Aspects psychopathologiques des sujets sous méthadone
GENERALITES SUR LES ADDICTIONS
Concept d’addiction
Modèle de Stanton Peele
La consommation de drogue et les activités addictives en général ne sont pas seulement sous la dépendance de facteurs internes pré-disposants (comme l’excès de souffrance psychique), mais l’engagement dans l’activité addictive dépend aussi des conditions dans lesquelles un individu est confronté à un dramatique manque de variété dans ses possibilités d’addictions de la vie quotidienne. Certaines conditions conduisent ou facilitent les conduites addictives : – les lieux où la drogue est présente et facile d’accès, en grande quantité et sous forme de substances très riches en molécules psychoactives ; – l’impossibilité ou de fortes entraves pour accéder à d’autres activités alternatives plus naturelles, comme des relations sociales équilibrées, une vie affective et sexuelle, des activités de travail, de loisir et de développement personnel ; – la faiblesse économique qui réduit la mobilité et favorise l’isolement social. Tout ceci représente un ensemble de facteurs favorisant les activités addictives et augmentant la vulnérabilité à poursuivre ou rechuter dans de telles activités. Stanton Peele remet en question l’idée conventionnelle de l’addiction comme substance ou activité pouvant produire une compulsion débordant les capacités de contrôle du sujet. L’addiction est mieux comprise comme un ajustement de l’individu à son environnement. Toute substance psychoactive possède une valeur addictive « son addictivité » qui dépend du coût adaptatif lié à son usage, ce coût dépendant lui-même de trois groupes de facteurs en interaction. 5 – le premier de ces groupes de facteurs est la souffrance psychique qui induit une pression du besoin de soulagement de cette souffrance et qui renvoie à la structure psychique, la personnalité et les conditions de vie, notamment au plan psychosocial, familial. – le second groupe comprend les facilités addictives de l’environnement, qui peuvent favoriser ou non l’accès aux substances ou activités addictives. – le troisième groupe de facteurs concerne les compétences addictives personnelles, qui renvoient à d’autres caractéristiques de la personnalité et physiologiques, qui font qu’un individu aura tendance à recherche les sensations fortes, à contrôler sa recherche de sensation, à évacuer plus ou moins facilement le stress de la vie, etc. Pour Stanton Peele l’addictivité d’une substance est en lien avec les diverses circonstances de la vie (de types culturels, sociaux, situationnels, ritualistiques, développementaux, de personnalité et cognitifs) qui sont autant d’éléments à rechercher capables de modifier la force relative des trois groupes de facteurs [10]. Modèle d’AVIEL GOODMAN (1990) Goodman présente en termes généraux (sans faire référence à un comportement en particulier) un ensemble de critères diagnostiques du trouble addictif, comme catégorie sur-organisatrice, regroupant l’ensemble des troubles addictifs particuliers [10]. Quatre critères principaux (A, B, C, D) [11] A- impossibilité de résister à l’impulsion de s’engager dans le comportement ; B- tension croissante avant d’initier le comportement ; C- plaisir ou soulagement au moment de l’action ; D- sensation de perte de contrôle pendant le comportement ; 6 E. Présence d’au moins cinq des neuf critères secondaires suivants : *préoccupation fréquente pour le comportement ou l’activité qui prépare à celuici ; * engagement plus intense ou plus long que prévu dans ce comportement ; * efforts répétés pour réduire ou arrêter ; * temps considérable passé à réaliser ce comportement ; * réduction des activités sociales, professionnelles, familiales du fait du comportement ; * l’engagement dans ce comportement empêche de remplir des obligations sociales, familiales, professionnelles ; * poursuite malgré les problèmes sociaux ; * tolérance marquée ; * agitation ou irritabilité s’il est impossible de mettre en œuvre ou de réduire le comportement ; F. Pendant plus d’un mois ou de façon répétée pendant une longue période. Goodman doutait de l’efficacité de ceux qui ne prennent pas en compte à la fois la dépendance et la compulsion. Les deux types de processus, les renforcements négatifs et positifs, devraient être conjugués dans le traitement : d’une part, traiter l’inconfort interne (par la pharmacothérapie, ce qui va dans le sens des traitements de substitution actuels et/ou la psychothérapie) ; d’autre part il proposait d’encourager chez l’individu le développement de moyens plus sains et adaptatifs pour combler les besoins jusque-là satisfaits par l’addiction. Il aborde l’addiction sous l’angle de la gestion hédonique et de la solution addictive : les êtres humains développent des moyens adaptatifs de gestion de leurs émotions et de satisfaction de leurs