Au cœur de Usenet : genèse et développements d’un réseau alternatif

Préhistoire de Usenet : sortir d’Arpanet ? Ou « la nécessité (de communiquer) est mère de l’invention »

Usenet est généralement considéré comme l’ancêtre des forums, bien que les forums du Web soient sensiblement différents sur les plans techniques et formels ; Usenet s’apparente davantage à un réseau hiérarchisé de listes de discussions thématiques. À l’origine, le réseau Usenet est, aux côtés de Telenet, Bitnet ou encore CSNet, un réseau indépendant d’Arpanet, un de ces réseaux alternatifs développés dans l’ombre du géant. Il répond aux désirs des populations croissantes d’amateurs d’informatiques de développer des espaces communicationnels autonomes et décentralisés.
Tout d’abord, on verra comment ce désir se formule dans le transfert de compétences des opérateurs et ingénieurs des ordinateurs en réseau à une première génération d’utilisateurs qui, s’ils possèdent une expertise en informatique, ne sont pas investis de l’autorité des administrateurs. Émerge l’idée que la communication de réseau peut trouver une valeur dans le développement d’échanges interpersonnels, et non plus seulement professionnels. Ensuite, les réseaux alternatifs relaient cette idée en utilisant les outils de la communication interpersonnelle pour des usages de loisir, ouvrant le champ du réseau à une seconde génération d’utilisateurs, des amateurs d’informatique travaillant généralement dans l’industrie privée, mais aussi des passionnés d’informatique autodidactes. Cette ouverture du réseau pose ainsi les premières pierres d’un folklore Internet.

