Approche thématique de la pensée lévinassienne

Le concept d’altérité 

Autrui selon le sens commun 

Il nous convient de préciser d’abord ce à quoi ce terme renvoie. Le mot altérité désigne le caractère de l’autre. Cet autre s’oppose à l’identité qui est le caractère de ce qui est dans l’ordre du Même. Déjà, dans la conception antique, le terme altérité avait lieu lorsque Platon a parlé de l’ « être et du non-être ». Les contraires entrent dans la composition de toute existence. Ils ne peuvent avoir d’existence l’un sans l’autre. C’est ainsi que peut avoir une Totalité, une unité. L’idée d’altérité nous intéresse. Dans le terme « autrui », il y a « autre ». Cet « autre » s’oppose communément au « moi ». Dans ce cas, Il y a moi et il y a l’autre qui n’est pas moi, étant autre que moi. Autrui veut alors dire l’autre, celui qui n’est pas moi. Dans cette acception, autrui peut être un objet. C’est un objet de source de connaissance.

Cependant, les courants de pensée de l’après-guerre ont mis en évidence une autre acception. Ces courants veulent faire savoir une nouvelle approche de l’autre. Autrui n’est plus un objet. Il est un autre sujet comme un autre moi et qui se différentie de moi. En effet, nous ne pouvons pas désigner comme autrui tout ce qui est autre que nous. Les choses qui nous entourent ne rentrent pas dans cette catégorie ni même les autres êtres vivants comme les animaux. Nous ne pouvons également désigner par ce terme que d’autres hommes, c’est-à-dire d’autres consciences, d’autres personnes, des êtres comme nous, sans être nous. Ensuite, c’est autour de ce couple unissant identité et différence que vont s’articuler toutes les questions concernant autrui.

De ce fait, autrui désigne celui qui est comme nous sans être nous. Nous avons l’impression de pouvoir le connaître parce qu’il nous ressemble. Cependant, nous sommes confrontés à l’impossibilité de pénétrer sa conscience. Il est incertain que nous puissions connaître ce qu’il pense. Ce qui se passe dans son esprit reste et restera, pour nous, un mystère. Ce qui implique que, même si autrui apparaît comme étant un autre nous-mêmes, il peut également être perçu comme étranger.

Autrui, source de signification 

Suite à ce que nous venons de voir, chez Lévinas, autrui est la source de sens. Le sens dans la perspective lévinassienne ne consiste ni à comprendre l’autre, ni à le qualifier. Il est un « être-pour-autrui ». Par l’approche et le service rendu à l’autre, le moi ne s’enferme pas dans la solitude de son existence. Le moi s’ouvre donc à l’altérité de l’autre, et se dépossède, selon l’expression « dénucléation du moi » dans Totalité et Infini. Le sens d’autrui transcende la vision du monde du moi ainsi que ses concepts.

En suivant la lecture de Totalité et Infini, la position de Lévinas nous fait comprendre que l’autre ne peut pas être englobé. Il ne peut pas être enfermé dans un système. Il échappe à l’emprise du moi, même si celui-ci a le pouvoir.

L’absolument Autre, c’est Autrui. Il ne fait pas nombre avec moi. La collectivité où je dis « tu » ou « nous » n’est pas un pluriel de « je ». Moi, toi, ce ne sont pas là individus d’un concept commun. Ni la possession, ni l’unité du nombre, ni l’unité du concept, ne me rattachent à autrui. Absence de patrie commune qui fait de l’Autre – l’Etranger; l’Etranger qui trouble le chez soi. Mais Etranger veut dire aussi le libre. Sur lui je ne peux pouvoir. Il échappe à ma prise par un côté essentiel, même si je dispose de lui. Il n’est pas tout entier dans mon lieu. Mais moi qui n’ai pas avec l’Etranger de concept commun, je suis, comme lui, sans genre. Nous sommes le Même et l’Autre.