besoins, mais lorsque certains facteurs interfèrent avec ce processus, l’individu apprend à éviter d’être submergé par les émotions et les besoins insatisfaits, en consommant des substances (aliments, alcool, autres drogues) ou en s’engageant dans quelques activités gratifiantes (sexualité, jeu, vol à l’étalage, etc.). A partir de là, une addiction va correspondre à « une dépendance compulsive à une (apparemment auto-initiée et auto-contrôlée) action destinée à réguler l’état interne». En écho avec les travaux de Peele, Goodman proposait de dépasser cette vision étroite des addictions, comme d’un rapport exclusif entre un individu et un produit, pour s’ouvrir à un 7 modèle plus général. Il suggère trois processus en interaction dans tout traitement efficace : – améliorer la prise de conscience des sentiments internes, des besoins, des conflits interpersonnels et des croyances ; – améliorer la gestion hédonique en « encourageant le développement de moyens plus sains et adaptatifs de gérer les sentiments, satisfaire les besoins et résoudre les conflits internes ; – développer des apprentissages de stratégies comportementales dans le contrôle de l’abstinence
Facteurs psychopathologiques et addiction
Point de vue psychanalytique [12] De façon nécessairement schématique, on peut distinguer des facteurs de vulnérabilité, des facteurs déclenchants et des facteurs d’entretien. A. Facteurs de vulnérabilité C’est avant tout une fragilité narcissique et une dépressivité qui sont évoquées à ce titre par la plupart des auteurs, avec leurs répercussions en termes de constitution de la relation d’objet (mode de relation au monde et aux personnes les plus significatives), et de capacité d’intériorisation. La fragilité des assises narcissiques (capital de confiance et de sécurité personnelle) et la précarité des autoérotismes contribueraient à la constitution d’une relation d’objet narcissique et anaclitique qui ne permet pas que des introjections stables et sécures viennent assurer une différenciation suffisante du Moi et de l’objet. Cette insuffisante délimitation des frontières (qui n’est pourtant pas du registre psychotique, c’està-dire marqué par une relation d’objet de type fusionnel) rendrait toute perspective de séparation potentiellement dangereuse ; dans le même temps, la 8 dépendance étroite à l’objet, l’autre, qui en résulte (à la mesure de l’insécurité interne), serait susceptible de générer des vécus d’empiétement et d’engloutissement vite insupportables. Quant aux déterminants possibles de cette fragilité narcissique, c’est d’abord d’un point de vue psychogénétique les avatars du développement affectif précoce qui sont mis en avant. C’est en effet dans le cadre des interactions les plus précoces avec l’environnement, et tout particulièrement la mère (ou son substitut), dans le cadre de la dyade mèreenfant, que se constituent ces assises et ancrages de sécurité, décisifs pour la suite du développement. Qu’on l’envisage en référence aux théories de l’attachement en parlant d’attachement insécure, évitant ou ambivalent, ou qu’on s’appuie plutôt sur les écrits de D. W. Winnicott, ou encore D. Stern, concernant ces interactions plus ou moins dysfonctionnelles (et en tout cas à distance du très subtil et heureusement le plus souvent spontané accordage affectif souhaitable), il s’agit toujours de pointer une certaine discontinuité et inadaptation des échanges affectifs primaires. Dans certains cas, ce sont de véritables carences quantitatives de l’investissement maternel et parental qui sont retrouvées, notamment chez certains toxicomanes, avec cette succession de placements-rejets-reprises, qu’on constate également chez nombre de sujets psychopathes et qui sont toujours associées à de graves perturbations de la constitution du « sentiment continu d’exister », justement très dépendant, tel que l’a décrit Winnicott, de la continuité de cet investissement (qui se double dans les tous premiers mois de ce qu’il a appelé « préoccupation maternelle primaire », véritable cocon psychique fondateur). La réalité de traumatismes majeurs doit aussi être mentionnée là : situations de maltraitance, abus sexuels, dont on mesure de plus en plus en clinique la fréquence. Dans d’autres cas, il s’agit plutôt de carences qualitatives portant sur la nature de cet investissement, avant tout narcissique, l’enfant étant d’abord un prolongement ou un objet de complétude pour son entourage. On retrouve alors en règle la prévalence de préoccupations opératoires (centrées sur les besoins de l’entourage) au détriment 9 de ce qui, du côté de la « capacité de rêverie maternelle », participe à la transformation des éprouvés corporels en ébauches d’expériences psychiques
Facteurs déclenchants