Bavarder en réseau : l’apparition semi-clandestine de la messagerie électronique

Le « réseau intergalactique » imaginé par J. C. R. Licklider et Robert Taylor exprime l’idée utopique d’une communauté scientifique qui échange du savoir en ligne par la transmission de ressources informatiques, mais aussi par le biais de conversations en temps réel ou différé (Serres, 2002). « Dans quelques années », prophétisent Licklider et Taylor en 1968 dans leur texte « The Computer as Communication Device », « les hommes pourront communiquer plus efficacement à travers une machine que face-à-face » (cité dans Serres, 2002 : 6). Cependant, l’idéal de communication interpersonnelle et collective via réseau est d’abord ancré dans le contexte d’une vision « efficace » et donc instrumentale de la communication et indexée à la gestion du travail en groupe dans les organisations. Les premiers logiciels dits « sociaux »5 s’inscrivent dans l’histoire des développements des logiciels de travail collaboratif, le groupware6, lui-même issu du workware.7 Malgré leur orientation professionnelle, ces méthodes de travail informatisé rendent possibles les premières pratiques sociales du logiciel.8 Danah Boyd commente cette transition en évoquant un nouveau type de travail en groupe via média informatisé, le Computer-Supported Collaborative Work (CSCW) : « Alors que l’expression CSCW contient le mot ‘travail’, elle bénéficie d’une forte tendance à intégrer d’autres aspects de la vie sociale. »9
Très rapidement, la conversation trouve sa place sur le réseau. Depuis le début des années 1960, des étudiants et ingénieurs en informatique bricolent des programmes d’échange de messages sur le système CTTS (Compatible Time-Sharing System) du mini-ordinateur à temps partagé au MIT, qui se compose d’une unité centrale et d’une série de terminaux connectés à cette unité. La possibilité de se connecter à partir de terminaux à un ordinateur central encourage les utilisateurs à créer de nouvelles façons de communiquer en réseau (local, ici). La première forme de télémessage repose sur une astuce : créer un fichier et lui donner le nom de l’utilisateur avec lequel on veut communiquer puis placer ce fichier dans un répertoire public. À la prochaine connexion du collègue visé, celui-ci pourra récupérer le fichier personnalisé. Cette astuce est rapportée par Tom Van Vleck, l’un des programmeurs du premier système de messagerie locale en 1965 construit à partir d’une commande spécifique au CTTS10 jusque là réservée aux opérateurs du système. L’astuce de Van Vleck ouvre la voie à la conception logicielle orienté utilisateur : celui-ci défend l’idée que cette commande doit pouvoir être utilisée par n’importe quel utilisateur du système (et pas seulement l’administrateur). Il travaille à créer un programme ayant sa propre interface pour manipuler les données et commander l’envoi des messages et que l’on peut utiliser à partir d’un compte individuel.
Les premières boîtes aux lettres privées apparaissent sur les CTTS et servent aussi bien à la communication de travail qu’à la communication interpersonnelle. L’implication de Van Vleck est caractéristique d’un certain climat régnant dans les laboratoires de recherche et développement informatiques de l’époque. Il décide de travailler sur une proposition faite par le groupe de programmation du MIT à propos du développement de la commande « CTTS MAIL » qui avait été laissée en suspens, considérée comme une tâche secondaire qui aurait interféré avec les travaux les plus urgents (« Personne n’était disponible pour l’écrire »).11 De fait, le programme MAIL, même s’il est utilisé après que Van Vleck l’a développé, va être considéré par la direction comme un gaspillage des ressources informatiques : « cette compétence n’a pas été mise en valeur par la direction qui considérait cet équipement comme un usage frivole des ressources informatiques, alors limitées. »12 La communication interpersonnelle est assimilée à un bavardage qui risquerait de détourner les ingénieurs des tâches plus importantes et plus nobles de la computation en réseau, en plus d’utiliser le coût et le temps de ressources précieuses. L’humain n’est pas au cœur de la recherche informatique : dans les travaux sur l’optimisation des processus de travail et de connaissance, la donnée humaine passe pour triviale.
C’est dans ce contexte que Ray Tomlinson s’attèle à la programmation d’un système permettant de connecter des utilisateurs sur des machines à distance qui restera dans l’histoire de l’information comme la première messagerie électronique de l’Internet. Au sein de la BBN,13 Tomlison avait développé en 1971 un programme similaire à MAIL, une messagerie locale nommée SNDMSG (pour SeND MeSsaGe). Comme pour MAIL précédemment, ce programme fut considéré comme au pire une distraction, au mieux une pause que pouvaient s’accorder les informaticiens dans leur temps de travail : « un pigeonnier, un babillard pour les chercheurs qui se partagent l’utilisation d’une même machine ».14 Tomlinson a l’idée de coupler les fonctionnalités de SNDMSG avec celles de CPYNET, un logiciel de transfert de fichiers en FTP via le réseau, afin de pouvoir envoyer des messages à distance.
En 1972, la messagerie électronique, utilisée grâce à des adresses formalisées par le maintenant célèbre signe « @ », est née mais dans une semi-clandestinité : Tomlinson cherche à ne pas ébruiter son invention, car elle ne rentre pas dans les programmes de recherches officiels de l’Arpanet. L’invention de Tomlinson va pourtant porter ses fruits lorsque Lawrence Roberts, l’un des directeurs de l’ARPA, adopte l’application pour ses propres communications officielles et propage ainsi l’usage de SNDMSG. Il est rapporté que dès 1973, le courrier représente 75% du trafic sur Arpanet. Dans les années suivantes, le logiciel est développé pour ajouter aux fonctions d’envoi et de réception des messages celles d’organisation en liste, de sélection, d’archivage, mais aussi de réponse directe et de transfert. La même année, une RFC15 reconnaît son utilité et l’intègre à ses objectifs de travail, officialisant ainsi la messagerie électronique en réseau comme une des applications clefs d’Internet naissant.
La messagerie électronique réseau est l’une de ces « bonnes idées », selon les mots mêmes de Tomlinson, qui émerge alors qu’aucune directive officielle n’a été donnée et qui est adoptée au gré d’un « accident de parcours » (l’utilisation clandestine puis l’usage officiel du logiciel par un dirigeant). « L’Arpanet était une solution qui cherchaient des problèmes »16 : la ressource réseau cherche ses applications humaines. En effet, les recherches sur l’interaction homme-machine donne un sens à la communauté scientifique dans la mesure où elle commence à envisager que le réseau ne lie pas seulement des machines mais aussi des hommes, comme le résume Barry Wellman : l’expansion de l’email a été telle que « pour beaucoup, utiliser un ordinateur est devenu synonyme à être connecté sur Internet. L’interaction homme-machine a été socialisée. »17