C’est pourquoi, Rodolphe Calin et François-David Sebbah tentent de nous faire savoir le sens du terme « Autrui ». Ils suggèrent trois sens à savoir :

Autrui est ‘‘ celui à qui l’on parle’’, pour autant que la signification dans le langage trouvera sa source dans l’appel de l’autre. Autrui en tant qu’autrui s’expose dans le dénuement du pauvre et de l’étranger, dans une nudité qui dès lors, est droiture et sincérité : expression. Autrui est le ‘‘prochain’’ pour autant que le terme prochain prend un sens précis à partir de la description de la ‘‘proximité’’.

Autrui, comme mon prochain 

En suivant l’explication de Lévinas, nous découvrons le sens qu’il veut nous faire connaître au sujet de l’idée d’autrui. Sans nous enfermer dans une signification pessimiste de l’autre comme nous le trouvons chez Jean Paul Sartre pour qui « l’enfer, c’est les autres » , nous nous référons à ce qu’affirme Lévinas. Tout ce qui concerne autrui me concerne. Autrui n’est pas situé dans une sphère où règne le conflit. Par la phrase que nous allons citer, Lévinas qualifie cet autre comme mon « prochain ».

Ce n’est pas que le prochain sera reconnu comme appartenant au même genre que moi, qu’il me concerne. Il est précisément autre. 

A partir de cette affirmation, la pensée d’autrui comme prochain consiste à faire savoir qu’autrui n’est pas identique au moi. Nous ne pouvons pas entendre dans cette idée de prochain l’idée d’une appartenance à une entité. Vis-à-vis de l’autre, l’identité du moi est mise en question. Cette mise en question fait que le moi est appelé à la responsabilité illimitée. Ce qui fait que autrui est prochain dans la mesure où le moi est mis en cause et qu’il doit avoir à répondre à l’appel de l’autre. De sa part, Emmanuel Lévinas souligne, dans Ethique comme philosophie première que « c’est dans cette mise en question qu’autrui est prochain » . La mise en cause du moi crée un lieu de proximité. Au passage, soulignons en quelques ligne l’idée de prochain dans la conception du christianisme. En général, l’idée de prochain du christianisme se fonde sur la pensée biblique. La version biblique de l’Ancien Testament nous rappelle la parole de la Genèse disant : « faisons l’homme à notre ressemblance ». Ce qui fait que le prochain est perçu comme image de Dieu. Par ailleurs, dans le Nouveau Testament, le Christ, par le moyen de sermons et de paraboles, fait comprendre l’idée de prochain. Au cours de l’entretien avec un pharisien qui se croit être parfait et qui demande à Jésus : « Qui est mon prochain?», Jésus raconte l’histoire d’un homme fouetté par des brigands sur le chemin de Jéricho. Les disciples de Jésus sont appelés à faire plus que les pharisiens. Un des fondements scripturaires est d’ « aimer ses ennemis ». Dans l’actualisation du message de Jésus, la conception du prochain se présente plusieurs facettes. Le prochain pourrait être les petits, les prisonniers, les ennemis, les miséreux, les sans abris, les exclus.

Approche du visage et de l’acte perceptif 

Visage, essai de définition 

Généralement, le visage renvoie le plus souvent à la sensibilité, à un visage qui me fait face ; visage d’un homme, d’une femme, d’un enfant, du pauvre et du riche. Ce sens n’est pas celui que Lévinas donne au visage. Pour Lévinas, le visage est de l’ordre de l’éthique et non de la sensibilité. Le visage comme sensibilité s’offre à l’analyse, à la description. Le visage, dans son sens éthique, est parole, synonyme des yeux qui me regardent, même quand ces yeux sont ceux d’un aveugle. La vision, qui renvoie au visage, suppose l’en dehors de l’oeil et de la chose. En abordant l’idée de visage, nous partons de la définition même que l’auteur nous fait savoir. Dans son ouvrage Totalité et Infini, il en a parlé longuement, il invite à accueillir autrui à partir de l’idée du visage. Au cours de différents entretiens, il l’a exposé avec pertinence. En ce sens, par notre analyse, nous reconnaissons que Lévinas est réticent à parler de phénoménologie du visage.