Dans certains cas, le processus d’adolescence paraît à lui seul avoir valeur de déclencheur. Il faut d’ailleurs remarquer que la majorité des conduites addictives semblent, au vu d’études épidémiologiques bien menées, s’ébaucher dans une période sensible entre 14 et 18 ans, y compris celles qui n’acquerront leur dimension pathologique que beaucoup plus tard. Nombre de conceptions actuelles sur la psychopathologie de l’addiction en font un mode d’achoppement du travail d’adolescence, et en particulier du processus de séparationindividuation dont le deuxième temps se situe à cette période. C’est une manière de souligner à quel point les enjeux développementaux de cette étape du cycle de vie ont un impact comme révélateur de fragilités antérieures jusque-là plus ou moins compensées ou contenues par le statut de l’enfance. L’adolescence conflictualise les liens de dépendance, en particulier aux objets primaires parentaux. Elle oblige l’adolescent à se réapproprier son histoire infantile dans un projet désormais sexué, c’est-à-dire à reconstituer progressivement une image, une représentation de son corps dans toutes ses dimensions (physique, libidinale et symbolique), lui permettant d’assumer ses propres pensées, sentiments, désirs et actions. Seule la représentation assumée de la complémentarité des sexes, associée à de suffisamment solides assises narcissiques, peut lui permettre de donner sens aux bouleversements pubertaires et de colmater les hémorragies narcissiques liées à l’abandon des sentiments de toute puissance et de complétude imaginaire du monde de l’enfance [14]. La meilleure garantie pour que le deuxième temps du processus de séparationindividuation se déroule sans encombre est en effet représentée par ce capital narcissique de base, qui autorise les prises de distance nécessaires avec 10 l’environnement, sans qu’elles comportent de risques majeurs. On comprend bien à partir de là que les adolescents démunis de ce point de vue, et abordant cette période dans une dépendance extrême à leur entourage le plus proche, soient rapidement confrontés à une véritable impasse, écartelés qu’ils sont entre leurs légitimes revendications d’autonomie et leur besoin vital de ceux dont ils cherchent dans le même temps à se séparer ; c’est ce que P. Jeammet a décrit sous le terme d’antagonisme narcissico-objectal, pour désigner le fait que les besoins relationnels viennent menacer l’intégrité du sentiment d’existence et des limites propres (avec une avidité qui a fait parler de « toxicomanie d’objet ») .C’est également ce que l’on évoque souvent en termes de problématique centrale de dépendance, dont les conduites addictives en tant que pathologies du lien peuvent être tout à la fois le reflet ainsi qu’une tentative d’aménagement. Dans d’autres cas, on peut mesurer qu’une rencontre initiatique avec l’objet d’addiction, l’objet-drogue notamment, a été déterminante dans le déclenchement de la conduite. On peut parler d’expérience sensorielle fondatrice au sens où certains auteurs font de cette trace l’essence même du processus addictif. La place du groupe dit des pairs, c’est-à-dire des jeunes avec qui ces pratiques addictives se réalisent initialement, doit également être mentionnée. Elle tient compte du partage des produits, alcool et cannabis notamment, de leurs effets propres en tant que facteurs désinhibiteurs favorisant les échanges, aussi bien que de la fonction du groupe de support d’une identité d’appartenance et de différenciation d’avec le monde des adultes, dont la valeur initiatique se mesure souvent à la dimension de défi qui s’y manifeste. C. Facteurs d’entretien Les conduites addictives ont pour particularité leur forte propension à s’autoentretenir et s’auto-renforcer. Celle-ci, à côté des facteurs biologiques et physiopathologiques qui traduisent l’empreinte que laisse la répétition 11 comportementale, peut également être imputée à un certain nombre de facteurs psychologiques. Parmi ceux-ci, on peut citer en particulier : – l’effet réorganisateur que joue la répétition de la conduite sur un mode de plus en plus invariable et mécanisé, au niveau d’une personnalité en cours de construction à cet âge. La spirale de la mise en acte comme modalité de plus en plus univoque de décharge de la tension interne en est l’illustration la plus évidente. L’appauvrissement progressif de la vie imaginaire et fantasmatique s’y associe, dont on mesure les effets d’auto-entretien réciproques. – le fait que l’addiction puisse servir de prothèse identitaire, d’identité d’emprunt, sur le mode du « je suis toxicomane…, ou anorexique… », pour des jeunes justement en quête identitaire majeure, est un autre facteur d’entretien souvent constaté en clinique. Il faut aussi faire une place aux effets psychiques ou somatopsychiques propres de la répétition de la conduite dans sa dimension de régulation narcissique
Point de vue systémique
