Appréhender le monde sonore objet, méthode et exploration
Son, sémiotique, et programme Mémoire : quel objet ?
Qu’est-ce que le son ?
Signalétique sonore, sémiotique sonore, expression, manifestation, morphologie sonores : « le son » fait référence à des réalités plurielles et qu’il faut à présent considérer plus en détail en vue d’expliciter et de saisir ce dont on parle, au risque d’énoncer des évidences. Avant de considérer notre objet scientifique, quelques définitions générales s’imposent. La simplicité de leurs formulations donne un bon aperçu de la complexité à définir exactement ce que l’on nomme son. Voici c’est qu’en dit le Trésor de la Langue Française : « Sensation auditive produite sur l’organe de l’ouïe par la vibration périodique ou quasipériodique d’une onde matérielle propagée dans un milieu élastique, en particulier dans l’air ; p. méton., cette onde matérielle ; ce qui frappe l’ouïe, avec un caractère plus ou moins tonal ou musical, par opposition à un bruit. »Cette première définition comprend à la fois la vibration d’un milieu (une onde), la sensation auditive, et le caractère associé au son (« plus ou moins tonal » ). Ces trois points indiquent déjà une vue aux perspectives variées : la dimension physique du son, la sensation de la vibration et une dimension perceptive qui détermine la qualité de ce qui est entendu en tant que son ou en tant que bruit459 . Jean Chatauret en propose également une définition générale, quoiqu’un peu plus précise : « Le son est une onde produite par la vibration mécanique d’un support fluide ou solide et propagée grâce à l’élasticité du milieu environnant sous forme d’ »ondes longitudinales ». Pour être perçue par l’homme, cette vibration doit avoir une fréquence comprise entre 20 et 20 000 hertz. En outre, son énergie doit se situer entre le seuil (minimum) d’audibilité et le seuil maximum, dit seuil de la douleur. Ces seuils sont variables suivant la fréquence. Le son se propage dans l’air à une vitesse d’environ 340 mètres/seconde. Mais cette vitesse varie en fonction de la pression, de la température et de l’hygrométrie de l’air. » 460 Cette définition approche deux réalités : le son « est une onde produite par la vibration mécanique d’un support fluide ou solide […] », dont notre appréhension en tant qu’êtres humains est conditionnée par la plage fréquentielle qu’il occupe. L’acoustique distingue deux aspects du son : un objectif et un subjectif : « Les fluctuations rapides (plusieurs dizaines de fois, jusqu’à des milliers par secondes) de la pression de l’air au niveau de nos oreilles engendrent une sensation auditive, et le mot SON désigne à la fois la vibration physique capable d’éveiller cette sensation et la sensation elle-même. […] Objectivement, le son est un phénomène physique d’origine mécanique, une perturbation locale de pression, de vitesse vibratoire ou de densité de fluide, qui se propage en modifiant progressivement l’état de chaque élément du milieu ébranlé, donnant ainsi naissance à une onde acoustique dont l’image classique est celle des ronds dans l’eau […]. Subjectivement, le son est une sensation traduisant la perception par le cerveau d’un événement qui véhicule une information en provenance du monde extérieur. » Manifestement la fameuse question de l’existence du son, en dehors ou à travers sa perception, persiste ; « Les philosophes et physiciens du XVIIIe siècle ont eu à ce sujet de vives discussions : « y a-t-il un son lorsque personne n’est là pour l’entendre ? » » Dans notre approche communicationnelle, nous aurions tendance à répondre par la négative. Toujours est-il que les définitions qui lui sont données exposent ce double phénomène, physique et perceptif. Une description strictement acoustique n’aurait, dans notre cas, aucun d’intérêt. Il semble plus pertinent d’aborder les corrélats acoustiques relatifs aux qualités ou aux aspects que l’on décrira du son à mesure que nous découvrirons l’objet463. La raison simple à cela est que l’acoustique n’est pas notre objet. Cela ne veut pas dire que nous excluons toute description physique du son, mais que ce que nous manipulerons en vue de l’analyse n’est pas une réalité physique. Nous n’envisageons pas le son, dans le cadre des recherches en sémiotique sonore, comme une mise en vibration de la matière, mais comme un objet de perception