Ancrage et mutations de la presse sénégalaise dans la première moitié du XXème siècle
Des engagés méconnus : les journaux de l’Eglise
L’A.O.F, 9, 10, 18 et 25 septembre 1915. 2 Id., 10 septembre 1915, p. 1. 3 A partir du numéro du 13 mars 1916 qui l’annonce en une. 4 L’A.O.F, 17 mars 1916. 194 L’intérêt de la presse confessionnelle pour l’actualité dont se nourrit largement le discours religieux lui donne une place à part parmi les feuilles institutionnelles. Les journaux de l’Eglise apparaissent dans ces conditions comme des publications particulièrement intéressantes dont les informations sont de grande valeur et souvent précieuses. Ces journaux ne font pas qu’observer le conflit, ils sont au front comme les militaires : certains de leurs rédacteurs sont en première ligne et rendent compte de l’évolution de la guerre par leurs correspondances ; ceux qui sont restés au Sénégal sont à leurs côtés et avec leur patrie pour laquelle ils luttent avec les moyens du témoignage et de la foi, pour eux au moins aussi efficaces que les armes. Les journaux confessionnels sont donc les pionniers de la correspondance de guerre au Sénégal et méritent parfois, notamment pour cette raison, d’être en bonne place parmi nos journaux d’information même si celle-ci manque souvent de neutralité. Leur ligne éditoriale reste solidement ancrée dans la religion, mais les implications politiques de celle-ci font d’eux des journaux ouverts sur leur environnement. Cette situation les amène à prendre toujours nettement position sur les grands problèmes de société, qui l’agitent ou préoccupent les croyants. Ils sont toujours deux titres depuis 1911, L’Echo de Saint-Louis et Bulletin religieux du Vicariat apostolique de la Sénégambie, qui s’investissent au nom de la mission en ce début des hostilités, en août 1914. Le premier n’allait voir de la guerre que sa première année et quelques mois de la seconde tandis que l’autre, qui lui aussi s’efface en même temps, devait refaire surface en 1917 avant de disparaître, plus tard, en 1922. b.a- L’Echo de Saint-Louis La guerre débute par un appel aux lecteurs dont les accents n’ont cependant rien de particulièrement alarmant. En ce début d’août où le numéro de juillet vient d’être livré par l’imprimeur de la mission, le ton peut tout juste paraître hors de saison. A la première personne, l’auteur anonyme fait dire à L’Echo de Saint-Louis ce que lui-même pense de la situation de son journal qui, sans être très difficile, n’est pas des plus rassurantes : La vie est dure. Je sais, vous êtes plusieurs à me payer ma pension, dix francs par an (…). Ce fâcheux imprimeur n’est pas content (…). Mes rédacteurs, (…) ce sont des gens charmants. S’ils me font quelques fois attendre leur copie, ils ne se font jamais payer. J’aime rendre le même témoignage aux aimables demoiselles qui me mettent sous bande et n’expédient par la poste. La poste elle-même est une bonne personne : pour deux centimes, elle me porterait au bout du 195 monde. Mais l’imprimeur avec sa presse Marinoni (sic) et tout le tremblement, c’est un être (…) qui ne marche pas sans argent. Il reconnaît d’ailleurs que votre petite pension de 10 francs est très suffisante, même un peu forte : seulement il trouve que vous êtes un peu trop peu à la lui payer fidèlement… 1 De l’humour, le journal en a visiblement besoin pour augmenter sa centaine de fidèles abonnés, amener d’autres dont le nombre apparemment n’est pas négligeable, à le devenir et même, au-delà, la masse des chrétiens à s’intéresser davantage à son sort. Mais le temps est à la guerre et dès les éditions suivantes, le ton change radicalement. Les premières semaines du conflit sont une terrible épreuve pour la mission : aux hostilités qui mobilisent ses missionnaires loin de leurs œuvres, s’ajoute le décès du pape Pie X. Ces évènements accaparent l’édition de septembre qui montre que les marabouts n’ont pas le monopole de la prière pour la victoire française puisque Mgr Jalabert dans une lettre circulaire « demande des prières pour le triomphe des armées françaises » 2 en même temps que s’organise