Au fil de la plume d’une épistolière sous la Révolution française
GENÈSE D’UNE CORRESPONDANCE FAMILIALE (1775-1792)
La correspondance de Rosalie Jullien, dans l’état où nous la connaissons, naît et s’installe pour près de trente-cinq années d’échanges épistolaires soutenus, à l’heure où le petit peuple en appelle au droit de subsistance, autrement dit au droit à la vie. Alors qu’en 1775, le peuple réclame, par des émeutes ayant lieu dans le bassin parisien et appelées « guerre des farines », la baisse du prix du pain à un prix plus acceptable, ainsi que la punition de ceux qui se sont rendus coupables d’accaparement dans un but purement spéculatif, Rosalie et Marc-Antoine Jullien vivent paisiblement sur leur propriété dite des Délices à Pizançon, proche de Bourg-de-Péage, dans ce qui devient bientôt le département de la Drôme, en Dauphiné29. Appartenant à la bourgeoisie foncière, ils ne sont sans doute que peu affectés par les conséquences économiques et sociales de la réforme turgotienne, économiquement du moins30. Car, en dépit de leur classe et des privilèges inhérents à leur statut, les Jullien développent très tôt une grande sensibilité à l’égard des malheurs du peuple, celui qui est oublié voire méprisé par les mieux lotis de la société d’ordres qui régit la société française à cette époque. Une bienveillance qui ne fait que s’accroître durant les années pré-révolutionnaires et dont la Révolution française est l’apogée, cette sympathie pour le peuple étant le moteur du fervent engagement des hommes de la famille Jullien en politique, notamment de Marc-Antoine Jullien fils dont les idées sociales s’apparentent un temps aux idéaux babouvistes, de même que l’engagement de Rosalie qui s’exprime principalement à travers ses lettres. Ces insurrections en chaîne, qualifiées par les autorités de troubles émotifs de part leur caractère éruptif, caractérisent les décennies précédant la Révolution française et répondent à des émotions populaires fortes, entre crainte et colère, dont l’aboutissement en 1789, est à la fois une surprise et une promesse de changements31. Entre raison et émotion, les événements révolutionnaires touchent autant la politique que l’économie, les questions 29Steven L. Kaplan, Le Pain, le peuple et le roi : la bataille du libéralisme sous Louis XV, Librairie Académique Perrin, Paris, 1986. 30Guy Lemarchand, « La France au XVIIIe siècle : élites ou noblesse et bourgeoisie ? », In : Cahier des Annales de Normandie n°30, 2000. Féodalisme, société et Révolution Française : études d’histoire moderne, XVIe-XVIIIe siècles, pp.107-123. 31Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Gallimard, 2008. 18 sociales, religieuses et d’instruction publique. De même, les bouleversements engendrés ne se cantonnent pas à la sphère publique et investissent largement la sphère privée, faisant du cadre familial l’un des berceaux de la République qui naît en 1792. Affaires d’État et affaires de cœur peuvent alors se rencontrer, s’interpénétrer, se confondre au sein de la correspondance de Rosalie Jullien, reflet de la vie d’une famille profondément acquise aux idées de la Révolution
La genèse d’une correspondance familiale
Une première lettre est un tâtonnement. Le lien entre l’émetteur et son destinataire n’est pas encore créé et il aura à se tisser lentement, au fil des échanges, surtout s’il s’agit d’une correspondance régulière destinée à durer. L’écrit prend alors le relais de la parole et la correspondance du dialogue. Ainsi, il est nécessaire d’apprendre à composer avec les contraintes du genre, en acquérir les codes tout en en inventant de nouveaux qui nous soient propres et qui nourrissent le lien qu’il nous faut recréer pour pallier la distance, témoin incontestable de l’absence de l’autre, et ainsi réapprendre à communiquer. I- Portrait de famille : les Jullien A- Une famille bourgeoise de Romans 1- Le couple Jullien : Marc-Antoine père et Rosalie Rosalie Jullien, née Ducrollay, voit le jour le 9 septembre 1745 au sein d’une famille de négociants de Pontoise32. Son père, Philippe Ducrollay, est marchand-mercier, et sa sœur Charlotte, épouse un lieutenant du roi, un gardien de la Bastille, Pierre-François de Rivière du Puget33 . On ne sait rien de l’éducation qu’elle a reçue. On sait seulement qu’elle possède une culture livresque étendue dont témoigne son