Approche computationnelle du regulatory focus pour des agents interactifs
La personnalité comme objet d’étude pluridisciplinaire
L’application du concept de personnalité en informatique relève du champ de l’informatique affective, en plein essor depuis une trentaine d’années. Le terme d’informatique affective (affective computing) dans le sens où nous l’utilisons a été défini par Picard (1995) : ce champ de recherche recouvre l’étude et le développement de systèmes et de dispositifs capables de reconnaitre, d’interpréter, de traiter et de simuler les affects humains (Tao and Tan, 2005). Avoir une machine affective lors d’une interaction homme-machine présente plusieurs intérêts comme améliorer l’interaction et réduire la frustration de l’utilisateur, en facilitant la communication affective (Picard, 1999) ou répondre à des besoins émotionnels naturellement présents chez l’humain (Picard and Klein, 2002). Lorsqu’il s’agit d’interaction homme-machine, il est possible d’aborder le concept de personnalité aussi bien du côté « homme » que du côté « machine ». Dans le premier cas, il s’agit d’utiliser un modèle de la personnalité de l’utilisateur (par détection ou par utilisation d’informations pré-existantes) pour adapter le dispositif technologique avant et/ou au cours de l’interaction, afin d’optimiser le déroulement de celle-ci. Dans le deuxième cas, il s’agit de doter une entité artificielle d’une personnalité propre, qui peut d’ailleurs être dépendante (ou non) de l’utilisateur et du contexte d’interaction. C’est à ce pan de la recherche que se rattachent nos travaux. Si certains chercheurs en informatique font le choix de définir leur propre modèle de personnalité (Gmytrasiewicz and Lisetti, 2002), la grande majorité des travaux en informatique affective prennent appui sur des modèles psychologiques. C’est pourquoi il nous parait important de présenter ces modèles afin de pouvoir en discuter les intérêts et les limites dans leur application à l’informatique. La personnalité est un domaine de recherche important en psychologie et qui appelle à étudier l’être humain dans sa globalité. La personnalité peut être vue de façon générale comme un ensemble de comportements individualisés, stables et organisés (Mischel et al., 2004), ou pour aller plus loin, comme la structuration cohérente d’affects, de comportements, de cognitions et de buts à travers le temps et l’espace (Revelle and Scherer, 2009). Dans le domaine scientifique de la psychologie, nous distinguerons deux courants concernant l’approche de la personnalité et pouvant être utilisés pour expliquer et prédire des comportements humains : les approches dimensionnelles, basées sur les traits de personnalité, et les approches que nous désignerons comme socio-cognitives, intéressées par les structures et les processus de la personnalité. Les approches dimensionnelles répondent à un but de description de la personnalité : elles essayent de distinguer des facteurs décrivant des patterns de comportements, d’affects et de valeurs. Il est alors possible d’évaluer, via des outils psychométriques, le degré d’adhérence d’un individu sur chacun de ces facteurs et de situer l’individu en question au sein d’une population de référence. S’il existe différentes théories proposant des traits de personnalité, le modèle en cinq facteurs (the Five Factors Model ou FFM, également appelé modèle du Big Five) de Costa and McCrae (1992a) qui définit, comme son nom l’indique, cinq traits de personnalité, est le plus largement utilisé. Dans la littérature informatique, les modèles permettant de doter des agents ou des robots de personnalité sont majoritairement basés sur des approches dimensionnelles et plus particulièrement, sur le modèle du Big Five (Vinciarelli and Mohammadi, 2014a). Cependant, cette approche présente certaines limites. En effet, les liens fonctionnels entre un trait de personnalité et les comportements qui lui sont associés ne sont pas ou peu définis par la littérature. Il est alors du ressort de l’informaticien de créer le processus et de l’adapter en fonction du trait à exprimer. De plus, ces approches gomment les différences intra-individuelles qui pourraient pourtant être intéressantes à reproduire dans un contexte d’interaction homme-machine. C’est pourquoi nous proposerons d’orienter nos travaux par une approche socio-cognitive. Les approches socio-cognitives répondent quant à elles à un but de compréhension des structures et des mécanismes psychiques soustendant les comportements donnant lieu à des différences interindividuelles et dont la stabilité justifie l’application du terme de personnalité. Ces approches mettent également un accent particulier sur l’importance du contexte dans l’expression des comportements illustratifs de la personnalité d’un sujet (Mischel and Shoda, 1995
contexte théorique et applicatif
Articuler des modèles psychologiques et informatiques
D’un point de vue théorique, les liens entre informatique et psychologie sont multiples. Ces deux sciences s’influencent mutuellement. Concernant le lien allant de la pensée informatique vers la psychologie, nous pouvons citer le courant computationnaliste de la cognition, particulièrement développé par Fodor (1983) et sa vision modulaire de l’esprit. Le test de Turing (Turing, 1950), connu comme essayant de répondre à la question « Une machine peut-elle penser ? », peut être vu comme nous interrogeant autant, sinon plus, sur notre propre humanité (Hayes and Ford, 1995). De même, la psychologie influence la pensée informatique et l’informatique affective en est un exemple flagrant. Malgré ces liens, les deux domaines ont souvent été vus comme opposés, dans une vision dualiste, assignant l’informatique au domaine du raisonnement et la psychologie au domaine du sentiment. Depuis, l’importance de l’émotion dans les processus de décision a été mise en avant dans la psychologie humaine et l’informatique affective amène ce concept au sein du domaine informatique. Cependant, l’articulation de l’informatique et de la psychologie reste délicate à mettre en œuvre. C’est donc avec une démarche résolument pluridisciplinaire que nous essaierons de contribuer par nos travaux aussi bien à la recherche en informatique qu’à la recherche en psychologie.
Le temps des compagnons artificiels
D’un point de vue applicatif, l’étude de la personnalité artificielle et de son impact sur l’interaction homme-machine représente un enjeu particulièrement intéressant dans le domaine des compagnons artificiels. Un compagnon artificiel peut être défini comme un dispositif technologique qui fournit un service à son utilisateur sur le long-terme et qui suscite le développement d’une relation avec celuici (Benyon and Mival, 2010). Ces dernières années, plusieurs projets de recherche européens se sont d’ailleurs intéressés aux compagnons artificiels, comme les projets Companions (persistent multi-modal interfaces to the Internet ; 2006-2010), SERA (Social Engagement with Robots and Agents ; 2009-2010) et LIREC (LIving with Robots and intEractive Companions ; 2008-2012). Au niveau sociétal, la question Chapitre 1 – introduction 7 (a) Pepper dans une gare SNCF (image Ouest-France) (b) Pepper dans un supermarché (image Le Figaro) Figure 1 – Robots Pepper (SoftBank Robotics) installés en France dans des lieux ouverts au public ne semble d’ailleurs plus être de savoir si nous allons cohabiter avec des compagnons artificiels mais quand. Le succès d’une application comme Siri ou l’installation de robots Pepper dans des gares SNCF et des supermarchés (cf. Figure 1) pourraient en être les prémisses.
i introduction, contexte scientifique et problématique |