Autorité du journal

 Autorité du journal

Création d’un ou plusieurs hommes de lettres, le journal littéraire reflète les conceptions littéraires et culturelles de ses principaux rédacteurs. Ceux-ci définissent au préalable les sujets qu’ils souhaitent traiter et bien sûr, le mode de communication privilégié. Or, rédiger un journal littéraire au XVIIIe siècle ne va pas de soi. Les contraintes matérielles, économiques, de transport et de censure font du journal littéraire une entreprise à haut risque. On peut, dès lors, s’interroger sur les motivations de ces rédacteurs dans la mesure où l’enrichissement et la renommée sont des objectifs difficiles à atteindre. Transformer la lecture du périodique littéraire en usage nécessite, nous l’avons évoqué précédemment, un projet explicite et contrôlé par les rédacteurs. Ceux-ci s’efforcent de rendre compte des spécificités de leur journal et incluent les lecteurs dans un même ensemble social. Les rédacteurs développent un système de communication qui implique, selon Patrick Charaudeau : l’existence de deux sujets en relation d’intersubjectivité, l’existence de conventions, de normes et d’accords qui régulent les échanges langagiers, l’existence de savoirs communs qui permettent que s’établisse une intercompréhension, le tout dans une certaine situation de communication .Les périodiques sont fondés sur un ensemble de valeurs permettant d’établir un contrat de communication avec les lecteurs. Ils accueillent, dans les préfaces notamment, divers métadiscours qui signalent la volonté de transparence des rédacteurs vis-à-vis de ces usagers. Ce procédé de communication, loin d’être anodin, vise un but spécifique, justifier la prise de parole des rédacteurs. 196 Patrick Charaudeau, Les Médias et l’information, l’impossible transparence du discours. Des valeurs Les rédacteurs de périodiques littéraires utilisent un ensemble de caractéristiques visant à établir la légitimité, la nécessité et la véracité du périodique. Pour pouvoir mettre en place une communication avec leurs lecteurs sur le long terme, les rédacteurs annoncent, le plus souvent dans des textes liminaires, les principes sur lesquels ils s’appuieront dans la rédaction des numéros. D’emblée ils cherchent à situer leur périodique sous l’autorité d’une figure déjà légitimée, et de ce fait légitimante. Ils ont à cœur de défendre leurs objectifs et de les expliquer, tout en revendiquant avec force une pratique sincère et objective. Les figures d’autorité La pérennité d’un périodique littéraire relève, pour l’essentiel, de son inscription dans une tradition littéraire et morale reconnue. Dans la mesure où l’objet qu’est le journal littéraire n’est pas entré dans les mœurs, et encore moins codifié, les rédacteurs doivent l’associer à un projet plus vaste. Ils s’appuient pour cela sur le discours de figures d’autorité, des personnalités dont ils se réclament pour valoriser leur mission. Le Nouvelliste du Parnasse, par exemple, semble poursuivre l’entreprise de Pierre Bayle, ce qui permet au lecteur de situer le journal dans une tradition critique : Si nous avions besoin de justifier notre conduite, nous ne pourrions, ce semble, mieux faire, que de nous appuyer de l’autorité de M.Bayle. « La République des Lettres (dit ce célèbre Ecrivain [Note de l’auteur : Diction. Crit. Art Catius Rem. D.]) est un Etat entièrement libre : on n’y reconnaît que l’empire de la vérité & de la raison, & sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit…. Chacun y est tout ensemble Souverain & justiciable de chacun. […]Mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un Auteur n’a pas tel & tel degré de lumières. Or comme il peut avec ce défaut de science jouir de tous les droits & de tous les privilèges de la société, sans que la réputation d’honnête homme & de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte, on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’Etat, en faisant connaître les fautes, qui sont dans un livre. Il est vrai qu’on diminue quelquefois la réputation d’habile homme, qu’un Auteur s’était acquise ; mais si on le fait en soutenant le parti de la raison, & pour le seul intérêt de la vérité, & d’une manière honnête, personne n’y doit