un service funèbre pour le pape défunt3. L’Echo de Saint-Louis donne ensuite une analyse de la situation où s’affiche nettement cet engagement noté aux côtés de la France qui n’occulte pas cependant son autre engagement, pour la religion. Sous le titre : « La guerre est impie », il livre un texte où très largement domine ce double engagement : N’ayant pas lu les journaux depuis un mois, je ne sais pas pourquoi fut assassiné cet utopiste, l’autre jour, dans un café de Paris4 . Je le traite d’utopiste parce qu’il fallait bien qu’il le fut un peu pour affirmer qu’il répondait de tous les prolétaires de l’Europe, qu’il les ferait tous mettre en grève simultanément et que, par conséquent, la guerre deviendrait impossible (…). Non, la guerre n’était pas impossible ; elle était, au contraire, inévitable5 . Après ce rappel de la position du journal par rapport au socialisme de son époque, et au meurtre de Jaurès, l’homme qui sans doute l’incarne alors le mieux, L’Echo de Saint-Louis poursuit, à travers des propos où se bousculent morale et histoire : « Et cependant je l’appelle impie (sic) à cause des malheurs qu’elle entraîne. Il y a, dans toute guerre, de grands criminels ; ce sont ceux qui, la sachant injuste, en prennent l’effroyable responsabilité. Tels furent, en 1870, Bismarck et Moltke. Ils voulurent la guerre au point de fabriquer un faux, pour la provoquer. » Le journal veut ici parler de Jaurès. 5 L’Echo de Saint-Louis, septembre 1914, p. 1. 196 De l’engagement au patriotisme, il n’y a qu’un pas que L’Echo de Saint-Louis franchit sans hésitation, rassurant au passage ceux qui attendaient toujours une position de l’Eglise contre l’Allemagne, bien que celle pour la France, est, encore une fois, un problème évacué dés le départ : Les (…) coupables (…) on dit que ce n’est ni l’empereur d’Allemagne, ni l’empereur d’Autriche. En tout cas ce sont bien l’Autriche et l’Allemagne qui ont allumé cet incendie et notre guerre à nous, Français, n’est pas une guerre impie mais une guerre sacrée : c’est la défense de la Patrie. Verser son sang pour cette cause-là est un autre martyr (sic) (…). De voir, d’imaginer seulement ce double résultat de la lutte actuelle, la libération de l’Alsace-Lorraine et l’indépendance de la Pologne, cela réconcilie avec la guerre et loin de persister à la maudire, je la déclare sainte1 . Pensant en avoir déjà beaucoup dit, le journal se demande s’il ne faudrait pas qu’il s’en arrête là. Mais il voit qu’il serait incomplet s’il n’envoyait pas à la France laïque et surtout anticléricale sa part de récriminations : Pourquoi faut-il que j’entrevoie, pour la catholique Alsace devenue française, une autre dure épreuve ; après l’oppression du sabre, l’oppression du triangle, les lois persécutrices, les écoles sans Dieu, les odieux inventaires ? Oh ! France délivre tes enfants du joug intolérable de l’étranger, c’est ton devoir sacré ; mais après cela, délivre-toi toi-même du joug si humiliant de politiciens sectaires et surtout ne laisse pas imposer ce joug a ceux que tu libères ; ne leur fais pas regretter le lourd sabre des teutons, qui du moins les laissait libres de prier comme ils voulaient ! On voit que la guerre est un espoir : espoir qu’elle saura mettre fin aux querelles franco-françaises, espoir de libération religieuse et de liberté du culte, toujours entendues, ici, dans le sens de retour au régime d’avant les lois de séparation et de laïcisation. C’est dire qu’elle est vécue par le journal comme la conséquence de la colère de Dieu contre le régime qui a si mal traité son Eglise et banni de la société tous les symboles de son règne et de sa toute puissance. « Expiation et victoire », titre de l’article de première page de l’édition d’octobre 1914, deviennent dès lors indissociables en ces moments tragiques où le souvenir des guerres de Religion n’est pas loin de refaire surface : La France est coupable devant Dieu. Cependant nous appelons de tous nos vœux sa victoire (…). Son crime le plus grand est d’avoir tenté la criminelle Chimène d’organiser définitivement un peuple en excluant Dieu de tous