Apparition d’un loisir de réseau : l’articulation de compétences et d’un folklore informatique

L’année 1975 voit l’apparition d’un logiciel intégré de gestion du courrier électronique (MSG, créé par John Vittal) ainsi que la création de la première liste d’échange modérée (« MsgGroup »), et de la première liste de diffusion non technique, « SF-Lovers » (« Les amateurs de science-fiction »). Avec l’utilisation systématique des fonctions répondre » et « transférer », mais aussi l’ajout de champs permettant d’identifier plus précisément expéditeur, destinataire, date et sujet du courrier ainsi que des champs de destinataires multiples (BCC et CC), l’email devient un logiciel conversationnel et non plus une collection de messages sans relation. La programmation de LAUREL par XEROX PARC pour sa suite d’applications dans l’ALTO System, un environnement à interface graphique (à fenêtrage et incorporant le copier-coller) achève de faire de la messagerie une application orientée utilisateur. L’application de courrier électronique est ainsi utilisable non plus seulement par des experts, mais aussi par des novices de l’informatique.
A la fin des années 1970, une série d’applications permettent d’utiliser Arpanet, mais aussi les réseaux alternatifs, pour des communications interpersonnelles. Les listes de diffusion et leur version automatisée (les Listserv), ainsi que les FTP spécialisés autour de groupes d’intérêts, sont d’usage courant.18 La possibilité de se regrouper pour échanger conversations et documents sur des sujets communs favorise l’apparition d’un esprit hobbyiste » lié à l’usage du médium en réseau : quel que soit l’objet sur lequel l’amateur porte sa passion, il va passer du temps sur Internet pour assouvir cette passion à un point tel que le temps passé sur Internet devient une part non négligeable de son loisir. La culture de réseau naît ainsi dans la conscience qu’Internet devient un passe-temps ; et quitte à y passer du temps, autant s’engager et s‘amuser avec ses outils.
Grâce à des applications telles que les FTP anonymes, qui comme leur nom l’indique ne nécessitent pas l’identification des utilisateurs se connectant aux serveurs pour récupérer des documents, et donc attirent un nombre d’usagers inédit jusqu’alors, se développe un usage de loisir sur le réseau – qui est cependant contraint par les cadres du travail. C’est à travers les recommandations des administrateurs, qui conseillent par exemple de se connecter en dehors des heures du bureau pour ne pas abuser de la puissance des processeurs (sur des serveurs encore le plus souvent hébergés dans des universités ou des entreprises) qu’émergent les premières formulations de ce que l’on appellera plus tard la « nétiquette ». Il existe déjà un imaginaire de l’informaticien nocturne, les étudiants les plus passionnés restant tard la nuit dans les laboratoires pour expérimenter sur des machines dont le volume matériel et le coût font qu’elles sont réservées aux universités. S’y ajoute l’imaginaire de l’Internaute connecté tard pour ne pas interférer avec le travail professionnel opéré pendant la journée.

