Augmenter l’Odyssée du corpus au livre
L’Odyssée apparaît comme une matière exemplaire pour expérimenter le livre augmenté à travers les problématiques de la remédiatisation et de l’éditorialisation. L’œuvre, issue d’une longue tradition orale, a vraisemblablement été composée au VIIIe siècle avant notre ère et fixée par écrit quelque deux siècles plus tard (Carlier, 1999). Première œuvre de la littérature occidentale (avec l’Iliade), l’Odyssée est aussi une œuvre interculturelle qui, à travers le voyage d’Ulysse, fait le lien entre les rives de la Méditerranée. Géographie mythique des Anciens, elle s’ancre dans un contexte historique dont elle s’affranchit par le principe même de l’épopée, transfiguration poétique de l’espace et du temps. La matière de l’œuvre provient du fond des âges. Elle témoigne de « siècles obscurs » (Finley, 1954) autant que d’une renaissance, celle de la civilisation grecque au VIIIe siècle avant notre ère, alors revivifiée par l’écriture et l’essor du commerce. De l’oral à l’écrit, l’œuvre, remédiatisée au cours des siècles, transcende ses différents supports pour s’offrir au lecteur, revisitée, régénérée dans de nouvelles formes. Aujourd’hui encore, elle imprègne notre imaginaire et touche un large public. L’Odyssée, monde fabuleux de dieux, de héros et de monstres, est aussi celui de lieux bien réels, d’objets archéologiques et d’œuvres artistiques. Première « œuvre hypertextuelle » et archétype de l’« œuvre ouverte » Pour Gérard Genette, l’Odyssée est « une œuvre hypertextuelle, et, symbolique, la première en date que nous puissions pleinement recevoir et apprécier comme telle. » (Genette, 1982 : 246). Il entendait ainsi la profondeur intertextuelle d’une œuvre qui, multipliant récits et narrateurs, comprend ses propres réécritures et s’affirme comme un modèle d’écriture hypertextuelle, « qui fait un peu plus qu’autoriser les reprises ironiques, soupçonneuses, volontairement vertigineuses d’un Giraudoux, d’un Joyce, d’un Giono, d’un John Barth. » (Ibid.) Chaque scène, chaque épisode donne lieu à des commentaires et des réécritures : pas moins de 96 références identifiées pour la seule escale d’Ulysse chez Circé (Escola et Rabau, 2015). L’Odyssée offre ainsi l’exemple d’un livre-réseau, un « livre discuté, commenté, repris ; le livre générateur d’autres livres » :
« De l’Odyssée d’Homère à l’Ulysse de Joyce, en passant par les poèmes dits « homériques », l’Énéide de Virgile et la Franciade de Ronsard ou les Élégies de Properce, nous avons sous les yeux un exemple canonique de la manière dont la littérature fonctionne : par reprises et gloses incessantes, commentaires et interprétations, adaptations à des contextes culturels variés qui témoignent de son infinie fécondité. » (Mounier, 2010). À travers ses lectures allégoriques, l’Odyssée s’affirme comme emblématique d’une « œuvre ouverte » au sens d’Umberto Eco (1962). Elle apparaît doublement ouverte puisque son texte ne pas connaît pas de forme achevée par un auteur : pas d’œuvre originale mais, au contraire, de multiples variations et variantes. L’Odyssée est l’exemple même d’un texte ouvert, constitué de variantes et lui-même variable, dont la lettre ouvre des espaces, des textes possibles : Par ses analepses et ses élipses, le récit contient des scénarios possibles dont les Modernes comme les Anciens se sont emparés. Ainsi l’œuvre est-elle ouverte d’un côté par ses lectures et ses interprétations, de l’autre côté par ses réécritures et ses scénarios virtuels. Pour Eco, c’est un « hypertexte » de l’Odyssée qui reste « l’œuvre la plus ouverte dont il nous soit permis de parler » : Ulysse de James Joyce (1920).
très nombreux vases grecs illustrent des scènes de l’Odyssée. Fresques et tableaux de l’Antiquité ont hélas disparu. Restent les vases et les sculptures, ainsi que les nombreuses copies romaines. Les peintres modernes ont également été inspirés par l’Odyssée, et ce dès la Renaissance, s’attachant tout particulièrement aux figures féminines, dont ils amplifient la polysémie. L’Odyssée est un texte inépuisable. Au Moyen Âge, la lecture allégorique permettait d’y trouver un sens chrétien. Contestant que l’on puisse prêter à Homère quelque intention chrétienne, Rabelais invitait son lecteur à chercher la « substantifique mœlle », c’est-à-dire l’esprit du texte derrière sa littéralité. Montaigne, quant à lui, invoquait la présence d’un « suffisant lecteur », dont chacune des interprétations enrichirait le texte initial (Entanaclaz, 2003). L’Odyssée nous apparaît ainsi comme la somme de ses lectures et relectures : qu’elles soient poétiques, linguistiques, artistiques, allégoriques, géographiques, historiques ou anthropologiques, celles-ci constituent pour nous comme des couches ou des plateaux : ce sont les épaisseurs du sens de l’œuvre. Tradition, lectures, interprétations, réécritures : d’emblée, il nous a paru pertinent, en termes de médiation, de lier l’antique au contemporain, en s’engageant sur deux voies : Cette double approche constitue notre vision de l’œuvre ouverte : l’œuvre est ouverte à la relecture et à l’interprétation par l’invention de formes esthétiques qui impliquent une participation active du lecteur, de l’interprète ou du public. Appréhender ainsi l’Odyssée renoue avec la tradition des lectures allégoriques d’Homère dans une perspective pragmatique et expérimentale.