Apports de la psychologie de l’adolescent pour comprendre les spécificités des classes d’adolescents en tant que public de musée.
Chercher comment intéresser des adolescents à une visite de musée dans le cadre scolaire requiert de se questionner préalablement sur les spécificités de ce public. En effet, les adolescents se situent à un stade de développement particulier : ils passent de l’enfance, caractérisée par la dépendance à l’égard des adultes, à l’âge adulte, caractérisé par l’autonomie complète. Cette période de transition voit l’affirmation d’un ensemble de besoins et de comportements, parmi lesquels nous relevons comme particulièrement signifiants dans le cadre de notre recherche:
a) un besoin d’autonomie et d’indépendance croissant: « La société exige qu’entre 12 et 18 ans, l’individu passe d’un état social de dépendance enfantine à un état d’autonomie. Cette autonomie doit se conquérir : le milieu réclame des progrès mais en même temps résiste aux conquêtes des jeunes. » (Cloutier et Drapeau, 2008, p. 128). Prendre en compte cet aspect-là implique que sur le plan du style d’encadrement aussi bien dans la classe d’arts visuels que pendant une visite de musée, l’enseignant doit maintenir un cadre tout en offrant une certaine flexibilité permettant aux élèves d’exercer progressivement leur autonomie et, pendant indissociable, leur responsabilité. La psychologie définit l’autonomie de l’adolescent comme « la capacité et le pouvoir de prendre lui-même les décisions qui le concerne et d’en assumer la responsabilité » (Cloutier et Drapeau, 2008, p.137), et distingue 3 types d’autonomie :
1) l’autonomie émotionnelle (maîtrise des affects, pulsions, sentiments, frontières personnelles),
2) l’autonomie comportementale (maîtrise des actions et de leurs conséquences),
3) l’autonomie idéologique (maîtrise des valeurs et des idées) (Cloutier et Drapeau, 2008).
Or le champ artistique se prête quasi idéalement à l’exercice des trois autonomies : l’autonomie émotionnelle parce que l’art, surtout lorsqu’on se trouve confronté aux œuvres originales, suscite des émotions et des sentiments où le subjectif est roi ; l’autonomie comportementale, puisque la liberté de l’artiste est une des questions-clés de l’art ; enfin l’autonomie idéologique car il n’existe pas de vision ou de définition unique et définitive de l’art, celui-ci est multiple dans ses conceptions, ses démarches, ses messages : il est soumis à l’interprétation et à la critique, et peut faire l’objet de débats et controverses et offre ainsi un véritable espace de liberté à celui qui le regarde. A cet effet, dans le cadre de l’enseignement de l’art visuel, on peut imaginer faire travailler les élèves sur l’exploration et l’expression fine de leurs émotions à travers l’écriture individuelle, sur la construction de leurs opinions personnelles par la discussion en groupe, en évitant d’imposer une vision unilatérale des oeuvres d’art rencontrées, mais en exigeant rigueur et développement dans l’argumentation. L’autonomie comportementale peut elle aussi être exercée pendant la visite de musée aussi bien qu’en classe, en fonction du degré de maturité des élèves sur ce plan.
b) Le besoin de construction identitaire : La psychologie a établi que le processus de construction identitaire qui permet à l’individu de répondre à la question « qui suis-je ? » commence dès l’enfance et se poursuit tout au long de la vie. L’individu peut connaître des périodes de remaniements identitaires au cours de sa vie à l’occasion par exemple d’événements ou d’expériences forts. Toutefois l’adolescence est une période de construction identitaire intense puisque « l’accession à l’indépendance individuelle exige que la personne sache ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas » (Cloutier et Drapeau, 2008, p.152) : c’est – en principe – à l’adolescence que l’individu choisit ses valeurs et délaisse celles de ses parents, qu’il gère son temps en tenant compte de ses activités et non plus de celles de sa famille, qu’il bâtit son propre réseau social, qu’il commence à gagner son argent, qu’il opte pour une profession etc. C’est aussi une période où les choix que l’individu fait vont conditionner son avenir et vont donc contribuer à le définir en tant que personne. Pour Erikson, « l’adolescence est même l’occasion idéale de se définir comme personne étant donné que les engagements face à l’avenir ne sont pas encore faits » (Cloutier et Drapeau, 2008, p.153). Parmi les différentes approches théoriques de la construction identitaire présentées par Cloutier et Drapeau (2008), les éléments suivants nous paraissent particulièrement importants pour notre travail de recherche:
c) l’influence des relations avec les pairs : Au sein de la classe, des amitiés se nouent, des réseaux de relations se créent et des groupes se forment. Généralement dans ces groupes, les jeunes se rejoignent sur des affinités en terme d’âge, performances scolaires, centres d’intérêt et comportements (alcool, tabac, …). Il se peut que un ou plusieurs leaders émergent et ceux-ci ont alors une influence forte sur le groupe. Parmi les enseignants, l’idée qu’il existe une pression directe du groupe auquel l’adolescent appartient ou de ses amis pour proscrire ou prescrire certains comportements ou attitudes est largement répandue. Dès lors, les enseignants s’efforcent d’encourager les adolescents à s’affirmer vis-à-vis de leurs pairs, bref à résister à cette pression négative qui s’exercerait sur eux. Les études montrent que l’influence directe des pairs n’est pas la forme la plus importante d’influence (Brown, 2004) et que 3 autres modes d’influence plus indirects sont plus fréquents. Il y a d’abord un phénomène de modélisation des comportements : l’observation de ses amis et des membres de son groupe peut donner à l’adolescent des indications claires sur la façon de s’habiller, de se comporter, parler.
