ANTHROPOLOGIE ET POÉTIQUE DU PERSONNAGE DANS ADRIENNE MESURAT DE JULIEN GREEN
Les critères essentiels
Les personnages des romanciers de l’inquiétude spirituelle sont des êtres qui vivent des rapports conflictuels souvent très difficiles avec eux-mêmes, mais aussi avec les autres. Ils sont habités, le plus souvent, par des jugements négatifs et des attitudes bizarres. C’est à juste titre que Chardin parle, dans ce sens, de conscience malheureuse138, en considérant la production romanesque allant des années vingt aux années quarante. La plupart des personnages de cette époque sont comme indifférents à leurs autres frères. De plus, le mal a une emprise réelle dans la vie de ces personnages et, particulièrement, ceux de Bernanos, Green et Mauriac. Il est leur véritable compagnon, les poussant à se lancer dans des voies de perdition et de mort. Ainsi, l’analyse des sous-points intitulés « des personnages étranges et étrangers », dans un premier temps, et « des personnages du mal », dans un second, nous permettra de mieux saisir ces hypothèses avancées.
Des personnages étranges et étrangers
Chaque littérature reste tributaire des réalités de son époque. Le romancier se positionne comme un chroniqueur, un historien de son temps et de son environnement. C’est pourquoi, il ne cesse de relater, avec tact et minutie, les mutations sociales dont il est le fidèle témoin. Pour Boris Soutchkov, le romancier « ne fait que combiner et recréer en dernière analyse les parties d’un tout que l’on nomme réel » 139. Birahim Thioune semble être dans la même logique que le critique russe lorsqu’il affirme de son côté : « le mérite des romanciers se trouve dans les processus de restitution de la conscience collective et des schémas culturels » 140 . La notion de réalisme, même si elle est revendiquée par une frange particulière d’écrivains, en l’occurrence les réalistes du XIXe siècle, est une donnée littéraire fondamentale. En effet, l’artiste, en général, et le romancier, en particulier, sont des créateurs condamnés à s’inspirer de la réalité. Ils ont pour matière, et le réel et l’imaginaire. Les écrivains du XXe siècle et ceux étiquetés romanciers chrétiens ou romanciers de l’inquiétude spirituelle n’échappent pas à cette règle. Témoins d’un siècle marqué par la déchéance et la désespérance de l’homme conséquentes aux affres de la grande conflagration mondiale, ils le peignent dans toute sa dimension humaine. Ils s’intéressent à ses passions, à son tiraillement intérieur et aux différentes conséquences qui en découlent. Green, Mauriac et Bernanos mettent surtout en relief « des personnages étranges et étrangers ». Ces aspects de leur personnalité apparaissent à travers leur immense solitude, la communication quasi impossible entre eux et leur entourage et le silence qu’ils adoptent en fin de compte. 3.1.1 La solitude des personnages La solitude est un thème omniprésent dans le roman français du XXe siècle et, plus particulièrement, dans le roman chrétien. À cet effet, Ibra Diène remarque que « ce trait revient dans les portraits de personnages centraux des romans de l’entre-deux-guerres »141 . Et, caractérisant la solitude, il constate qu’elle « est aussi bien physique que psychologique » 142. Avec Diène, nous notons que l’omniprésence de même que la particularité de la solitude restent évidentes dans le roman français des années vingt. Ces aspects sont encore plus frappants dans la trame romanesque de Green, Mauriac et Bernanos. Ces romanciers, qui s’intéressent aux questions de vie de leurs contemporains, mettent l’accent sur le fait que l’homme est, fondamentalement, individuel. Ainsi, dans Adrienne Mesurat, l’impression de solitude est immense. Tout au long du roman sont présentés des personnages sans conjoints. Aucun des protagonistes n’est lié à un autre par une affection partagée : « même la simple camaraderie est inexistente » 143. Cette remarque d’Ibra Diène, à propos des personnages de l’entre-deux-guerres, peut être appliquée aux protagonistes des romanciers chrétiens et à ceux de Green, particulièrement. Antoine Mesurat, le père de la famille