trouver à redire [Note de l’auteur : Dictionnaire critique et philosophique de Pierre Bayle] » . La convocation de la parole de Bayle participe d’un procédé relativement banal d’appui sur une figure fondatrice et respectée. Elle crée une impression de communication entre Bayle et les rédacteurs, mais également avec les lecteurs et est propice à une justification de l’entreprise de Desfontaines et Granet. La surenchère est immédiate lorsque les rédacteurs invoquent ensuite le père Porée, en mentionnant son ouvrage, publié en 1731, le De criticis oratio : Si cette autorité ne suffit pas, voici fort à propos un ouvrage nouveau qui vient à notre secours : c’est la nouvelle harangue du P.Porée, (De Criticis Oratio) imprimée depuis peu, & dont je vais vous rendre compte. Comme le souligne la première phrase de cette citation, les rédacteurs du Nouvelliste du Parnasse considèrent Bayle comme une autorité en matière de critique, autorité à laquelle ils se soumettent tout en y ajoutant celle du Père Porée. Ces figures revendiquées par les rédacteurs de périodique littéraire participent de la justification du projet et créent une impression de polyphonie mise au service de l’entreprise du rédacteur. Les voix des lecteurs, des rédacteurs, et de ces personnalités sont réunies dans un même ensemble, celui du journal. Cette pratique vise à développer une communication entre chaque partie. Le dialogue est mimé, sans être effectif bien sûr, mais permet au rédacteur d’inscrire son périodique dans un héritage spécifique. La figure d’autorité ainsi convoquée agit comme une caution, un garant des principes auxquels le rédacteur est attaché. La plupart du temps, les rédacteurs font appel à une personnalité connue pour sa critique mais dont on s’accorde pour vanter sa justesse et sa bienveillance. Bayle, par exemple, est réputé pour sa pratique objective de la critique. Les rédacteurs choisissent un modèle susceptible de rassurer les lecteurs sur le contenu du périodique. En invoquant le Père Porée, le Nouvelliste du Parnasse signale sa conception conservatrice et morale de la littérature, en particulier en ce qui concerne le genre romanesque. Fréron, dans la droite ligne de Desfontaines et Granet, assume sa posture de censeur. Il se recommande d’Horace pour distinguer les hommes méchants, c’est-à-dire capables d’une critique maligne et sans fondement : Horace, que l’on accusait aussi de méchanceté, a peint le véritable méchant. Que l’on me permette de rapporter & de m’appliquer ses paroles. Sans être doué de ses talents, on peut se trouver dans la même situation que lui, avoir à combattre les mêmes préjugés..Horace est l’auteur de nombreuses satires dans l’antiquité latine. Il est habile à la critique. Il a d’ailleurs essuyé, comme Fréron, de nombreuses critiques liées à son œuvre. Il est donc facile, pour l’auteur de l’Année littéraire, d’établir un parallèle entre l’auteur latin et luimême. Fréron rappelle le contenu critique de son journal tout en se défendant d’être injuste et noir dans ses propos. La filiation dans laquelle il se situe concerne plus le traitement subi par les autres que son œuvre elle-même. Il ne s’agit pas seulement de défendre son projet mais de signaler les injustices auxquelles il doit faire face comme l’a fait antérieurement le poète latin, fort apprécié au XVIIIe siècle ; ce faisant, il construit un lien explicite entre son journal et les satires d’Horace. Fréron n’est pas le seul à se réclamer d’une figure latine pour donner l’orientation qu’il désire à son journal. Prévost s’appuie sur la figure de Salvien, prêtre du Ve siècle et cite un passage qui concerne également la façon de critiquer : C’est la réflexion de Salvien : « Il est certain, dit cet Auteur, que la plus grande partie des hommes agissent mal, mais ils ne laissent pas de s’accorder tous à louer ce qui est bien ; de sorte que le jugement du Public est toujours en faveur de la Justice & de la Vertu. » Ainsi, prenant de cette pensée ce qui convient à mon sujet, je compte sur l’indulgence des uns, parce qu’ils souhaiteront pour leur propre satisfaction qu’un Projet tel que le mien réussisse ; des autres, parce qu’ils me trouveront louable du moins de l’avoir entrepris200 .

