Ancrage théorique et conceptuel
L’opéra : une organisation, une institution, un dispositif à part entière
L’histoire de l’opéra montre une évolution pendulaire entre théâtre parlé (prima la parla) et théâtre musical (prima la musica), du théâtre, en fait, avec une partie musicale, ou composition musicale abstraite avec gestuelle théâtrale, dont l’exemple le plus spectaculaire reste Einstein on the Beach, de Philip Glass (Chabert 2001 : 32-33), bien connu tant des milieux du théâtre, que de ceux de la musique et de la danse. Entre les deux se trouve un océan de possibilités, qui ne concernent pas que l’écriture musicale. Bien avant la naissance du genre, le dispositif théâtral avait évolué, se déplaçant et se transformant, des ordres grecs à la semi-circularité du théâtre romain, de l’ordre médiéval, au théâtre chrétien, aux formes aristocratiques, qui jouent et créent des mondes à partir de l’existant — chœurs et parvis d’églises, cours, salles de palais, jeux de paume—, aux lieux restaurés, puis nouveaux, clos, permanents, et conçus pour le théâtre aux Opéras que nous voyons aujourd’hui dans les régions de France. Depuis le XVIe siècle, jusqu’aux nouveaux Opéras —Oslo, Dallas, Guangzhou, etc. —, la recherche du bâtiment idéal n’a en fait jamais connu de repos. Ces dispositifs conditionnent et informent le travail des musiciens, des techniciens et des chanteurs, et organise l’expérience du spectateur, selon la représentation que l’on s’en fait où la place qu’il occupe dans l’ordre social du moment. Témoin dans l’ordre grec (dont on retrouve la forme semi-circulaire dans les nouvelles salles de musique symphonique), éloigné de l’aire de jeu dans le théâtre romain (par l’agrandissement de la scène qui fait perdre au chœur sa fonction), le spectateur est disposé par le dispositif selon que le théâtre et la musique penchent ou non vers les philosophies de l’unité et de la synthèse que l’on cherche à restaurer d’autres manières. Après le XVIe siècle, avec le développement de la perspective et de la société, la salle à l’italienne se transforme et fractionne les loges, les voies Johanne, 2011, Aux pieds du grand escalier, Doctorat, Avignon, France, Université d’Avignon. Ancrage théorique et conceptuel 112 d’accès distinctes, les groupes ; et réfléchit l’aménagement par une mise en scène régie par la distinction entre autres sociale, et par un jeu sur le visible et l’invisible par voie d’emballages somptueux de ce qui se voit, et d’abandon à l’inconfort de ce qui ne se voit pas (Lamberger 2001). La vision est frontale, et le spectateur placé, à sa place, justement, que ce soit debout, sur un siège ou dans une loge ; toute la société est organisée, observée et déterminée à partir d’un point de fuite, celui du prince, d’où l’expression pour désigner cette place à partir de laquelle on établit les calculs pour la scénographie et où l’on installe les régies. L’importance de la matérialité du théâtre affecte jusqu’à la fonction des résidents que l’on nomme en pensant à un plan fixe qui n’existe pas en réalité107. La structure du bâtiment est d’importance capitale dans l’organisation même du théâtre, et bien entendu, sinon plus encore, du plateau. Qu’il s’agisse du corps de ce spectateur, de celui du musicien qui connaît ses instruments par cœur, du bout des doigts dirait-on, ou encore celui du technicien qui manipule la mécanique du spectacle, est un corps incarné, un sujet, le sujet créé par le dispositif. Il ne se résume pas à un corps politique, ou social, ni même à un corps en représentation. L’Opéra aussi est incarné, matériel, et ne se résume ni à une esthétique ni à une représentation sociale, pas plus qu’à un objet politique idéal108. L’avenir des Opéras ne s’écrit pas sans la prise en compte du poids de cet assemblage qui lui est propre. On retrouve de plus dans tout Opéra une « trinité » dans ce qu’on appelle les forces vives : orchestre, ballet, chœur. La forme ternaire, en quelque sorte, d’un opéra, comme l’est le trio « art + administration + technique » au théâtre. Notre postulat, possiblement associé à Antoine Vitez, est un construit aux résonances matérielles qui nous servira de socle pour décliner et déduire ce qui se trame en coulisse. Il veut que le théâtre, comme forme artistique, se conçoive à l’intérieur d’un trio composé d’un artiste, d’un administrateur et d’un technicien, qui sont trois postes dotés en France. Seul le plan, situé, change. L’impression de changement aurait plus à voir avec le vocabulaire qu’avec les besoins réels de l’activité. Car ces postes, une fois dotés, sont associés à des personnes, ou si l’on préfère les fonctions distribuées (quelle que soit l’appellation choisie à l’intérieur d’un théâtre singulier) selon les profils, à partir de la personnalité et des compétences du directeur (qui penche lui-même pour l’un ou l’autre, plutôt artiste ou plutôt administrateur) nommé par la tutelle du lieu. Audelà du trio du théâtre, importe également le couple directeur de l’Opéra et maire de la ville qui en a hérité. Cette configuration du plan adapté in situ par rapport au schéma est ordinaire dans le quotidien des théâtres, mais n’est à notre sens pas suffisamment mis de l’avant, dans les discours sur les Opéras, hormis chez les praticiens eux-mêmes. À cette trinité, s’ajoutent les ateliers pour former l’« outil complet » qui distingue un Opéra d’un théâtre, même à dominance lyrique. De plus, chaque aspect regroupe plusieurs fonctions et parfois plusieurs délégués. La direction générale, par exemple, contient plusieurs composantes, qui sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus spécialisées, qui couvrent la gestion financière, le développement, la programmation artistique, les communications, les jeunes, les entreprises, etc.