Je ne sais si l’on peut parler de ‘‘phénoménologie’’ du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. 

L’abord du visage nous conduit plus loin. C’est pourquoi, Lévinas va continuer à préciser et à nous offrir le sens de ce qu’il entend par ce terme. Le visage n’est pas une partie du corps humain, tels les muscles faciaux, capables d’être perçus, présentés et pensés :

C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominé par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. 

Table des matières

Introduction
Partie I : Approche méthodologique
1.1 Aperçu biographique
1.2 Méthodologie d’approche
Partie II : Approche thématique de la pensée lévinassienne
Chapitre I : Fondement de la pensée Lévinassienne
2.1.1 L’apport de la phénoménologie de Husserl et la pensée de Heidegger
2.1.1.1 La phénoménologie husserlienne
2.1.1.2 Le concept d’intentionnalité chez Husserl
2.1.1.3 L’apport de l’ontologie fondamentale et sa problématique heideggerienne
2.1.2 L’influence de la tradition juive
2.1.2.1 La culture hébraïque
2.1.2.2 Le Talmud
2.1.2.3 La rencontre avec le maître Chouchani
2.1.3 La guerre et le refus du génocide
2.1.3.1 L’hitlérisme et l’antisémitisme
2.1.3.2 L’expérience de la Seconde Guerre
2.1.3.3 L’éveil dû à l’accueil de la famille lévinassienne pendant la guerre
Chapitre II : L’approche de l’autre
2.2.1 Le concept d’altérité
2.2.1.1 Autrui, selon le sens commun
2.2.1.2 Autrui, source de signification
2.2.1.3 Autrui comme mon prochain
2.2.2 Approche du visage et de l’acte perceptif
2.2.2.1 Visage, essai de définition
2.2.2.2 L’impératif du visage
2.2.2.3 Le rapport du visage et de l’infini
2.2.3 Dimension transcendantale de l’autre
2.2.3.1 L’aspect transcendantal d’autrui comme figure de l ‘Infini
2.2.3.2 L’idée de Dieu dans la relation avec l’autre
2.2.3.3 La primauté de l’autre
Chapitre III : Orientation du Même vers l’Autre
2.3.1 L’identité du moi
2.3.1.1 Le moi dans la totalité
2.3.1.2 Etre pour soi
2.3.1.3 Les caractéristiques du moi
2.3.2 Le moi : sujet dans la prise en charge de l’Autre
2.3.2.1 Mise en cause de la suffisance du moi
2.3.2.2 Irruption déstabilisante de l’autre
2.3.2.3 Moi pour l’autre
2.3.3 L’autrement qu’être
2.3.3.1 Substitution et expiation
2.3.3.2 Me voici, ouverture du moi à l’autre
2.3.3.3 Moi en tant qu’élu appelé à la responsabilité
Chapitre IV : De l’abandon de soi à l’ouverture à l’autre homme
2.4.1 L’irruption de la responsabilité éthique
2.4.1.1 L’approche de la responsabilité
2.4.1.2 La responsabilité et la vulnérabilité de l’autre
2.4.1.3 De la perte d’autonomie du moi à l’accueil de l’autre
2.4.2 La responsabilité avant tout engagement
2.4.2.1 Une responsabilité avant la décision libre du moi
2.4.2.2 Le moi, responsable et assujetti
2.4.2.3 La sacralité du côté matériel
2.4.3 L’utopie réalisable : un appel à réaliser l’impossible
2.4.3.1 L’émergence de la justice
2.4.3.2 L’intersubjectivité comme une modalité de relation
2.4.3.3 Ouverture à l’autre comme accès à la fraternité humaine
Partie III : Essai de commentaires bibliographiques
Conclusion
Bibliographie

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