les services publics. L’athéisme officiel affiché par un gouvernement est un défi au ciel (…). Le triomphe de l’Allemagne, serait en Europe la victoire du protestantisme : immense péril. Et le catholicisme allemand lui-même dont nous sommes loin de nier les gloires, s’est révélé tout au cours du pontificat de Pie X, tellement peu soumis aux directives du Pape que, nous l’espérons, entre la nation mal gouvernée mais généreuse, désintéressée et dévouée qu’est la France et la nation intéressée et désobéissante qu’est l’Allemagne, le jugement de Dieu, malgré tout, incline vers nous1 . L’Echo de Saint-Louis fait souvent double emploi avec Bulletin religieux du Vicariat apostolique de la Sénégambie, avec lequel il partage bien de ses auteurs, pour l’essentiel toujours anonymes, et de ses articles. C’est la période où son contenu est plus ouvert aux problèmes non spécifiquement liés à Saint-Louis et son Eglise locale. Son organisation l’aide à tenir encore en 1915 avec même l’espoir de durer après qu’il ait eu le sentiment, en début d’année, d’avoir réponse à son appel de juillet-août 1914 : l’augmentation du nombre d’abonnés qui permet à la fois de diminuer le coût de l’abonnement et payer normalement l’imprimeur. L’Echo de Saint-Louis confirme qu’il y est arrivé et qu’il ne coûtera désormais plus que cinquante centimes, pour un abonnement annuel de 6 francs2. Mais la diminution ne semble pas avoir durablement résolu le problème : quatre mois plus tard, le journal constate qu’il a toujours « un certain nombre de lecteurs non payants » auxquels la direction n’est plus en mesure de le servir pour « raison budgétaire3 ». Cette difficulté de trouver des abonnés en nombre suffisant pour payer l’impression du journal vient en partie de la concurrence que lui fait involontairement Bulletin religieux du Vicariat apostolique de la Sénégambie, mieux pourvu en informations, avec un public potentiel beaucoup plus large. Mieux que le manque de bras pour cause de mobilisation, les difficultés financières expliquent la fin prématurée du journal qui, et cela apparaît dans ses avis aux lecteurs, n’est pas arrivé à équilibrer ses comptes. Aussi, L’Echo de Saint-Louis cesse alors de paraître après son édition de décembre 1915. b.b- Bulletin religieux du Vicariat apostolique de la Sénégambie En même temps qu’il prend ce nouveau titre, le journal introduit un changement de forme qui semble inspiré du Moniteur du Sénégal et Dépendances avec sa division en deux parties, officielle et non officielle. Celle-ci est, là aussi, de loin la plus fournie, constituant parfois l’essentiel du contenu du journal. Dès la déclaration de guerre, Bulletin religieux du Vicariat apostolique de la Sénégambie affiche une détermination sans faille à soutenir la lutte en cours en se mettant clairement et fermement du côté de la France qu’il présente comme la victime du conflit. Ce soutien et cet engagement affirmé tout au long des années de guerre viennent d’abord de la plus haute autorité de la mission, Mgr Jalabert lui-même qui, dans une lettre circulaire, indique la voie à ses missionnaires. La responsabilité de la situation, tout d’abord, lui paraît claire et il en évacue le problème avant tout pour mieux asseoir sa démarche : c’est l’Allemagne le coupable, qui a « injustement attaqué (…) la France » ; celle-ci, « oublieuse de ses querelles intestines, s’est levée comme un seul homme et tous unis dans une même pensée et un même cœur, ses fils (…) ont répondu à l’attaque par une levée en masse.» Les exigences qui découlent d’une telle situation sont donc lourdes pour chacun. D’où la résolution de l’Eglise à les assumer. D’abord au front, par ses mobilisés qui se battent, ensuite à l’arrière où ses prières et son comportement, particulièrement utiles au maintien du moral et de l’espoir des populations, sont rappelés par l’évêque comme devant être une règle de vie jusqu’à la défaite de l’ennemi1. Le journal parle, comme son confrère saint-louisien, de « guerre impie » où n’est pas ménagée la France des « laïcistes » et d’ « expiation » de ses fautes2 mais n’entend