Etre Journaliste : un devoir de neutralité

Aujourd’hui encore, l’impartialité et la neutralité sont des valeurs du métier de journaliste. Or, elles figurent déjà dans les préfaces des rédacteurs des périodiques littéraires. Le développement de la critique a entraîné chez les rédacteurs le besoin pour eux de se défendre de toute préférence. C’est d’ailleurs en jouant sur ce principe qu’est créé et légitimé le journal de Fréron. Il prouve sa pseudo-neutralité en révélant qu’il aurait obtenu de meilleures gratifications, s’il avait pu se résoudre à suivre le même chemin que les autres, quand bien même il ne partageait pas leurs idées : Je sais que je vivrais plus tranquille, si j’avais pu prendre sur moi d’admirer sans restriction les grands auteurs mes contemporains, à l’exemple de quelques adroits Journalistes. M. de Voltaire m’aurait écrit cent lettres de compliment, aussi flatteuses que celles qu’il adresse à tous les reptiles de notre Parnasse ; il aurait annoncé à l’Europe que l’Année littéraire est le premier des Journaux, comme il l’a dit du Journal encyclopédique, parce qu’il y est loué chaque mois à toute outrance. Quelque chose de plus, Monsieur ; vous ne vous en doutez pas ; je serais…..oui je serais au nombre des grands hommes de la Nation, puisqu’il a dépendu de moi de coopérer à ce Dictionnaire merveilleux qui renferme le dépôt de toutes les connaissances humaines. […] Je refusai les offres ; j’ai manqué, comme vous voyez, ma fortune, ma gloire & mon immortalité ; car vous n’ignorez pas que tous ceux qui ont prêté leurs mains à grossir la compilation de cet immense & docte répertoire, sont par-là même de grands hommes. Avec ce mérite d’avance, je n’aurais eu qu’à louer l’Encyclopédie, & Dieu sait quels éloges les Encyclopédistes m’auraient prodigué à leur tour212 . Fréron met en avant son intégrité et révèle au lecteur qu’il aurait aisément pu se faciliter l’existence s’il avait accepté de transiger un peu avec lui-même. Il oppose son honnêteté à celle d’autres journalistes, tels ceux du Journal Encyclopédique. De cette façon, le rédacteur de l’Année littéraire s’attire la sympathie de ses lecteurs et fait valoir sa sincérité. Il importe en effet avant toute chose, pour les rédacteurs, de convaincre leur public de leur bonne foi dans la rédaction des articles. Certes, ils peuvent se tromper sur leurs jugements mais toujours à leur insu. Ils refusent l’idée d’être impliqués dans des affaires de cabales ou de coteries et affichent une réelle indépendance d’esprit comme en témoigne cet exemple du Nouvelliste du Parnasse : Pour ce qui regarde les Auteurs que nous ne flattons point, nous les prions d’être persuadés que nous voudrions sincèrement pouvoir toujours louer leurs ouvrages. Mais en vérité nous ne pourrions quelquefois le faire sans nous rendre un peu ridicules. Rien ne nous fait plus de plaisir que d’avoir à rendre compte & faire l’éloge d’un bon livre. Il faut même qu’un ouvrage soit fort mauvais, si en le censurant nous ne le louons pas un peu. […] Nous jugeons 212 Ibid., p. 7-8. PREMIERE PARTIE – CHAPITRE 3 137 librement ; mais nous tâchons toujours d’assaisonner nos jugements, nous nous interdisons absolument tout ce qui pourrait blesser personnellement qui que ce soit. Nous jugeons, parce que les Auteurs ne publient leurs ouvrages, qu’afin qu’on en juge213 . La position défendue par Desfontaines et Granet rappelle tout naturellement celle de Fréron. Là encore, les rédacteurs argumentent en faveur de leur neutralité afin de rassurer les lecteurs. La liberté dont ils font preuve dans leurs commentaires atteste de leur impartialité. Par ailleurs, ils développent l’idée, que Fréron défend également dans d’autres parties de son œuvre, selon laquelle la critique ne concerne que les œuvres et non les personnes qui les ont écrites. En outre, les rédacteurs justifient leurs prises de position par un argument quelque peu fallacieux mais néanmoins efficace puisque, selon eux, un ouvrage durement critiqué a au moins le mérite d’apparaître dans les pages du périodique, et donc est susceptible d’entraîner la curiosité du lecteur. Ce raisonnement n’est pas sans évoquer les pratiques de certains magazines actuels dont l’objectif est bien de publier des récits scandaleux uniquement pour vendre et provoquer la discussion. Certaines personnalités aujourd’hui se construisent ainsi une réputation sulfureuse à seule fin que l’on parle d’elles. Ces remarques sur la sincérité et l’objectivité de la critique figurent dans tous les périodiques