Le BBS : l’application pionnière du loisir de réseau

Usenet est précédé de peu par le système du Bulletin Board System (BBS), un exemple de la manière dont les applications de réseau transitent d’une conception professionnelle de l’informatique en ligne à son usage ludique.
En 1978, Ward Christensen, son inventeur, réfléchit au moyen de faire profiter son club d’informatique des ressources du réseau encore inaccessibles à beaucoup hors des nœuds officiels de l’Arpanet (institutions gouvernementales, universitaires et grandes entreprises informatiques). Il s’inspire d’un outil de travail collaboratif analogique, le tableau de bord en liège (Bulletin Board) où sont apposés des messages dédiés au groupe. Il crée le Computerized Bulletin Board System (CBBS), une plateforme collaborative logicielle hébergée sur un serveur personnel et permettant à des utilisateurs à distance de se connecter au système via un programme de terminal et une connexion téléphonique la fin des années 1970 et aux débuts des années 1980, la prolifération des BBS profite largement de la mise sur le marché des premières machines de micro-informatique, dits ordinateurs personnels – de l’Altaïr aux premiers Apple, bientôt suivis des Macintosh, les Amiga et les Commodore pour ne citer que les plus connus (cf. 1.1.3.2.B). Les micro-ordinateurs intègrent des modems miniaturisés qui permettent d’utiliser le réseau téléphonique pour échanger des données. Armé d’un ordinateur personnel transformé en serveur, on peut créer relativement facilement un nouveau BBS ou se connecter à un BBS existant en utilisant sa machine comme client. Muni d’une telle machine, d’un téléphone et d’un logiciel de télécommunication permettant de composer le numéro du BBS et ainsi faire dialoguer modem, ligne téléphonique, et, au-delà, le serveur que l’on cherche à atteindre, un amateur d’informatique peut se connecter à un BBS, voire en héberger un. Si les réseaux des BBS n’utilisent pas l’infrastructure du réseau Internet (l’Arpanet et ses sous-réseaux utilisant des câbles dédiés spécifiquement à la transmission de données), ils participent cependant à l’émergence d’une culture de réseau fondée sur l’usage personnel de la connexion des machines informatiques. Ils sont un des premiers lieux de « mise en ligne » du folklore informatique, qui s’exportera ensuite sur Internet. Si on les considère comme la première expression des communautés virtuelles (Rheingold, 1993), c’est parce qu’ils sont des territoires où l’on passe du temps, une nouvelle modalité de la présence des utilisateurs en ligne.
Les BBS offrent la possibilité de mettre en ligne et télécharger des données, fichiers et logiciels, échanger des messages électroniques, publier des messages collectifs, mais aussi jouer avec d’autres utilisateurs à des jeux de type RPG (Role-Playing Game). Ils sont gérés localement par un administrateur qui est aussi l’hébergeur du BBS. Les BBS participent largement à la diffusion de la culture du « Computer Underground », composite de passionnés d’informatique, et particulièrement de hackers et de pirates de logiciels de tout âge qui se multiplient hors des laboratoires universitaires grâce au marché de consommation des ordinateurs personnels et des consoles de jeux vidéos. Une des motivations non négligeables de l’invention des BBS réside en effet dans la volonté de faire passer des logiciels et jeux vidéos « de mains en mains » pour contourner les limitations de l’industrie informatique. De l’industrie des micro-ordinateurs, tout d’abord, dont les environnements sont souvent incompatibles ; échanger un logiciel sur le réseau permet de dépasser cette incompatibilité de matériel. De l’industrie des supports de données, ensuite, à savoir les disquettes, dont le volume réduit empêche le transfert de fichiers de taille importante. De la hack au « crack » de logiciels, du bricolage au piratage informatique, les BBS sont l’un des fers de lance de la formation de sous-cultures animées par le désir d’expérimenter sur les machines électroniques dans la sphère du loisir – et qui vont créer des économies parallèles du logiciel. Connectés par les réseaux de téléphones, les BBS sont quelques peu limités dans leur extension : on se connecte essentiellement à un BBS de sa ville ou de sa région, privilégiant les communications locales aux communications longue distance, bien plus coûteuses.19 Ils provoquent ainsi l’apparition de communautés de réseau sur le plan local. Ils sont comparables à des formes de fanzines électroniques, couramment appelés zines, terme d’argot américain désignant des magazines de passionnés dont la rédaction et la publication est autogérée et favorisant l’échange culturel autour de thèmes communs. Sur les BBS, les sous-cultures de fans sont dans cet esprit dédiées aux sujets relatifs à l’informatique et aux jeux vidéos.

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