goût pour la lecture, ainsi qu’une connaissance de l’anglais, de l’italien et du latin dont elle ponctue ses lettres34. Il est possible qu’elle ait suivi un enseignement à domicile, à l’image de beaucoup de jeunes filles appartenant à la bourgeoisie. Toutefois, A. Duprat émet également l’hypothèse d’une éducation suivie auprès des Ursulines de Pontoise, bien que les archives manquent pour s’en assurer35 . Malgré tout, Rosalie se révèle très cultivée, preuve d’études longues, expliquant peut-être un mariage tardif. Quand Marc-Antoine Jullien (1744-1821) épouse Rosalie Ducrollay en 1777, d’après la date indiquée sur le certificat de mariage mis au jour par Pierre de Vargas, il s’agit d’une seconde noce36. En effet, après la mort de sa première femme, Louise Métayer, en janvier 1774, des suites d’un accouchement difficile qui voit mourir son premier enfant, MarcAntoine se lie à Rosalie presque clandestinement. Le nom de Philippe Ducrollay apparaît en outre sur les actes de décès de sa première épouse et de son enfant mort-né, preuve que Jullien et Ducrollay se connaissent déjà en 177437 . Âgés d’une trentaine d’années, Rosalie et Marc-Antoine vivent pendant près de deux années en concubinage, tandis que leur premier enfant, Marc-Antoine fils, naît hors mariage le 10 mars 1775 et reste près de vingt-et-un mois non baptisé38. A. Duprat nous apprend en outre que la célébration de leur union à Paris est officialisée en même temps qu’est révélée l’existence de leur premier enfant, dans une lettre du 24 janvier 1777 à Virginie Jullien, sa belle-sœur, alors que Rosalie lui annonce sa deuxième grossesse : « Je me dispose à être nourrice » ; avant d’ajouter, à propos de son récent mariage : « Encore un mot de ma félicité : mon mariage est presqu’aussi public ici [Paris] qu’à Romans. Nous sommes dans la résolution de le déclarer sans que cela change en rien nos projets et notre manière d’être : je n’en quitterai pas davantage ma retraite, et me garderai bien d’exposer aux vents orageux du monde un bonheur qui est à l’abri de leurs coups » 39 . De leur union naît, comme l’a annoncé Rosalie, un second enfant, Bernard Jullien. Il décède cependant à seize mois à la suite de convulsions, en laissant à sa mère un souvenir indélébile. Enfin, un troisième enfant, Auguste-Étienne, voit le jour en septembre 1779 et grandit aux côtés de son aîné jusqu’au départ d’une partie de la famille pour la capitale en 1785.
Une famille romanaise
De 1777 à 1785, les Jullien vivent sur leur propriété que Rosalie nomme les Délices, à Pizançon, aux portes de Bourg-de-Péage40. La famille, qui fait partie des propriétaires fonciers du Dauphiné vivant de la location et de l’exploitation de leurs biens, parfois du crédit et de l’usure, possède par ailleurs cinq fermes ainsi qu’une maison à Mantes qui leur vient du côté de Rosalie41. Leur fortune, quant à elle, comprend 70.000 livres placées au Trésor et chez un notaire, des revenus s’élevant à 5.000 livres environ, auxquels s’ajoutent des « avantages en nature », tels que le logement, le bois de chauffage, les légumes et fruits, la volaille, la domesticité bon marché, etc42 . Jullien père, uniquement occupé à la perception des fermages, se consacre à l’écriture, notamment de poésies, à la lecture, passe-temps qu’il partage avec sa femme, et au développement d’un commerce épistolaire avec des figures politiques et littéraires rencontrées à Paris au salon d’Enville, tels que Condorcet, Turgot ou Mably43 . La famille appartient à la bourgeoisie drômoise de l’époque pré-révolutionnaire. À cette époque, Romans est une ville commerçante, « la métropole du commerce du Dauphiné », qui atteint les 108 234 habitants en 179044. Elle fait partie de l’une des dix villes dauphinoises reconnues par l’Intendance royale45. Souvent comparée à Grenoble ou à Valence, elle se distingue par son industrie puisque, traditionnellement, elle accueille une forte concentration de drapiers, tandis qu’au XVIIIe siècle, elle connaît l’essor d’autres activités propres à se substituer à la draperie en déclin, notamment dans les secteurs du cuir, de la tannerie, de la fabrication des gants, de la toile, du moulinage de la soie, de la fabrication des petites étoffes et de la bonneterie46. Elle profite en outre de la navigabilité de l’Isère47.
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