APPORT DES RADIOISOTOPES INFORMATIONS
GEOCHIMIQUES ET TEMPORELLES
Les différents traceurs naturels précédemment utilisés ont mis en évidence l’origine marine de la salinité et souligné l’importance des interactions de l’eau de l’aquifère avec la matrice. La question de la vitesse de progression de l’intrusion marine est un point important à prendre en considération pour estimer une possible aggravation de la situation. En effet, la vitesse de l’intrusion d’eau de mer joue un rôle important dans l’évaluation des conséquences d’une montée du niveau marin due aux changements climatiques globaux (Yechieli et al., 2001). Il est donc important de bien distinguer une intrusion d’eau de mer active/actuelle d’une salinité marine ancienne correspondant à de l’eau de mer fossile piégée dans des parties non lessivées de l’aquifère. Deux types d’approches sont principalement utilisés pour la datation des aquifères. Une évaluation indirecte du temps de séjour moyen de l’eau souterraine salée peut être réalisée par l’analyse hydrochimique (Edmunds et Smedley, 2000), l’utilisation de certains isotopes stables tel que l’18O et le 2H (Siegel et Mandle, 1984; Jones et al., 1999; Edmunds et Milne, 2001) ou le 34S (e.g. Yamanaka et Kumagai, 2006) mais le plus souvent une datation directe est réalisée grâce à l’utilisation de la décroissance des radio-isotopes tel que le 14C ou le 3H (e.g. Le Gal La Salle et al., 1996; Barbecot, 1999; Barbecot et al., 2000; Yechieli et al., 2001; Sivan et al., 2005). Enfin, l’utilisation conjointe des isotopes stables de l’eau (δ 18O, δ 2H) et de la datation par le 14C permet une bonne détermination des eaux infiltrées depuis le Pléistocène, avec des températures de recharge plus froides, jusqu’au début de l’Holocène ou « palaeowaters » (Darling et al., 1997; Loosli et al., 2001). Dans le cas de l’aquifère profond de Camargue, une datation directe de l’eau a été envisagée pour compléter les informations apportées par l’hydrochimie et les isotopes stables.
La datation relative par le tritium
Principe
Le tritium (3H) est un isotope radioactif naturel de l’hydrogène. C’est un traceur intrinsèque de la molécule d’eau qui ne subit pas d’interaction avec la matrice. En raison de son faible temps de demivie de T=12,32 ± 0,02 ans (Lucas et Unterweger, 2000), le tritium est couramment utilisé pour identifier une recharge moderne des eaux souterraines. Les concentrations en 3H sont exprimées en Unité Tritium (UT)3 . Le tritium est naturellement produit en faible quantité dans l’atmosphère -la teneur dans les précipitations avant 1951 était estimée à 3 UT pour la vallée du Rhône (Clark et Fritz, 1997)- mais la production la plus importante provient des activités nucléaires : – de 1951 à 1963, les essais thermonucléaires aériens ont généré une importante quantité de tritium atmosphérique provoquant en 1963 un pic près de 1000 fois supérieur aux concentrations naturelles dans les précipitations de l’hémisphère nord (pic de 1963 ; Fig. 78) (Mook et Vries, 2000). Pour la vallée du Rhône, Griolet (1976) indique des teneurs moyennes en tritium dans les précipitations à Pierrelatte (100 km au Nord d’Arles) de l’ordre de 1450 UT en 1964 et 450 UT en 1970 (Fig. 78).Pour le Rhône, les teneurs en tritium mesurées dans les années 1970 étaient encore comprises entre 200 et 300 UT suivant les auteurs (Marinos, 1969; Griolet, 1976). Depuis les années 90, la majeure partie du tritium injecté artificiellement par les essais thermonucléaires a disparu de l’atmosphère et les teneurs en tritium dans les précipitations sont revenues à des valeurs proches des teneurs naturelles. – de nos jours, des quantités moins importantes mais non négligeables de tritium sont rejetées par les centrales nucléaires4 et dans une moindre mesure par les usines utilisant des agents de scintillation (horlogerie par exemple). A la différence du tritium atmosphérique qui correspond à une production diffuse, le tritium issu des centrales nucléaires constitue un apport local dans les eaux de surface -ici le Rhône-, utilisable comme traceur pour la recharge des eaux souterraines. Sachant que 4 centrales nucléaires, équivalentes à 16 réacteurs, sont implantées le long de la vallée du Rhône en amont de la Camargue, une origine anthropique du tritium des eaux du Rhône doit être envisagée. Il est important de mentionner ici que du fait de sa faible radioactivité, la présence de tritium dans l’eau ne constitue pas de menace radiologique pour la santé et ce même pour le pic de 1963. Une valeur seuil de 100 Bq (soit 847 UT) pour les eaux de consommation est néanmoins indiquée dans l’«Arrêté du 11 janvier 2007 relatif aux limites et références de qualité des eaux brutes et des eaux destinées à la consommation humaine » en tant qu’indice de la présence éventuelle dans l’eau d’autres radionucléides artificiels plus dangereux. Dans la mesure où la teneur en 3H des précipitations est presque revenue à son niveau naturel, son application en tant que traceur de l’infiltration directe n’est utilisée que dans une approche qualitative. Le tritium reste cependant un traceur adapté pour caractériser les infiltrations rapides d’eau dans les aquifères.