L’intérêt d’un abord systémique des problématiques addictives est souligné depuis plus de 30 ans. Reconsidérées dans le cadre de la caisse de résonance familiale, la fragilité narcissique de l’adolescent et sa séparation-individuation avortée peuvent être envisagées du côté de l’interdépendance de ceux qui constituent le système familial. L’approche familiale systémique replace les tentatives apparemment inadaptées du patient addictif dans le contexte qui les éclaire et fait souvent de lui à la fois un garant de l’homéostasie familiale et un thérapeute involontaire de sa famille. Pathologies du deuil et généalogie de la dépendance : Parmi les éléments transgénérationnels se retrouvent les pathologies du deuil. Certaines expériences traumatiques de perte (décès brutal, en particulier par suicide, mais beaucoup d’autres également), non élaborées, participent à 12 l’émergence de pratiques incorporatives addictives chez tel ou tel représentant des générations suivantes. C’est dans ce sens que F. X. Colle a pu parler de « généalogie de la dépendance ». On constate souvent en clinique que les difficultés d’individuation d’un jeune renvoient à la séparation inachevée de ses parents d’avec leurs propres parents. Les notions de télescopage des générations et de parentification des enfants, souvent évoquées à propos des familles de patients addictifs, s’inscrivent dans la même perspective, qui est aussi celle du « court-circuit générationnel » décrit par P. Chaltiel et S. Angel. Éclairant la dimension extrêmement mortifère des interactions dans certaines familles, ce concept postule que la mort du jeune patient addictif serait, d’une certaine façon, préférable à toute individuation et amorce de dissociation de la famille. Autrement dit, ce qui serait évité, à travers ce court-circuit et l’omniprésence de la mort de l’adolescent, correspondrait à la mort et au deuil des grands-parents, ainsi qu’à la nécessité pour le couple parental d’assumer la phase dite du « nid vide » (moment où les enfants quittent le domicile de leurs parents). Mythologies familiales et fonctionnements transgressifs : Certaines mythologies familiales sont particulièrement et fréquemment retrouvées dans ces problématiques, tels les mythes de pardon ou d’expiation qui confèrent une valeur sacrificielle à la conduite addictive (dans l’esprit des écrits de R. Girard). Le mythe de l’harmonie familiale et du couple parental idéal s’accompagne parfois d’un fantasme selon lequel le lien conjugal serait de même nature que les liens du sang, c’est-à-dire indéfectible. La dédifférenciation des barrières générationnelles autorise dans bien des cas des transactions incestuelles, quand il ne s’agit pas de passages à l’acte incestueux
Point de vue comportemental et cognitif
Plutôt que d’envisager les différentes théories comportementales et cognitives impliquées dans les addictions dans l’ordre chronologique de leur 13 conceptualisation, il semble intéressant de les développer en suivant « l’histoire naturelle du trouble », pour rendre compte de l’initiation, puis du maintien d’une conduite de dépendance, enfin de la rechute. A. Initiation de la conduite de dépendance a. Apprentissage social L’apprentissage social (ou vicariant, ou par observation) se veut la synthèse des théories de l’apprentissage développées au cours de la première moitié du 20e siècle (jusqu’aux travaux de Skinner au début des années 1950) et de la psychologie cognitive [18]. Il s’agit d’un apprentissage par les conséquences (observées ou attendues) et par modelage (imitation d’un modèle), mettant en jeu certains processus, comme l’attention, la rétention mnésique, la reproduction motrice et la motivation. Les motivations seront internes et externes. L’apprentissage du comportement sera renforcé par l’anticipation de ses conséquences, plus ou moins différées, conséquences que le sujet aura pu observer chez son modèle. Le caractère différé des conséquences attendues explique que le comportement se répète, alors même que les conséquences immédiates sont parfois désagréables et devraient être aversives. b. Conditionnement opérant Selon ce modèle, un comportement sera appris en fonction de ses conséquences immédiates [19]. Ainsi, le sujet aura tendance à répéter un comportement pour favoriser la survenue de conséquences positives ou agréables, ou pour supprimer des conséquences négatives ou désagréables. Ces deux types de renforcement, positif et négatif, peuvent coexister chez un même individu, ou l’un s’effacer au profit de l’autre, comme nous le verrons plus bas. Ainsi, en prenant l’exemple de l’alcool, le produit sera consommé parce qu’il procurera du plaisir, de l’excitation, ou parce qu’il diminuera l’anxiété. Ce type d’apprentissage est aussi évoqué dans les addictions comportementales. Un gain significatif au jeu 14 expliquera que le sujet recommence à jouer, avec l’espoir immédiat de reproduire ce gain.
INTRODUCTION |