Anarcho-syndicalisme ou syndicalisme d’action directe
devoir entamer une étude critique des notions pondérées de « réforme » et de « révolution » à l’intérieur du syndicat genevois de la F.O.B.B. de l’entre-deux-guerres. Si ce chapitre dépasse une mise en contexte chronologique stricte, il se limite à une approche théorique de la question. Le choix sémantique et lexical de militants syndicaux ne doit jamais être occulté. L’emploi du terme d’« anarcho-syndicalisme » par les militants de la Ligue est beaucoup moins anodin qu’il n’y paraît. Terme inventé dans les années vingt145, il symbolise une tentative de renouvellement et de renaissance d’un mouvement anarchiste ouvrier qui avait auparavant échoué, le syndicalisme révolutionnaire, incarné par une éphémère F.U.O.S.R. sur le monde, mais également une façon de penser ce monde, une philosophie. L’intention particulière accordée à la propagande constitue l’une de ses constantes. Jean Grave écrivait qu’il fallait « fourrer des idées dans la tête des individus146 », alors que Pelloutier entendait donner à l’ouvrier la « science de son malheur147. » Des formules qui seront adoptées vigoureusement par la Ligue d’Action du Bâtiment, sous la prédominance éditoriale de Lucien Tronchet. Les anarchistes genevois de l’entre-deux-guerres ont été formés intellectuellement et entendaient bien insérer leur action dans une lignée historique. Nous allons tenter dans un premier temps de démêler les questions terminologiques et symboliques relatives aux notions de réforme et de révolution, avant d’établir la concordance (ou non) de la théorie avec les faits. L’anarchisme ne se pense pas sur le seul mode de la négativité, même si son éthique est dominée par la volonté de détruire les valeurs établies. L’amélioration de la vie quotidienne, les possibilités de bénéfice à court terme sont autant de compromis qui modèrent la Weltanschauung radical du militant. Si la société telle qu’elle est doit être rejetée, le militant
de la Ligue d’Action est prêt à accepter le système des contrats collectifs, le mouvement coopératif ou encore l’arbitrage de l’Etat. Les acteurs anarcho-syndicalistes sont constamment écartés entre un principe d’utopie, de révolution, et celui de réalité. Il s’agit d’une des clés de compréhension permettant de déconstruire les tensions entre le vécu et les idéaux présents au sein de la Ligue d’Action. Il serait préférable de tirer un trait sur l’emploi de la notion d’« anarcho-syndicalisme » pour qualifier la F.O.B.B. de l’entre-deux-guerres. En parler comme d’un « syndicat d’action directe » – transposant la position développée par Jacques Julliard dans sa biographie de Pelloutier148 – semble plus approprié. Car cette définition appuie sur le point central de l’apport anarchiste au combat syndical : l’action directe. Elle constitue le ciment même de cette lutte, en-dehors des querelles utopiques sur la façon avec laquelle il convient de gérer la production une fois la (lointaine) révolution faite149. Le « syndicalisme d’action directe » donne le primat à la pratique, et son objet véritable reste, non la dictature du prolétariat où la classe ouvrière est pensée comme l’agent historique de la révolution, mais le remplacement de l’Etat autoritaire par un pouvoir ouvrier, à comprendre comme la gestion de l’économie par les travailleurs et par leurs syndicats150. La tension fondatrice entre idéal et réalité se retrouve ainsi aussi bien, ceteris paribus, dans la vie de Fernand Pelloutier que dans celle de Lucien Tronchet. Ils réalisent tous deux la synthèse très pragmatique entre métiers à tradition corporatiste et transformations industrielles, entre solidarité professionnelle et conscience de classe, entre millénarisme révolutionnaire et syndicalisme contractuel151. Le concept d’action directe a permis à un mouvement à la rhétorique révolutionnaire, la Ligue d’Action, de s’inscrire dans la réalité de la démocratie bourgeoise suisse, tout en devenant une force d’opposition inévitable et percutante. Plus qu’un anarcho-syndicalisme de toute façon insaisissable, la Ligue représente la mise en place systématisée de l’action directe comme instrument para-syndical sur les chantiers genevois. Mais qu’est-ce que l’action directe, et comment est-elle comprise dans l’entre-deux- guerres ? Notion d’auto-émancipation, l’action directe est définie pour la première fois comme doctrine par Emile Pouget, l’un des dirigeants de la C.G.T. française d’avant-guerre, dans différentes brochures écrites sur le sujet, au début du XXème siècle152