qui engage des processus interprétatifs et assume à cet égard une fonction langagière. Comme nous le verrons, cette fonction langagière constitue la matière analysable par la sémiotique, en vue de saisir comment le son peut transmettre des informations. Hors de la description acoustique, le son devient un « objet » complexe, puisqu’on entre dans la subjectivité : « Le son possède un aspect objectif et peut ainsi être considéré comme une cause, un objet naturel des sciences et techniques. Sous son aspect subjectif, le son est un effet étroitement dépendant du sujet qui le ressent. La difficulté mais aussi l’intérêt de cette recherche résident dans le fait que cause et effet appartiennent à des domaines différents : physique, physiologique, psychologie, sociologie et art (musique et architecture). » Le lien de causalité décrit ci-dessus semble être une caractéristique incontournable de la perception sonore, c’est d’ailleurs ce qui rend en partie difficiles les études psychoacoustiques et, de manière générale, les expériences portant sur la perception sonore : l’auditeur a tendance à décrire le son entendu en cherchant la source qui en est à l’origine. Mais cela dit peu de choses sur la perception. Qu’en est-il des effets de sens provoqués par un son ? La sonification des systèmes d’exploitation, par exemple, peut tout à fait être décrite à travers la relation indicielle qui lie une morphologie à deux notes successives et ascendantes à la détection d’un dispositif externe connecté au port USB de l’ordinateur. Mais que nous dit cette sémiose ? Nous pourrions trouver des éléments de réponse, par exemple, dans la description du processus de design sonore qui a donné naissance à ce signe. Mais on ne pourrait alors décrire la complexité du phénomène perceptif et interprétatif. On ne pourrait que qualifier une intention, donnant naissance à une pratique de sonification, qui a fini par établir une relation symbolique entre l’expression (deux notes ascendantes) et un contenu (« détection d’un appareil externe »). Gérard Chandès expose les critères d’un son dans une dimension phénoménologique : « Le son est un flux, et la réalité du son une émergence. […] Le concept d’émergence paraît d’un emploi délicat dans la mesure où il désigne une dynamique et non le produit de cette dynamique. La réalité du son en cours d’émission et de perception est d’aspect imperfectif ; un signal sonore est ce qu’il est en cours d’être, et non ce qu’il est. » 465 Nous cherchons à observer comment un discours sonore fait sens, et ce non seulement par la nature de la relation entre l’expression et le contenu. Dans cette perspective, la matière sonore doit pouvoir être « réduite » à des critères pertinents dont la variation impactera le profil sonore. Plus encore, elle doit être appréhendée en lien avec ce que nous connaissons de la perception auditive. L’interdisciplinarité caractérise la pensée des phénomènes sonores depuis les années 1960, notamment illustrée par Pierre Schaeffer avec le Traité des objets musicaux (1966 pour la première édition). Elle semble s’imposer ici dans la perspective d’un design sonore des marqueurs de site, inclus dans une appréhension globale de la communication sur la mémoire du stockage des déchets radioactifs, et qui questionne le processus sémiotique d’un bout de la chaîne à l’autre (si tant est que l’image de la chaîne, avec un début et une fin soit pertinente). Schaeffer a notamment introduit l’idée d’une approche du son détachée de la source et de sa condition physique, pour considérer le son pris pour soi. La seconde référence incontournable des écrits sur le son se trouve chez Raymond Murray Schafer, notamment dans son Paysage sonore (1977), qui emprunte d’ailleurs aux apports descriptifs de Pierre Schaeffer. Ces auteurs, cités dans une majorité de publications sur le son, sa morphologie et sa sémiotique, ont jeté les bases d’une description du son qui dépasse le propos acoustique. Nous commencerons, en ce qui concerne la description du son, par observer la pensée de Schaeffer et sa contribution à l’appréhension des morphologies sonores. Mais avant de rentrer dans la précision des descriptions morphologiques, il faut préciser un peu plus ce qui est envisagé lorsque nous parlons de « son » au service d’un marquage de site.
Son, musique, bruit : de quoi parlons-nous ?