Le tritium en Camargue
Résultats des analyses tritium dans les différents réservoirs pouvant influencer l’aquifère captif des cailloutis Du tritium a été détecté dans tous les échantillons prélevés dans les eaux de surface et des aquifères libres (aquifère de Crau, aquifère surperficiel de Camargue). – Les eaux de surface : Les eaux du Rhône ont une teneur importante en tritium (43 UT) témoignant de l’influence des centrales nucléaires situées le long du fleuve en amont hydraulique. La mer présente une teneur en tritium faible (1.5 UT). Cette valeur, bien que légèrement inférieure, est du même ordre de grandeur que les valeurs mentionnées dans la littérature pour d’autre partie de la Méditerranée (~2.3 UT en Espagne (Araguas Araguas, 2003) ; 2.2 UT pour les côtes Israéliennes en 2000 (Sivan et al., 2005)). La pluie n’étant pas un signal d’entrée directe pour la nappe des cailloutis, aucune mesure n’a été faite sur cette dernière en Camargue. Par contre les mesures réalisées sur la pluie à Avignon montrent que ces teneurs sont très variables en fonction de l’origine des pluies, de 6 UT à plus de 20 UT, et traduisent une influence non négligeable des centrales nucléaires situées dans la vallée du Rhône. – Les aquifères libres de Camargue et de Crau : Les trois points échantillonnés dans l’aquifère de la Crau ont des teneurs en tritium homogènes, de l’ordre de 6 UT. Ces valeurs témoignent d’une eau actuelle en relation avec l’atmosphère. Ces résultats sont donc en accord avec le type d’alimentation de la Crau (1/3 par les précipitations et 2/3 par la Durance via l’irrigation ; cf. p 54). Pour la nappe superficielle de Camargue, les teneurs en tritium se répartissent en 2 catégories. Les piézomètres PZ 3, 29 et 58b présentent des teneurs en tritium supérieures à 35 UT, indiquant une forte influence du Rhône, alors que les piézomètres TV100c et TV101 ont des teneurs en tritium inférieures ou égales à 7 UT. Ces faibles valeurs, comparées à celles précédemment décrites, révèlent une recharge par les précipitations et non par le Rhône. Cette différence s’explique par l’environnement dans lequel sont implantés les piézomètres. Les faibles teneurs en tritium sont obtenues pour les deux points situés dans des zones de sansouïres, à une distance importante de tout canal, où la pluie est la seule recharge possible. A l’opposé, les points riches en tritium sont tous situés à proximité de canaux alimentés en eau par des pompages dans le Rhône. Ainsi, les teneurs en tritium sont un bon indicateur du type de recharge de la nappe superficielle de Camargue. Pour les points situés à proximité d’un canal, la recharge préférentielle par les eaux du Rhône via les canaux d’irrigation est confirmée. Pour les autres points, la recharge est assurée par les précipitations. Les points TV100c et TV101 présentent cependant une légère différence de teneurs en tritium (3.5 et 7 UT respectivement) alors qu’ils sont situés dans des environnements comparables. La profondeur de la crépine semble ici expliquer la différence observée. Le piézomètre TV101 est un piézomètre peu profond (1m) situé dans une petite dépression ou se forme régulièrement une mare temporaire d’eau douce. La faible profondeur de la crépine ainsi que la surcharge créée occasionnellement par la mare peuvent expliquer une infiltration « rapide » (<1 demi-vie tritium) des eaux de surface vers la crépine du piézomètre, et ce, malgré la faible perméabilité du terrain. La crépine du piézomètre TV100c est, elle, positionnée à une profondeur légèrement supérieure (3m) à celle du piézomètre TV101. Or la teneur en tritium de ce point semble correspondre à la teneur au point TV101 atténuée d’une demi-vie (7÷2=3.5). La valeur plus faible du point TV100c pourrait donc s’expliquer par une faible vitesse d’infiltration au travers des terrains peu perméables des zones de marais. Ainsi, il faudrait plus de 12 ans aux précipitations pour traverser 3 m de terrain et atteindre la crépine du piézomètre TV100c. De ce résultat, on peut estimer une vitesse d’infiltration de 0.25 m par an soit 7.6.10-9 m.s-1. Cette valeur confirme la très faible perméabilité de ces terrains décrite dans la première partie (2.3.2 p 49).