Outils conceptuels en action
Les termes dispositif et oikonomia: héritage et définitions
Le dispositif, tel que l’entend Michel Foucault, est un ensemble hétérogène de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de décisions réglementaires, de lois, de mesures administratives, d’énoncés scientifiques, de propositions philosophiques, morales, du dit aussi bien que du non-dit. Par sa matérialité, qui l’inscrit dans un temps et un espace précis, le dispositif détermine trois choses. D’abord, il détermine un certain rapport au monde117. Ensuite, il détermine une forme de rapport interpersonnel qui nous ramène à la notion d’arrangement, voire d’ordre social. Tout ce qui a la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions, et les discours des êtres vivants constitue un dispositif selon Foucault (Amgaben 2007 : 31), ce qui inclut, en plus des prisons et des asiles118, les écoles, les usines et les mesures juridiques, « dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente », de même que le stylo, l’écriture, les ordinateurs, les téléphones portables, pour reprendre quelques-uns des exemples donnés119, ou encore le plan comptable ou la forme des théâtres d’opéra et des outils mis à leur disposition. Le terme « dispositif » renvoie ainsi à un ensemble de pratiques et de mécanismes et trouve son origine dans ce contexte historique antérieur, tel que nous le rappelle Giorgio Amgaben (2007) qui situe le terme dans un contexte hors celui, philologique, de l’œuvre de Foucault. De l’oikonomia gouvernementale à la notion foucaldienne de dispositif, il existe en effet une longue chaîne philosophique qui contient la positivité de Hegel, la dispositio des théologiens, et le Gestell de Heidegger, sachant que stellen (dis-position) et bestellen, soit disposer, sur le mode du commandement. Giorgio Amgaben y voit la partition des êtres en deux grands ensembles : les vivants, ou les substances, et les dispositifs à l’intérieur desquels ils sont saisis. En raisonnant à partir de la terminologie des théologiens, nous verrions d’une part l’ontologie des créatures, et de l’autre, l’oikonomia des dispositifs « qui tentent de les gouverner et de les guider vers le bien » (Amgaben 2007 : 30). Entre les deux se situent les sujets, c’est-à-dire ce qui résulte de la relation entre les vivants et les dispositifs, le dispositif étant « ce en quoi et par quoi se réalise une activité de gouvernement ». Les sujets sont ceux qui résultent de la relation entre les vivants et les dispositifs. À l’opéra, les sujets des dispositifs d’action culturelle seraient alors le public empêché, le jeune public, le médiateur, etc. Le dispositif crée le sujet, l’arrangement et le rapport et surdétermine ainsi le sens à leur donner.
Les volets technique, juridique et militaire du dispositif
Dans toutes les acceptions du mot dispositif, on retrouve un volet technique, à haut ou moindre degré, jusqu’à ce qu’il devienne, nous dit Jean-Pierre Meunier, « presque synonyme d’agencement d’éléments quelconques », et où subsiste l’idée d’appareil ou d’arrangement en fonction d’une fin, en cela qu’il « procède toujours d’une intention et vise toujours un effet » (Meunier 1999 : 83-84). C’est ce que nous avons vu précédemment. Ce volet technique serait aussi selon nous ce point d’appui technique, le point de départ, l’ancrage de cet agencement qui sera rappelé aux parties prenantes si jamais elles s’en écartaient. De ce point de vue, le dispositif « opéra national » indique la manière dont les parties de l’appareillage sont réparties, la manière d’agir d’un tel appareillage, ou la manière dont il agit sur son entourage (Raffnsøe 2008). Le volet juridique du dispositif recouvre une signification très générale qui comprend toutes les procédures juridiques ; il renvoie à une formation qui résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir (Amgaben 2007) ayant à un moment donné répondu à l’urgence dont nous parlions plus haut. Nous y retrouvons ici les dispositions inscrites à la convention, de même que tous les contrats et procédures relatives au travail de l’Inspection de la musique, qui étudie les comptes des Opéras, en amont et entre les conventions quinquennales. « Dans un contexte juridique, le mot dispositif signifie la partie finale d’un jugement qui énonce les conséquences juridiques du jugement, contrairement à la narration qui rend compte des circonstances réelles à la base du jugement. […] Le terme dispositif peut en droit aussi indiquer la partie opérationnelle finale d’un texte jurisprudentiel ou administratif qui précise la pertinence et l’effet de ce qui est décrété, à la différence du préambule qui contient l’intention et le texte législatif lui-même qui formule des règles » (Raffnsøe 2008). Il s’avère que la convention est déjà le résultat des rapports de pouvoir existants et d’enjeux autour de la visibilité, nécessaire tant à la réception et à la légitimation de ressources qu’à leur utilisation. Les procédures de contrôle, qui visent à s’assurer de l’utilisation considérée bonne de l’espace décisionnel par un encadrement (Dumoulin 2010 : 148), constituent un ensemble de dispositifs de nature hiérarchique. Par le contrat, l’État, la Région, la Ville et l’Opéra, s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, faire ou ne pas faire quelque chose (art. 110 du Code civil). La convention signée entre l’État, la Région, la Ville et l’Opéra est indissociable de la notion de contrôle : elle en organise les relations, selon le projet de gouvernance des pratiques des créatures, pour revenir à la notion d’oikonomia, que le contrat opérationnalise. Sui generis, il constitue l’outil d’orientation des comportements et de la gestion de l’ensemble concerné. Il nous semble ici que le volet juridique rejoint les volets technique et militaire plus clairement. Cette propension, il nous semble, est présente dans la signification juridique, comme dans la signification militaire, présente aussi dans le terme dispositif.