Comme l’indique la première définition du son observée (TLFi), la notion de son introduit certains caractères : musical, tonal, ou encore bruyant. Quelle limite pouvons-nous donner au son, tel que nous pouvons le concevoir en vue de créer une signalétique de site ? Se résumet-il aux sons complexes que l’on peut entendre au quotidien, sans dimension esthétique ? Doiton réaliser un jingle avec des notes, une harmonie et un rythme précis ? Qu’est-ce qui différencie, d’ailleurs, une musique d’un son ou d’un bruit ? Nous ne pouvons répondre à cette dernière question dans l’immédiat, tout au moins nous ne pouvons décrire avec précision les limites acoustiques ou psychoacoustiques qui distinguent ces différentes notions. Cette question sera traitée par l’observation de la littérature en sciences cognitives et sur la perception sonore. En revanche, il est possible d’envisager des formes générales qui entreront, ou non, dans notre champ d’explorations en vue d’une conception signalétique. En premier lieu, la notion de « bruit » semble peu pertinente pour un marquage de site, ne serait-ce que parce qu’il connote une nuisance, une présence sonore non désirée. Le CNRTL nous donne les définitions suivantes : « A.− Ensemble de sons, d’intensité variable, dépourvus d’harmonie, résultant de vibrations irrégulières. Bruit sourd ; bruit du tonnerre ; faire du bruit […] INFORM. et LING. Tout ce qui altère ou perturbe la transmission d’un message (cf. Media 1971). »La définition fournie par les sciences de l’information sort du cadre strictement sonore. Néanmoins, elle décrit une part de la sémantique associée à la notion de bruit, celle de nuisance ou de perturbation. La première définition décrit un ensemble de sons « dépourvus d’harmonie ». Si l’on s’en tient à cette définition, celle-ci présuppose un caractère harmonique de ce qui n’est pas bruit : les sons et la musique seraient ainsi harmoniques. Que l’harmonie soit le fait de la musique relève de l’évidence ; encore que cela concerne la musique occidentale – des chants Inuits peuvent être considérés, au prisme de cette définition, comme du bruit, car constitués de sons dépourvus d’harmonie –, et qui par ailleurs a vu, avec la musique concrète, l’apparition d’une musique atonale, et inharmonique. Ces deux seuls exemples nous indiquent déjà que la limite entre musique, son et bruit est toute relative. Cela nous invite à questionner plus en détail ce qui pourrait relever du bruit ou non, et si le bruit est réellement indésirable dans le cas d’une signalétique sonore. On pourrait imaginer par exemple, qu’une des composantes de la signalétique sonore (rappelons que celle-ci peut être multiple, dans les signes, les fonctions, les informations et donc les formes qui la constitue) soit fondée sur le principe de bruit, c’est à dite sur la production et l’écoute de sons non musicaux et dépourvus d’harmonie. Une composition de diverses sources sonores pourrait inviter à observer les différentes qualités du son selon la matière qui entre en vibration et l’excitateur qui provoque cette excitation. Dans ce cas, il s’agirait d’une composition à visée artistique, ou pour le moins expérimentale, en vue de créer des dispositifs innovants et insolites faisant appel à l’audition des visiteurs. Outre cet exemple, certaines qualités sonores non tonales pourraient éventuellement s’avérer intéressantes à exploiter en vue de susciter une forme de questionnement chez l’auditeur ou simplement porter une information. La consultation de la littérature devrait apporter des éléments de réponse sur ce point.
Tonalité(s) sonore(s)
Nous nous réfèrerons une fois de plus aux présentations du premier Workshop Andra/CeReS, qui fournissent de solides bases de réflexion. Les travaux du Centre de Recherches Sémiotiques de Limoges (CéRèS) ont, jusqu’à 2016, adopté la perspective de création d’une signalétique dotée de son non musicaux. Pour cause, les formes musicales et le sens qui leur est accordé sont fortement dépendants d’un cadre culturel. Or, dans l’optique première des recherches en vue d’une signalétique sonore, la projection adoptée était celle du long terme, et donc d’une communication la plus universelle et durable possible. Par ailleurs, la question du moyen de diffusion sur site peut également poser un problème, qui plus est lorsque l’exigence d’un dispositif physique autonome et pérenne applique une forte contrainte sur la morphologie sonore, ce qui réduit la possibilité de l’utilisation d’une forme musicale. En Juin 2016, Gérard Chandès expliquait qu’il ne faudrait pas passer à côté de la perspective musicale car « les effets neuronaux, les effets sociaux et culturels des sons régulés par les lois du rythme et de la modulation orientent la recherche vers la mise au point de séquences que nous qualifierons de « musicales » au sens le plus large » 467. L’avancée des recherches menait alors vers une projection plus nuancée vis-à-vis de l’échelle temporelle, et de la morphologie sonore. Gérard Chandès préconise donc là une ouverture des possibilités morphologiques, en vue de n’exclure aucune forme a priori. Qui plus est, nous voyons que (i) l’importance du rythme est soulignée, et (ii) celle de la modulation est introduite, ce qui mène à la considération de formes sonores incluant les principes d’harmonie, de hauteur, et de tonalité – la modulation consistant en un changement de tonalité dans un morceau. Approcher ces notions permet, dans un premier temps, d’éclairer ce qui constitue notre objet, eu égard à l’observation des définitions du « son » et du « bruit ». Définissons tout d’abord les notions de hauteur tonale, d’harmonie tonale et de tonalité – cette dernière étant étroitement liée à ces premières. L’harmonie présuppose la tonalité, et la tonalité présuppose la hauteur tonale. Afin de saisir ces notions, il nous faut faire un léger détour par des considérations fondamentales sur le son et son acoustique.