Mesurat, est un veuf. Il vit avec ses deux filles que sont Germaine et Adrienne. La première est une vieille fille malade etla seconde est une demoiselle de dix huit ans, amoureuse certes, mais sans réciprocité. À côté de ces membres de la famille Mesurat, autour desquels est bâtie l’histoire centrale du roman, existent d’autres personnages dont le sort n’est pas plus enviable. Mme Legras n’est autre qu’une prostituée aux tendances homosexuelles, le docteur Maurecourt est un veuf ; sa sœur, Marie, est une vieille fille, et la mercière, en l’occurrence Mlle Grand, est une demoiselle. Seule Désirée, la cuisinière de la « villa des Charmes », est mariée. Cependant, l’auteur la présente toujours dans son individualisme ; ni sa vie de famille, ni les membres de sa famille non plus, ne sont évoqués dans le texte. 141 Ibra Diène, « Idéologies et discours subversifs dans le roman français de 1930 à 1945 : les exemples de Drieu La Rochelle et de Louis Aragon », thèse pour le doctorat ès Lettre, Nouveau régime, Université de Paris XIIVal-de-Marne, Centre d’Études et de Recherches sur les Civilisations, Langues et Littératures d’Expression Française, 1987, p. 22. 142 Ibid. 143 Ibid. 85 Veufs, vieilles filles, demoiselles, prostituées peuplent principalement l’univers de Green. Le romancier montre par là, l’incapacité de ses personnages à s’ouvrir à l’autre et à nouer avec lui une liaison, une relation. Ce sont des égoïstes qui se referment sur eux-mêmes. Ils construisent des murs infranchissables, et l’autre devient pour eux une énigme inaccessible. C’est pourquoi, la relation la plus élémentaire, qui consiste à avoir un partenaire social ou de vie, leur manque. Le constat de Michèle Raclot, à cet égard, est très pertinent : « Pour le héros greenien, l’Autre est, par essence fuyant, inquiétant, radicalement étranger, comme s’il n’appartenait pas au même univers » 144 . Cette attitude du personnage greenien est aux antipodes de la loi chrétienne. En effet, celle-ci considère l’Autre comme le prochain qu’il faut aimer et estimer pour pouvoir accéder à Dieu. Il existe une relation de cause à effet entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Le plus grand commandement de la loi chrétienne explicite d’ailleurs cela : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toi-même » 145. Telle est la réponse que le Christ donne au docteur de la loi qui tentait de le mettre à l’épreuve. Il apparaît, clairement, à travers cette affirmation, que le prochain, l’autre, est d’une importance capitale. Même s’il se comporte comme un ennemi, il doit être aimé, car Dieu, dans la loi chrétienne, s’identifie à lui. Green en tant que romancier chrétien montre les conséquences pouvant découler de la non observance des principes de la loi et de la foi. Ses héros se détournent de l’idéologie de l’Église et de ses principes. Ils méconnaissent l’amour et la sexualité qui constituent les signes les plus marquants de l’altruisme et de l’altérité. Mais, l’intention de Green va au-delà de ces simples considérations éthiques et religieuses. Le romancier, qui est témoin d’un monde aux rapports antagonistes et conflictuels, essaye de rééditer celui-ci. Ses personnages représentent, en quelque sorte, tous ses contemporains tiraillés par des conflits, des crises de toutes sortes, et incapables de négocier, de nouer de vrais partenariats, de vrais rapports amicaux et sociaux. Le contexte est assez éloquent : la première guerre mondiale vient de se terminer et les années folles s’ouvrent dans la douleur. Les conséquences sont énormes et terribles : pertes humaines et matérielles, chômages, cassures familiales et sociales, individualisme. Autant de remous sociaux qui affectent en même temps les consciences personnelles. L’individu est écartelé, il aspire à la grandeur et au bonheur ; mais, les réalités du temps l’assujettissent au malheur, à la chute et au désespoir : « ce qu’offre le social n’est qu’un ensemble de valeurs extraverties » 146 . Dans une telle situation, les personnes ne peuvent pas tisser de vraies valeurs humaines. C’est, en tout cas, ce que semble penser Green à