insister que sur ce qui est susceptible de faire comprendre sa position et la démarche de l’Eglise, qu’elles soient passées ou directement liées à la guerre. Il s’arrête donc particulièrement sur le principal sujet de controverse de toute la guerre, l’attitude du nouveau pape vis-à-vis de l’Allemagne. Cette attitude est fortement critiquée dans la presse, y compris au Sénégal, où Benoît XV est sévèrement mis en cause3. Sous le titre : « Le Pape et la guerre », Bulletin religieux du Vicariat apostolique de la Sénégambie tente d’expliquer comment ce jugement est injuste puisqu’il est à la fois de mauvaise foi et ignore la gravité des responsabilités du Vatican dans un conflit qui par de-là les frontières, oppose de fait des catholiques de toutes les nations : Quelques catholiques du Vicariat ont demandé à ce sujet des explications. Ils avaient lu dans certains journaux des articles (…) où l’on incriminait fort l’attitude actuelle du Pape. (…) En ces dernières semaines, protestants, libre-penseurs (sic), radicaux, ont été saisis d’un mouvement Voir par exemple un peu plus loin, les dernières pages de ce sous-chapitre. 199 de dévotion subite pour Grégoire VII1 . Mécontents de ce que Benoît XV n’était pas intervenu assez fortement contre les Austro-Allemands et pour les Alliés, ils se sont écriés avec une piété surprenante : ‟Quoi ! la Papauté est donc tombée en décadence ! Nous n’avons plus de Grégoire VII, où est le temps de Grégoire VII ?” Oui, Messieurs, nous n’avons plus de Grégoire VII en Europe, et nous ne pouvons plus actuellement en avoir un, et c’est votre faute, votre très grande faute (…). Mais direz-vous, le Pape peut tout au moins parler comme prédicateur de l’Evangile (…), comme le représentant divin du droit et de la justice. Oui, il peut le faire et il doit le faire et il vient de le redire mais il doit le faire comme un Père considérant bien si ses monitions ne feraient pas plus de mal que de biens à ses enfants et n’augmenteront encore la dissension de ses enfants2 . Reprise du quotidien métropolitain La Croix, le texte se poursuit encore longuement notamment sur les risques encourus par les catholiques de la Belgique occupée par l’Allemagne, les catholiques allemands eux-mêmes et, de façon générale, tous les catholiques du monde à la portée des Empires centraux, d’une prise de position condamnant l’agresseur allemand. Pour le journal, l’opinion du pape n’a pas cessé d’être claire bien qu’il n’a pas toujours forcément besoin de l’exprimer de façon explicite. Cette position, c’est le travail à la victoire des victimes de l’agression ayant mené à la guerre ce qui finalement est net comme engagement pour eux à défaut de l’être contre l’Allemagne. Pourtant cet engagement voulu par ceux qui ne voient que mollesse dans le comportement du pontife romain est, en réalité, pleinement assumé. Précisant la pensée du pape, l’archevêque de Paris, le cardinal Amette, qui intervient beaucoup, comme Jalabert, pour apporter aux fidèles la lecture de l’Eglise des évènements, le dit sans détour. Dans un article intitulé « La Paix désirée par Benoît XV », il parle aux lecteurs le langage qu’ils attendent, le langage d’un évêque d’un pays belligérant qui, malgré sa grande prudence, ne peut être celui du chef suprême de l’Eglise : La paix que désire le Saint Père, c’est la paix fondée sur la justice et non une paix quelconque, boiteuse (…). Dans son allocution consistoriale, qu’on n’a pas sue ou qu’on n’a pas voulu comprendre, Benoît XV a prononcé un blâme énergique contre ceux qui troublent le repos des nations, qui les provoquent sans raison et qui, par des massacres pour être plus sûrs de la victoire provoquent des complots sanglants à l’heure et au moment qui leur plaisent. Qui donc a fait cela ? Qui donc a violé la neutralité de la malheureuse, de l’héroïque Belgique ? Qui a donc attaqué la France ? (…). Les coupables se sont si bien reconnus que le lendemain de ce discours, leur ministre près le Vatican y allait porter leur réclamation et leur protestation (…). La paix
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