Il y a ensuite une forme de régulation normative qui s’exerce par le biais des interactions: les adolescents potinent, se taquinent entre eux, commentent les comportements et attitudes des autres membres du groupe, ce qui a pour effet de les réguler en déterminant de ce qui est acceptable et souhaitable ou non au sein du groupe. Enfin, la troisième forme d’influence passe par la structuration des occasions : le fait de se retrouver en groupe procure à l’adolescent des occasions qui ne se présenteraient pas nécessairement à lui s’il était seul, comme par exemple fumer ou boire de l’alcool. Lors d’une visite au musée, en tant qu’enseignant, on peut craindre que ces différentes formes d’influence appauvrissent l’expression des ressentis singuliers, des opinions personnelles des élèves ou freinent les élèves dans les questions qu’ils pourraient poser, simplement parce que le désir d’appartenance au groupe les poussent au conformisme aux normes du groupe.
Apports des études muséales sur la présence des adolescents dans les musées suisses. A travers la littérature scientifique sur les adolescents et les musées, l’idée selon laquelle les adolescents constituent une catégorie de visiteurs peu intéressée par les musées des Beaux- Arts revient très fréquemment. Les chiffres disponibles actuellement ne permettent pas d’infirmer ou de confirmer cette idée. En effet, l’étude sur la fréquentation des musées en Suisse en 2012 de l’Association des musées suisses, à laquelle ont participé 674 des 1105 musées suisses, a recensé les entrées de musées « enfants et adolescents (moins de 16 ans) ». Celles-ci englobent donc les enfants et les adolescents, et ne fait pas de distinction entre les visites scolaires et les visites non scolaires. Les chiffres permettent de constater que les moins de 16 ans représentent 13% des visiteurs des musées des beaux-arts et d’arts appliqués, ce qui est la proportion la moins élevée de tous les musées recensés dans l’étude : les moins de 16 ans constituent en effet 36% des visiteurs des musées techniques, 33% des visiteurs des musées archéologiques et des musées de sciences naturelles, 22% des visiteurs des musées thématiques, 20% des visiteurs des musées d’ethnographie, 19% les musées régionaux et locaux et 18% les musées historiques. On ne peut pas conclure de cette statistique que les musées des beaux-arts attirent moins les adolescents que les autres catégories de musées car ce pourcentage plus faible de leur présence dans les musées d’art pourrait s’expliquer par le fait que les adultes vont davantage visiter les musées des beaux-arts et d’art appliqués que les autres. Il faudrait donc disposer des chiffres bruts et non des pourcentages. Des statistiques plus détaillées, distinguant musées des Beaux-Arts et musées d’art appliqués, enfants et adolescents, visites scolaires et visites réalisées hors cadre scolaire, et pour les visites scolaires, visites guidées et visites autonomes, seraient également très utiles.
Apports de la recherche en sciences sociales sur les pratiques de fréquentation des musées en milieu scolaire. Dans une étude réalisée en 2006 sur les effets de la médiation culturelle sur la formation du goût des adolescents pour l’art moderne et contemporain, Eidelman, Dessajan, Cordier et Peyrin ont analysé les visites réalisées au Centre George Pompidou par vingt classes de collège et de lycée. Eidelman et al. (2006) abordent la visite du musée en 3 temps. Leur étude de ces 3 temps permet de dégager des éléments qui peuvent être très utiles pour les enseignants pour toute visite de musée avec une classe d’adolescents. Le premier temps est la période qui précède la visite : chaque élève est dans l’anticipation de la visite, et ainsi que les auteurs de l’étude le spécifient, « son horizon d’attente » est fortement influencé par ses expériences antérieures de visites qui « façonnent son système de référence et ses catégories de jugement ». Eidelman et al. (2006) relèvent que d’une manière générale, dans cette période d’anticipation, l’élève « craint l’ennui et la fatigue, mais espère trouver quelque intérêt à la visite et ne pas être cantonné dans un rôle passif ». Les auteurs constatent aussi la présence de « connaissances culturelles et artistiques diffuses dans tous les milieux sociaux, ainsi que cette tension propre au temps de l’adolescence entre désirs d’affiliation et de désaffiliation », ce qui rejoint ce que nous évoquions plus haut au sujet de la construction identitaire de l’adolescent. Le deuxième temps est le temps de la visite. L’observation des attitudes et des comportements des élèves a permis aux auteurs de l’étude d’identifier 3 postures principales : une posture conforme aux exigences scolaires et à la didactique muséale : que ce soit sur le mode studieux ou participatif; une posture ostensiblement flegmatique voire apathique : on suit mais on ne montre surtout pas son intérêt, on est attentif mais on oppose un mur de silence aux sollicitations appuyées du conférencier ou on y répond à voix basse ou en s’exprimant de manière laconique ; une posture anomique qui se manifeste par l’inattention, la désinvolture, voire l’impertinence. A ce sujet, il est intéressant de noter, comme Eidelman et al. (2006) l’ont constaté en comparant l’attitude des élèves pendant la visite et ce que ces mêmes élèves en disaient après la visite, que la posture adoptée par les élèves peut être un leurre c’est-à-dire qu’elle ne reflète pas nécessairement leur degré d’intérêt réel pour la visite.
I. Introduction |