travers ses personnages. En les représentant ainsi, il se fait le porte-parole de tous ces témoins d’un monde déshumanisé. Aussi, faut-il noter que la solitude que dépeint Green est sans mesure : elle est totale. Chaque fois qu’il dresse le portrait d’un de ses personnages, il touche du doigt sa singulière solitude. Par exemple, à propos de M. Mesurat, il remarque « qu’il lui venait des regrets de n’avoir pas d’amis qu’il pût inviter à entrer un instant chez lui, rien que pour leur faire apprécier les avantages de sa villa, la grandeur des pièces, la vue splendide sur le jardin de la villa Louise… » (A.M, 28). Antoine Mesurat est le reflet du héros greenien : un marginal et un incapable social. À ce titre, il est comparable à sa fille qui, au moment où elle fréquentait encore l’école, était terriblement seul : Sans amies, sans désir apparent de se lier avec personne, elle allait au cours Sainte-Cécile où l’envoyait sa sœur, répondait aux maîtresses qui l’interrogeaient sur ses leçons, et revenait chez elle pour se promener au jardin, seule, ou s’enfermer dans sa chambre. Rien n’avait de prise sur elle ; elle ne craignait rien et rien ne l’attirait (A.M, 36). Ces paroles de Green confirment le jugement d’Auroy-Mohn pour qui Adrienne « baigne dans une solitude sans crainte ni désir »147. En effet, la jeune fille donne l’impression d’une personne résignée, insensible à tout ce qui se passe autour d’elle. Ce mode de vie ataraxique, elle le tient de son clan Mesurat, autosuffisant et impassible face aux préoccupations de ses concitoyens. De par leur choix de vie, Adrienne et son père s’apparentent au docteur Maurecourt qui « ne rendait pas de visites qui ne fussent professionnelles… » (A.M, 38). Le manque d’attachement constitue la constante chez ces personnages. Leur solitude morale et sociale est perceptible à travers leur mode de vie. Ils « paraissent inaptes aux rapports sociaux les plus élémentaires »148 . Sous cet angle, ils ne sont pas très différents des personnages de Mauriac et de Bernanos. Mauriac choisit comme héros principaux Bernard et Thérèse Desqueyroux, un couple de malheur, sur lequel nous reviendrons. À côté de ce couple évoluent d’autres personnages non moins importants tels que M. Larroque, Anne de la Trave et Jean Azévédo. D’autres protagonistes sont représentés à côté de ces personnages secondaires : Hector de la Trave et sa 146 Jean Denis Nassalang, « L’effet-personnage robbe-grillétien : Les Gommes, La Jalousie et Dans le labyrinte », thèse de doctorat unique de littérature française, Dakar, Université Cheikh Anta Diop, 2011, p. 14. 147 Carole Auroy-Mohn, « Le désir métaphysique et ses jeux triangulaires dans Adrienne Mesurat », in Julien Green : littérature et spiritualité, op. cit., p. 93. 148 Antoine Fongaro, L’Existence dans les romans de Julien Green, Roma, Angelo Signorelli, 1954, p. 44. 87 femme, Mme de la Trave, le couple Balion et Balionte, des employés de la maison Desqueyroux, tante Clara, une vieille fille, Mlle Monod, la mercière, le docteur Pédémay et sa femme, Durot, l’avocat, Grand, le cocher de M. Larroque, et Marie, la fille de Thérèse. Mauriac, contrairement à Green, s’intéresse à tous les statuts matrimoniaux. Il peint à la fois des mariés, des fiancés, des veufs et des non mariés. Nonobstant, il montre que tous sont habités par la solitude. À ce sujet, essayons de cerner la vie du couple Desqueyroux pour nous en rendre compte. Bernard et Thérèse sont dans les liens du mariage. Cependant, ils vivent dans l’indifférence la plus totale. Aucune communion particulière n’existe entre eux. Se haïssant l’un l’autre, ils s’autodétruisent. Thérèse tente d’empoisonner son mari qui échappera à la mort après une cure de désintoxication. En fin de compte, c’est elle qui subit les conséquences de son acte. Son mari la réduit à une réclusion ferme dans sa chambre, avec un régime frugal. La famille s’associe à Bernard et se ligue contre elle. À partir de cet instant, une longue agonie commence pour elle : le rejet, l’abandon, la monotonie et l’angoisse l’accablent. Isolée, torturée, la solitude de Thérèse atteint une