversations. La rumeur ne marmonne pas cela. Mais faut-il toujours en croire la rumeur ? C’est en revanche ce qu’on dit ordinairement d’un Proust et de tout le roman du XXe siècle, à partir de Joyce et de Kafka. Et Balzac, lui, fait alors plutôt figure d’antithèse. Pire, de repoussoir. Loin d’être perçu comme le transcripteur d’un monde en émoi, en crise, devenant opaque, tournant fou (comme l’avait pourtant magistralement montré Pierre Barbéris), d’identités travaillées par la complexité, il serait le mauvais élève. L’archaïque, le caduc : celui qui croyait encore à la stabilité des « types », à la taxinomie des « espèces », etc. L’architecte d’un monde social qui « tenait » encore, et qu’il aspira à contenir, à quadriller, à totaliser, une dernière fois peut-être, avant les dérélictions suprêmes à venir. Souvenez-vous : Barthes lui-même le jetait sans ménagements dans les oubliettes du « lisible », au cachot du « pluriel » restreint. Alors… N’est-il pas vrai que Balzac est aux antipodes de cette notion qui fonde, depuis Einstein, toute pensée moderne de l’univers, cosmique et social, toute pensée aussi de la monade individuelle (depuis Freud et Proust) : la relativité ? Sans prendre le contre-pied de cette rumeur nocive — ce qui aurait été commode mais peu fidèle à la stricte vérité —, nous avons tenu à Paris 7 un séminaire pendant deux ans sur la question des identités balzaciennes :
avec pour programme initial, servant de fanal à tous, un titre pédestre à spectre plus large : Balzac et la (re)construction (sociale et discursive) des identités. Ce sont les exposés faits à ce séminaire dit des « jeunes balzaciens » que nous publions ici : une fois récrits et repensés, à l’issue du travail collectif de réflexion. Dans une première partie, sont rassemblés cinq exposés transver-saux. Quatre d’entre eux traitent des conditions et mutations de l’identité romanesque balzacienne. Deux le font de manière synthétique et avec une heureuse hauteur de perspective (Jacques-David Ebguy et Boris Lyon Caen) ; deux autres en envisageant la question à partir de points de vue à la fois spécifiques et transversaux : la notion théâtrale d’« emploi », dont il convient de se demander dans quelle mesure l’auteur de La Comédie humaine l’a en point de mire (Isabelle Michelot) ; la notion de « person-nage générique », expression par laquelle Christelle Couleau désigne une catégorie de personnages anonymes spécifique du mode narratif balzacien. Enfin, complétant ces analyses du statut des identités roma-nesques, l’exposé de Patricia Baudoin traite, lui, de la diversité des identités de Balzac lui-même, de Balzac vu d’en face, considéré par ses critiques comme écrivain et « figure » sitôt après sa mort, et fluctuant au gré de la couleur politique des journaux qui lui rendent hommage. Viennent ensuite, dans une seconde partie, les exposés monogra-phiques qui analysent le traitement que le roman balzacien fait subir à certaines identités plus ou moins canoniques. Certaines d’entre elles sont définies en fonction de critères communs à Balzac lui-même et à la « littérature panoramique » contemporaine.
Soit donc au « vraisemblable sociologique » du temps, pourrait-on dire : le portier (Cécile Stawinski), la femme de province (Véronique Bui), le journaliste (Marie-Ève Thérenty). D’autres s’intéressent à des personnages sentis comme éminemment balzaciens, mais dont on ne retrouve pas ordinairement le « type » dans les tableaux du mœurs du temps : le débiteur (Alexandre Péraud), le criminel (Christine Marcandier), l’inspiratrice (Dany Kopoev). Enfin, deux autres exposés traitent d’identités moins marquées par la taxinomie sociale, soit générale, soit balzacienne, et qui ont pour trait commun de concerner un personnages sémiotique, pourrait-on dire : le lecteur (Claire Barel-Moisan).C’est dans la continuité du colloque du GIRB tenu à Cerisy-la-Salle en juillet 2000, et publié dans cette même collection, que s’est lancée notre réflexion commune. Oui, il s’agit bien, de nouveau, de « Penser avec Balzac » : de prendre Balzac pour objet, mais aussi pour complice. Balzac, penseur de l’identité, ou plutôt, la distinction s’impose, pensant l’identité, ses fluctuations, ses apories, ses faux-fuyants, tel a bien été notre point de mire. Balzac pensant et non penseur : car même si la nature réflexive du roman balzacien se double de ces véritables colonnades — mais aussi impérieuses que défectives —, que sont les Études philosophiques et les Études analytiques, c’est bien dans la pensée du roman, pensée en passant, pensée en faisant, que l’essentiel est ici dit et fait. Car si la question de l’identité est bien l’objet d’« énoncés idéologiques séparables », elle anime aussi en profondeur, implicitement, secrètement parfois, le centre même de l’activité du romancier : sa manière de construire ses personnages. Reste qu’on ne peut pas faire comme si, sur un tel aspect de la pensée-praxis romanesque balzacienne, rien n’avait jamais été dit. Si la rumeur dit le contraire de ce que notre titre indique, qui de la rumeur ou de notre drapeau peut bien avoir raison ? Personne ?