littéraires. Elles sont caractéristiques de ces journaux mais ne sont pas les seuls moyens d’affirmation de l’honnêteté du rédacteur. Cela peut également prendre la forme d’autocorrections de la part du rédacteur comme le montre cette citation de Prévost : La liberté que je prends quelquefois de relever les erreurs d’autrui, doit me rendre beaucoup plus sévère pour les miennes. On m’en a fait remarquer deux dans une de mes feuilles, que je me reproche d’autant plus, que j’aurais pu facilement les éviter214 . L’auteur du Pour et Contre convient qu’il a tendance à signaler certains manquements dans son journal et qu’il doit d’autant plus corriger ses propres erreurs. Cette précision atteste de l’honnêteté de Prévost. D’ailleurs, il emploie les deux pages suivantes à modifier et compléter les informations qu’il avait précédemment publiées. Si Prévost témoigne de cette façon d’un souci de transparence et de vérité, il se corrige sur des faits de détail. En effet, il se reproche d’avoir réduit le talent d’un auteur, M. Barton Booth, au seul comique, et d’avoir confondu deux auteurs du même nom auquel il aurait attribué à l’un l’ouvrage de l’autre. Ces erreurs sont de faible importance, aussi les reconnaître n’invalide pas le contenu général du périodique mais augmente la crédibilité du rédacteur. C’est là-dessus que se joue 213 Desfontaines et Granet, Nouvelliste du Parnasse, 1731, t. 2, l. 17, p. 4-5. 214 Prévost, Pour et Contre, 1733, t. 1, n° 8, p. 188-189. AUTORITE DU JOURNAL 138 la validité et la pérennité du périodique. Il faut alors que le rédacteur mette en avant sa conception de l’honnêteté et de l’impartialité, conception qui doit paraître plus juste que celle de ses concurrents, dans la mesure où chacun prétend aux mêmes qualités. Le Journal des Dames, parce qu’il dénonce les pratiques d’autres rédacteurs, apparaît fondé sur une réelle honnêteté et non sur une sincérité feinte : Quand aux jugements que j’ai eus à porter sur les Livres nouveaux, je me suis assurée de la vérité, & je l’ai dite d’un ton ferme ; je n’ai point trahi le bon gout ; j’ai évité la manie dangereuse d’attaquer de grands Auteurs, pour me faire remarquer, & j’ai dédaigné l’adresse méprisable d’en vanter de petits pour me faire des prôneurs215 . Le rédacteur rappelle d’abord son attachement à la vérité avant de critiquer implicitement ses concurrents. Alors que chez Fréron, le fait « d’attaquer de grands Auteurs » était synonyme de neutralité, dans le Journal des Dames, cela devient une mesure calculée pour faire croire à la sincérité, et offrir une plus grande publicité au périodique. De la même façon, les rédacteurs du Journal des Dames se refusent à caresser les petits auteurs uniquement pour qu’ils louent à leur tour le journal. Ici, on n’explique pas sous quelle forme doit se présenter la vérité mais sous quelle forme elle ne se présente pas. Cette définition par la négation permet la critique des autres journaux littéraires et laisse la voie plus grande au Journal des Dames. La réussite du projet des rédacteurs est soumise à la véracité des informations divulguées et à l’objectivité de leur critique. Ces critères participent de l’entreprise de persuasion du lecteur, en le confortant dans son choix de lecture, mais également pour protéger les rédacteurs qui n’ignorent pas les dangers d’une critique partiale. Ces-derniers multiplient les protestations d’intégrité et témoignent des principes qui guident leur plume, comme le rappellent Fuzelier et La Bruère dans l’Avertissement du Mercure de France : On prie instamment les Auteurs, qui enverront des Ouvrages où il entre de la dispute d’érudition, de les dépouiller de toute causticité insultante. On ne veut pas être complices de l’aigreur & de la malignité des Dissertateurs passionnés, on ne saurait trop leur redire que des injures ne sont pas des preuves, & que l’infidélité des citations tronquées ne jette les Lecteurs que dans des erreurs passagères que dissipe la Réponse la plus simple. […]La justesse des raisonnements doit régner seule dans les Ouvrages faits pour éclaircir des discussions Littéraires. Heureux l’Ecrivain, qui ne sépare jamais les Muses & les Graces ! Quant au Mercure, il se propose d’observer une exacte neutralité. Il ne s’ingéniera point d’être auxiliaire pour l’un des deux partis. L’impartialité doit être le premier attribut de son caractère. S’il penche quelquefois, ce ne sera qu’avec le Public, seul appréciateur des réputations216 . 

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