dimension chaotique : « Inutilité de ma vie – néant de ma vie – solitude sans bornes – destinée sans issue – » (T.D, 87), répète-t-elle, machinalement. À travers ce soliloque, la jeune femme dresse le bilan de sa vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue. La solitude, qui accompagne son existence humaine, dans toute sa profondeur, est à la fois morale et physique. Que ce soit dans sa famille, lors de la réclusion, ou pendant la durée de son voyage, de Nizan à Argelouse, qui piétine sur sept chapitres du roman, Thérèse, continuellement, est présentée seule dans le roman. Cela veut dire que cette femme se prive de certaines réalités fraternelles telles que l’écoute, la confidence et la communion. En somme, elle ignore royalement l’autre. Cet aspect se traduit dans le texte par ses rêves, ses songes, et par la structure du roman qui prend la forme d’un long soliloque dans sa majeure partie. Thérèse, dirait-on même, a choisi la solitude, sa solitude. Déjà, au jour des noces, elle se met à déplorer la solitude qu’elle ne connaîtra plus, une fois dans sa belle-famille : « elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule » (T.D, 33). La jeune femme aime tant l’isolement qu’elle veut le vivre toujours, partout et sans égal ; elle est « condamnée à la solitude éternelle » (T.D, 17). Cet isolement s’accompagne d’une indifférence et d’une haine de plus en plus généralisées pour tout ce qui l’environne au plan humain et au plan physique. Sa belle famille lui apparaît dans toute sa mesquinerie. La forêt landaise, qui constitue une de ses amours, ne l’attire et ne l’émeut même plus. Lorsque se déclare le grand incendie de 88 Mano, c’est la grande panique, sauf chez elle : « Tout le monde a quitté la table, – sauf elle qui ouvre des amandes fraîches, indifférente, étrangère à cette agitation, désintéressée de ce drame, comme de tout autre drame autre que le sien » (T.D, 80). Thérèse est une égoïste qui n’est concernée que par ce qui touche à sa personne. Son désintéressement ou sa haine l’emporte toujours sur ses sentiments qui, du reste, ne sont que superficiels. Son ressentiment n’est-il pas dirigé, finalement, contre l’humanité toute entière ? Elle considère : « Pourquoi les villages des Landes ne brûlent-ils jamais ? Elle trouve injuste que les flammes choisissent toujours les pins, jamais les hommes » (T.D, 80). Pour jean Arrouye, l’indifférence de Thérèse prend une double dimension : indifférence au sort des êtres et des choses qui l’environnent et en conséquence incapacité de faire la différence entre ce qui est moralement acceptable et ce qui ne l’est pas. Elle tourne à l’atonie morale149 . Cette affirmation nous autorise à considérer clairement une des raisons du divorce de Thérèse. Au début, elle avait estimé quelques qualités de Bernard : « Au vrai, il était plus fin que la plupart des garçons que j’eusse pu épouser » (T.D, 26). Ainsi, elle avait précipité leur mariage : « il aurait bien attendu, mais elle l’a voulu, elle l’a voulu, elle l’a voulu » (T.D, 30). Cependant, parce qu’elle est sans assise morale, elle ne peut s’engager dans quelque chose de constructif et de durable, à la fois. C’est pourquoi, le couple Desqueyroux connaît aussi une solitude même sur les plans affectif et sexuel. Thérèse et Bernard ne se chérissent jamais. En aucune circonstance dans le texte, ils n’ont des moments de tendresse et d’intimité. Ce vide sentimental et sexuel est frappant dans l’oeuvre romanesque de Mauriac. Quelles peuvent être les causes de cette déconfiture conjugale ? D’abord, les deux conjoints n’éprouvent pas de sentiment l’un envers l’autre. Ils se laissent influencer par leurs concitoyens qui voient en eux le couple le plus parfait d’Argelouse : « tout le pays les mariait parce que leurs propriétés semblaient faites pour se confondre » (T.D, 25-26). Ensuite, entre Thérèse et Bernard, existe véritablement le mariage de raison et d’intérêt. En vérité, « les évaluations de propriétés la passionnaient. Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite » (T.D, 31).
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